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Trafic de l’ivoire : il n’y a pas que la Chine ! L’Europe est aussi responsable

24 Juillet 2017

Selon une estimation basse, 20.000 éléphants d’Afrique sont tués chaque année pour leur ivoire. Même si le marché chinois est en déclin, le commerce de « l’or blanc » demeure lucratif et passe en partie par l’Europe.
« En moyenne, 20.000 éléphants sont braconnés par année, mais nous fondons ce chiffre sur les saisies » d’ivoire, avertit d’emblée Céline Sissler-Bienvenu, la directrice du Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw) France et Afrique francophone. En fait, le nombre de pachydermes abattus est sans doute supérieur à ce chiffre, car un éléphant est compté par tranche de dix kilos d’ivoire saisi, soit le poids de deux défenses récupérées. D’après un rapport de la Commission européenne daté de 2013, la moyenne haute pourrait atteindre 30.000 bêtes tuées par an, pour une population oscillant entre 419.000 et 650.000 individus. Céline Sissler-Bienvenu connaît bien son sujet : depuis plusieurs années, l’Ifaw travaille en collaboration avec Interpol pour lutter contre le trafic des espèces en danger.
En 2016, plus de 20 tonnes d’ivoire d’éléphant ont été saisies par les forces de l’ordre à l’échelle mondiale. De plusieurs milliers de dollars au kilo, le prix de l’ivoire a aujourd’hui chuté aux alentours de 700 dollars. Une dévaluation imputable à la Chine, ancienne grande consommatrice d’ivoire qui mène désormais une politique farouche contre sa contrebande. « Le prix reste incitatif pour les trafiquants. Néanmoins, le rapport bénéfice-risque va être beaucoup moins intéressant pour eux », nuance la directrice de l’Ifaw. Cet ivoire de contrebande « est considéré en Asie comme un bien de prestige, explique l’experte. Il est essentiellement transformé pour faire des bijoux, des sceaux… En Chine, les signatures officielles se font par un sceau. Il n’y a pas d’utilisation à des fins prétendument médicinales, à la différence de la défense de rhinocéros ».
Selon Céline Sissler-Bienvenu, il existerait deux profils d’amateurs d’ivoire : « Une frange de consommateurs [asiatiques] qui n’ont pas conscience que pour obtenir de l’ivoire, l’éléphant doit être mort. Ils pensent que les défenses sont comme des dents de lait, qu’elles tombent et qu’on les ramasse par terre. » Quant à l’autre catégorie, elle serait composée de « spéculateurs », qui thésaurisent l’ivoire dans la perspective de s’enrichir : « L’éléphant étant en déclin, ils estiment que leur ivoire va prendre de plus en plus de valeur. Ils essayent d’en accumuler de plus en plus en espérant que l’espèce va disparaître et qu’eux vont constituer un trésor. »
« L’Europe reste une plateforme de transit de l’ivoire de contrebande, mais aussi un marché » 

Principale cible des braconniers, les éléphants des forêts d’Afrique centrale et ceux du Mozambique sont particulièrement frappés. Résultat de cette hécatombe, 20 % des éléphants d’Afrique ont disparu en l’espace de dix ans. Aidé des équipes d’Interpol, l’Ifaw a identifié les points de sorties de l’ivoire en Afrique australe et dans la Corne de l’Afrique. Les cargaisons d’ivoires transitent de là vers l’Asie, prioritairement vers la Chine et la Thaïlande.
Certains de ces voyages passent également par l’Europe, qui concentre un tiers des saisies réalisées dans le monde. « Cela prouve que l’Europe reste une plateforme de transit de l’ivoire de contrebande, mais aussi un marché », affirme Céline Sissler-Bienvenu. Les cargaisons les plus importantes se font essentiellement par fret maritime. Les prises des douanes sur « l’or blanc » qui transitent par les airs portent sur de plus petites quantités. Elles sont majoritairement composées d’ivoire brut, de tronçons de défense, de bijoux travaillés et de petites statuettes.

