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L’anniversaire de l’indépendance tunisienne : Souvenirs, souvenirs


Publié par Fausto Giudice, BASTAYEKFI,
20 mars 2017.
Cet
article est paru dans Baraka Hebdo (Paris) n°2 du 20 mars 1986,
sous le titre un peu idiot de « Nostalgie »
«Le 20 mars 1956. Une date facile a retenir:
le 21 était l’anniversaire de ma mère. Les Français, ceux « de
souche », les juifs, puis les naturalisés commencèrent à partir. Nous les
Italiens, on regardait au balcon.»
II y a
trente ans la Tunisie accédait à l’indépendance. L’ambiance de l’époque, les
anecdotes, et les souvenirs d’un enfant d’origine sicilienne qui a vécu cette
période…
«Taoua
Iji Bourguiba» : ce sont les premiers mots arabes que j’ai entendus. L’année 55
touchait à sa fin. Les derniers cochers maltais faisaient claquer leurs fouets,
assis sur leurs calèches, place de Londres. Entre les chevaux, les marchands de
noix de coco lavaient les tranches blanches, qui semblaient de petites barques
dans le caniveau. J’avais six ans en débarquant dans l’hiver doux de Tunis.
Tout de suite, je fus confronté à deux, trois, quatre cultures. Aux extrémités,
les deux Grandes Cultures : d’un côté «C’est la Mère Michel qui a perdu son
chat
 », le livre de lecture français, de l’autre  «babon,
bagraton, kouraton
», l’abécédaire arabe. Et au milieu, les marécages
sicilien, maltais, juif, grec, espagnol, russe blanc.

Mes
tantes descendaient le soir la «zibbola». Mot siculo-tunisien pour désigner la
poubelle (toujours renversée par les chats faméliques), dérivé de l’arabe
«zebla», déchet. Quand on faisait les fous, mes cousins et moi, on nous
traitait de «soufri». Mot tunisois signifiant «voyou», formé à partir du
français «les ouvriers»…
Dans
le garage d’un de mes oncles, à la Petite Sicile, les ouvriers levaient la tête
de sous les capots des 404 pour regarder les camions qui passaient dans un
joyeux vacarme de klaxons, de youyous, de darboukas et de battements de mains :
«Yahia El Destour, Yahia El Istiqlal». Les partisans du Combattant Suprême
montaient du bled sur la capitale. Ils agitaient un drapeau que je crus d’abord
reconnaître : il était rouge comme celui des ouvriers romains les premiers mai.
Mais celui-ci avait un croissant et une étoile.
La
Ville «européenne» avait peur, la Médina bruissait d’inquiétude et d’espoir
mêlés. Bab el-Fransa, la Porte de France, était la frontière entre les deux,
que nous transgressions seulement pour certaines emplettes. Avenue Jules-Ferry,
un soir, un défilé de jeunes gens aux cheveux très courts fit monter la
tension. Ils criaient : «Les Français par-tout !».
Des
couteaux luisaient dans l’ombre. Les pères ordonnaient aux enfants de rentrer.
Ça et là, des petites mains rouges apparaissaient sur les murs. Ce n’était pas
es mains de Fatima, c’était le signe de reconnaissance des «vrais Français», de
leur mythique organisation secrète.
Ce
défilé m’avait laissé une double trace, contradictoire. Ma sympathie était
allée naturellement à ceux qui, muets de rage, regardaient le défilé sur les
trottoirs. Mais le rythme du slogan, inquiétant et incompréhensible, s’était
gravé dans ma tête. Quelques jours plus tard, marchant rue de la Petite-Malte
avec un autre oncle, menuisier celui-là, je le sifflotais. Je venais
d’apprendre à siffler. Il blanchit – c’était le plus couard de la tribu – et me
serra la main en chuchotant : «Tais-toi, è pericoloso».

20
mars 1956 : une nation naissait, sans trop de souffrances. Elles vinrent plus
tard. Une date facile à retenir: le 21 était l’anniversaire de ma mère. Les
Français, ceux « de souche », les juifs, puis les naturalisés
commencèrent à partir. Nous les Italiens, on regardait au balcon. En face, à un
balcon du 2ème étage, une tante de Claudia Cardinale, qui était
folle, hurlait et tempêtait en chemise de nuit.
À
l’école franco-arabe de la rue Hoche, le mélange se faisait assez bien. Ce
n’était ni idyllique ni infernal. De quoi presque donner raison au monument à
Jules Ferry, montrant un enfant français, le bras  «fraternellement» passé
autour des épaules d’un enfant arabe, tous deux lisant dans le même livre.
Sortis de l’école, nous nous séparions. Juifs, Arabes et Siciliens faisaient, à
quelques rares exceptions près, bande à part. Nous les Siciliens, on tenait le
terrain vague à côté de la voie ferrée, le Terrain Rouge. Luigi? Déjà gominé à
14 ans, était notre chef. On faisait griller des sauterelles, on chassait des
lézards, dont la queue nous restait entre les doigts, on jouait aux noyaux
‘abricots, on élevait fébrilement des vers à soie. Quand on s’insultait,
c’était en arabe.
Bientôt,
l’écho de la guerre dans le pays voisin et un peu mystérieux, l’Algérie, arriva
jusqu’à nos oreilles enfantines, par la radio. Les mâles voix de  «Saout
El Arab», du Caire, provoquaient l’enthousiasme des jeunes Arabes, l’inquiétude
des familles juives et…ma curiosité.
Dans
ce monde colonial qui s’effilochait, le développement séparé des communautés
–une apartheid bon enfant mais bien réelle – interdisait les amitiés, les
amours, les fusions inter-ghettos. Cette fusion-là, rêve confus de nos
enfances, combien sommes-nous, ici, à encore et toujours la rechercher ?