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Pourquoi « le pauvre » est devenu l’ennemi désigné

6 Novembre 2016

Baisse des subventions aux associations de solidarité, structures punissant le pauvre pour sa condition sociale, comportements et discours violents vis à vis des plus démunis ; les signes de rejet de la pauvreté se multiplient, alors même que la précarité augmente. Ce phénomène de stigmatisation aurait-il pour origine une vision polaire de la société, accentuée par des débats politiques qui divisent la population au lieu de s’attaquer à l’origine du problème ?


De plus en plus, la pauvreté et « la différence » dans le statut social font l’objet de peurs, de préjugés et de rejets. En France, pourtant, une personne sur dix vie avec moins de 900 euros par mois, sous le seuil de pauvreté. Alors que ce chiffre dramatique augmente, on observe en parallèle une hostilité croissante à l’encontre des plus démunis, comme si ces derniers étaient responsables de quelque manière que ce soit de la crise politique, économique et sociale que nous traversons. Cette aversion pour le pauvre, qui n’est autre qu’une part importante du peuple, s’exprime dans les débats politiques et aboutit à des mesures qui excluent.

Ainsi, ces dernières années, plusieurs polémiques ont éclaté, notamment à la suite d’installations de mobiliers urbains anti-SDF : pour détourner de l’incapacité politique à améliorer les conditions de vie de l’ensemble des citoyens, le choix est fait de cacher et marginaliser ceux qu’on ne veut pas voir dans le champ de vision du bon consommateur. Dernièrement, plusieurs villes ont tenté d’instaurer des arrêtés « anti-mendicité », comme à Hénin-Beaumont ou à Roubaix, des décisions cependant suspendues par les Tribunaux administratifs compétents. On fera remarquer que les villes qui prennent ces décisions radicales sont détenues par des partis qui n’ont cesse de s’exclamer « Et nos SDF ? » lorsqu’on évoque la question de l’accueil des réfugiés.

Ce qui a récemment été appelé  pauvrophobie par l’association ATD Quart-Monde est bien réel : cette attitude  « s’exprime plus ouvertement, et […] les opposants à ce rejet […] sont plus silencieux, protestent moins souvent. Il y a un affaiblissement du tissu social composé des associations et des syndicats qui, traditionnellement, s’opposent aux coupures d’eau, d’électricité, aux expulsions » explique Isabelle Rey-Lefebvre, journaliste au Monde. Paradoxe, volontaire ou non, plus les politiques d’exclusion briment les personnes en difficulté, plus ceux-ci sont nombreux et engendrent une réaction à travers des mesures de plus en plus coercitives.

Discours politiques culpabilisants

Sur fond de crise économique, les propos tenus par les représentants politiques jouent un rôle important dans l’alimentation de cette méfiance. Nicolas Duvoux explique que « le discours politique a accrédité l’idée que les plus pauvres, au fond, ne font rien pour s’en sortir ». Depuis plusieurs années, les personnes au pouvoir montrent un certain acharnement à pointer du doigt les catégories de la population les plus faibles et les plus défavorisées, orientant contre eux les frustrations collectives. Dans les discours, certains politiciens ont volontiers recours à des termes à connotation très péjorative, culpabilisante et généralisatrice comme par exemple celui d’ »assistanat ». Cette dernière formulation leur permet de désigner ceux qui profiterait du système, aux dépends des autres, notamment en touchant des aides sociales, en éliminant du débat le caractère individuel et particulier de chaque situation. Ces critiques s’accompagnent souvent de bon nombre de clichés réducteurs telles que l’idée qu’on est souvent mieux loti en étant au chômage, sous le seuil de pauvreté, qu’en ayant un emploi. Cette sémantique permet naturellement de justifier des emplois au statut plus que jamais précaire : être soumis à une entreprise dans les pires conditions devient une chance.

Ce climat très hostile se traduit par des propositions d’une violence sociale élevée. Ainsi, Nicolas Sarkozy a pu évoquer la possibilité de supprimer les allocations familiales aux familles dont les enfants feraient preuve d’un absentéisme scolaire trop important. Bruno Lemaire, candidat à la primaire de la droite, emploie des tournures qui prêtent à confusion : « Je […] condamne [le social]. Je promeus la solidarité » n’hésite t-il pas à s’exclamer avant de proposer de mettre en place des emplois payés 5 euros par heure pour permettre aux allocataires du RSA (Revenu de Solidarité Active) de se réinsérer sur le marché du travail en échange de leur soumission à un capital privé. Le rapport antagoniste de classe est ainsi éliminé du débat pour mieux justifier l’abus d’une main d’œuvre docile et pas chère : le pauvre est doublement perdant.

Autre symptôme, très concret cette fois-ci, la suppression de la gratuité des repas scolaires dans les cantines pour les familles les plus pauvres, comme cela a été décidé à Toulouse en 2015. À nouveau, le pauvre est puni du simple fait de son niveau social, allant même jusqu’à frapper sa descendance dans le processus de marginalisation. Plus récemment, à Liège, en Belgique, le Collectif les Lucioles qui distribue régulièrement de la nourriture aux SDF sur la voie publique a été verbalisé par la police, au motif qu’il ne disposait pas d’autorisation pour intervenir sur la voix publique.


Les citoyens dos à dos et pourtant tous perdants

La caractéristique commune à ce genre de discours est fatale : diviser et dresser dos à dos les populations dans des situations sociales différentes. Bien évidemment, ce sont les minorités qui en sont les grandes perdantes. Rien n’y fait, quand il s’agit de convaincre les électeurs, surtout en temps de crise, tous les moyens sont bons pour parceller la la société. Le débat politique se déplace ainsi vers les frustrations identitaires et économiques des individus plutôt que les problèmes structurels de fond, plus complexes, moins accessibles.

Ainsi, on oppose les ruraux aux citadins, les « vrais Français » aux étrangers, les travailleurs aux chômeurs, les salariés aux fonctionnaires et les pauvres aux riches. Cette vision polaire de la société pousse les individus à voir dans le présupposé bonheur des autres leur propre malheur et provoque un replis identitaires, et donc un rejet, chez ceux qui peuvent craindre que des acquis individuels ne soient remis en cause. On assiste donc à une véritable instrumentalisation des clivages à des fins politiques.

Mais, en réalité, les citoyens  sont tous perdants d’un même système, celui d’un productivisme effréné et sa recherche éternelle de croissance. Car c’est bien ce modèle économique qui aujourd’hui provoque l’augmentation des inégalités et par corrélation la volonté de chaque acteur à préserver le peu qui lui reste, quitte à trouver chez l’autre la source de sa situation. Si l’hostilité vis à vis de la pauvreté augmente, c’est que tout un chacun est conscient de la fragilité de sa propre position dans un système économique hautement instable, et au sein duquel  la précarité de tous augmente. Et par précarité, il faut également entendre la crise écologique majeure qui frappe les populations. Le rejet croissant de la pauvreté, phénomène pour lequel les responsables politiques ont une grande part de responsabilité, ne fait donc que fracturer un peu plus la société. Cette politique accroît l’individualisme, les craintes vis à vis des voisins, et, en définitive, nous éloigne les uns des autres empêchant l’émergence d’un vrai projet commun, donc d’un renouveau démocratique.