D’après un rapport publié en mars 2017 par l’ONG Save The Elephants, les frontières de la Chine resteraient « extrêmement poreuses ». « L’ivoire illégal en provenance d’Afrique entre principalement par les ports chinois, détaille-t-il, mais d’autres entrent à travers les frontières poreuses de Hong Kong, du Laos, du Myanmar, de la Thaïlande et du Vietnam. » L’éléphant d’Asie s’étant raréfié, il est devenu plus aisé pour les négociants d’obtenir des cargaisons pour le marché noir chinois en provenance d’Afrique. Selon le rapport, la marchandise « passerait facilement les frontières à l’aide de douaniers corrompus qui acceptent d’être achetés en toute impunité ».
Le 4 juillet dernier, 7,2 tonnes de défense d’ivoire ont été découvertes par les autorités hongkongaises. Cachées dans un conteneur de poissons congelés en provenance de Malaisie, c’est la plus grosse saisie d’ivoire des trente dernières années. « Cette saisie est tragique et représente la mort violente et cruelle de centaines d’éléphants. Et tout ceci pour une industrie qui devrait vivre ses derniers soubresauts dans la Région administrative spéciale hongkongaise de Chine », a déclaré Grace Ge Gabriel, la directrice Asie de l’Ifaw.
La déclaration de Grace Ge Gabriel illustre l’annonce de la Chine en décembre dernier. L’Empire du Milieu avait alors affirmé qu’il allait interdire tout commerce d’ivoire dans le pays d’ici à la fin 2017. Souvent pointée du doigt comme le plus mauvais élève et le responsable du braconnage d’ivoire, la Chine accuse aujourd’hui le marché européen comme responsable partiel du trafic. « Les rôles se sont inversés : l’Union européenne est réticente à aller de l’avant sur l’ivoire travaillé », analyse Céline Sissler-Bienvenu.
En Allemagne, « un atelier clandestin de transformation de l’ivoire » 

Bien que l’Europe des 28 travaille actuellement à réduire le marché de « l’or blanc », notamment par un plan d’action qui sera mis en mis en œuvre d’ici à 2020, certains de ses membres traînent des pieds. « Le Royaume-Uni possède un marché d’antiquité en ivoire important. La Belgique dispose d’un marché très actif, comme la France, en raison des ex-colonies : beaucoup d’expatriés sont revenus avec des ivoires. » Quant à l’Allemagne, « ses forces de l’ordre avaient découvert il y a un an un atelier clandestin de transformation de l’ivoire, qui inondait le marché clandestin », se rappelle Céline Sissler-Bienvenu.
Quand on lui demande comment acheter de l’ivoire en France, la question fait rire l’experte. « Aujourd’hui, acheter de l’ivoire est extrêmement compliqué, car les législations se sont durcies. En France, un arrêté paru le 16 août 2016 restreint considérablement le marché. On trouve encore de l’ivoire commercialisé dans les salles de vente, auprès des maisons d’enchères… Mais [ces établissements ont besoin] d’une documentation pour prouver la légalité de la détention de l’objet et de sa mise en vente. »

Pourtant, « l’or blanc » illégal continue de transiter par l’Hexagone. En 2016, les douanes françaises ont déclaré avoir intercepté 790 kg d’ivoire. Soit une hausse de 67 % par rapport en 2015, et le résultat le plus important depuis 2006. Ce chiffre ne représente pourtant qu’une partie de l’ivoire de passage en France. « Les effectifs des douanes n’ont pas augmenté dans la recherche d’espèces sauvages, explique Céline Sissler-Bienvenu. Aujourd’hui, la priorité est à la recherche des armes et des munitions dans un contexte de lutte antiterroriste. »
Face au durcissement des règles et des contrôles, les trafiquants se tournent désormais vers les tréfonds du web pour vendre l’ivoire braconné. « Sur Internet, la réglementation est absente. Tout le monde peut mettre en vente ou acheter de l’ivoire. Tous les sites et les plateformes en ligne ne surveillent pas ce qui est échangé », décrit Céline Sissler-Bienvenu. Si d’après la directrice de l’Ifaw, la plupart des sites reconnus — dont Ebay et le Bon Coin — respectent majoritairement la réglementation, un rapport publié par Interpol et l’Ifaw en juin 2017 démontre que les revendeurs d’espèces protégées utilisent aujourd’hui des forums privés ou le darknet, un espace qui échappe à de nombreux contrôles.
Interpol aurait épinglé 21 annonces de ventes illicites sur le darknet de produits issus de la faune sauvage : rhinocéros, éléphants ou tigres, en danger critique d’extinction. « On voit des offres sur le darknet, mais elles sont très peu nombreuses, dépeint la directrice de l’Ifaw. On ne peut pas établir qu’il est utilisé pour faire du trafic d’espèces sauvages de manière intensive. Peut-être sommes-nous au début d’une tendance qui va évoluer, mais pour l’instant, le darknet est plus couramment utilisé pour les armes et les drogues que pour le trafic d’espèces. »