Les Libanais veulent sauver leur mer, menacée par la privatisation
29 Noviembre 2016
En l’espace d’une trentaine d’années, les complexes balnéaires luxueux ont pullulé sur le littoral libanais, dont 60 % se retrouve désormais privatisé
RAMLET AL-BAÏDA, Liban – La lumière de fin de journée caresse le sable de ses tons orangés avant d’aller s’évanouir dans les flots bleus de la mer. Les vapeurs sucrées des chichas se mêlent aux effluves de brochettes. De partout, ça piaille et ça rit : des familles nombreuses cassent la croûte, des ados font des concours de plongeon, les amoureux se cherchent du regard et quelques pêcheurs téméraires soupirent du joyeux boucan qui effraie les poissons. Scène banale d’un coucher de soleil à Ramlet al-Baïda qu’on ne verra peut-être bientôt plus.
Ramlet al-Baïda, l’unique plage publique de Beyrouth, est depuis quelques semaines au cœur de toutes les tensions (MEE/Virginie Le Borgne)
Située au sud-ouest de Beyrouth sur une étendue d’environ trois kilomètres, l’unique plage publique de la ville – la dernière restante –, est depuis quelques semaines au cœur de toutes les tensions. En cause : un projet de complexe balnéaire de luxe de plus de 5 000 m2 sur le sud de la plage. Les travaux ont déjà commencé et, en ce dimanche après-midi, ensoleillé pour une journée de novembre, une dizaine d’ouvriers cohabite avec les plagistes.
« Bientôt, on n’y aura plus accès. Ce sera une énième conséquence de la corruption », avance Ghoufran avec une pointe d’amertume. Cette Libanaise est venue passer la journée à Ramlet al-Baïda en compagnie de ses deux sœurs et de leurs enfants.
« C’est la seule plage où nous allons. Les autres sont trop loin de chez nous et en ce qui concerne les plages privées, elles sont bien trop chères… Ici au moins, il n’y a rien à payer si ce n’est cette table en plastique et quelques chaises qui nous ont coûté presque 20 euros, explique la jeune trentenaire à Middle East Eye. On venait ici avec nos parents avant, maintenant on y emmène nos enfants, mais bientôt, qui sait… »
« La plupart des Libanais n’ont pas assez d’argent pour s’autoriser à aller sur leur propre littoral ! », confirme Habib Battah, fondateur et rédacteur en chef du site Beirut Report, qui publie des articles d’investigation notamment sur les dysfonctionnements étatiques. Ainsi, depuis la fin de la guerre, les marinas et autres resorts de luxe ont fleuri sur tout le littoral libanais.
Les travaux pour la construction du complexe balnéaire de luxe situé sur la partie sud de la plage de Ramlet al-Baïda ont déjà commencé (MEE/Virginie Le Borgne)
Ramlet Al-Baïda n’est que le dernier exemple d’une longue série. Sur les 220 km de côte que compte le Liban, « au moins 60 % est privatisée, détaille pour MEE Mohammed Ayoub, directeur de l’ONG Nahnoo qui défend les espaces publics libanais. Et plus de 1 200 immeubles ont été construits de manière illégale. Le Liban est d’ailleurs le seul pays au monde qui accepte que les sociétés investissent dans la mer et pas seulement sur la plage ».
« Même quand ils sont censés être ouverts et qu’il n’y a pas de portes comme à Zaituna Bay [espace comprenant notamment une aire piétonne et des restaurants de luxe], poursuit Habib Battah, les prix pratiqués écartent de fait bon nombre de personnes. Qui peut se permettre de payer près de 30 euros un déjeuner ? Ce n’est pas une plage qu’ils ont construite, c’est un mall ».
Et le journaliste d’investigation de dénoncer la collusion entre promoteurs et hommes politiques : « Comment se fait-il qu’au Liban, les hommes au pouvoir possèdent des terrains et sont en même temps ceux chargés d’écrire des lois concernant les régulations de ces terres ? »
Le promoteur immobilier Achour Development assure que « le projet n’empiète en rien sur la plage publique » (MEE/Virginie Le Borgne)
Zones floues
Toutes ces constructions ont été rendues possibles grâce aux ambiguïtés de la loi libanaise. Légalement, la mer, qui inclut l’espace sableux et rocheux le plus lointain atteint par les vagues en hiver, est considérée comme un domaine maritime public inaliénable selon une loi datant de 1925. Tout citoyen libanais a également le droit d’accéder au littoral de manière gratuite, si l’on se réfère à la loi promulguée en 2002.
Seulement, comme le rappelle à MEE Bruno Marot, doctorant à l’Université McGill et chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), « les lois comportent toujours des zones floues et les promoteurs n’hésitent pas à en tirer profit ».
Ainsi, Ramlet Al-Baïda se situe officiellement en zone 10 du découpage de Beyrouth, au sein de laquelle il est formellement interdit de construire. Cependant, à l’aide de décrets et d’arrangements plus ou moins informels, les promoteurs parviennent souvent à leurs fins.
« Le problème est que vous ne savez jamais qui manipule quelle loi, reconnaît pour MEE Mona Fawaz, professeure associée en Études urbaines et en Aménagement urbain à l’Université Américaine de Beyrouth. Même si techniquement – si l’on s’en tient juste à la loi – il est illégal de construire sur le sable, qu’en est-il lorsque la municipalité ferme les yeux et délivre un permis ? »
Situé sur plus de 5 000 m², le complexe d’« Eden Bay Resort » sera constitué de chalets et de jardins avec un accès à la plage (MEE/Virginie Le Borgne)
Ramlet al-Baïda, constituée d’une multitude de terrains privés qui étaient de fait à usage public, appartenait depuis les années 1990 à des sociétés immobilières elles-mêmes détenues par Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre assassiné en 2005. La majeure partie des parts a été revendue à Wissam Achour, un homme d’affaires libanais chiite. C’est lui qui est justement à l’origine du projet Eden Bay Resort sur la plage de Ramlet al-Baïda. L’entreprise promet « un sanctuaire de luxe et de raffinement », constitué de chalets et de jardins avec un accès à la plage.
Pour Achour Development, « le projet n’empiète en rien sur la plage publique, précise une déléguée de la société contactée par MEE qui a souhaité garder l’anonymat. Nous avons tous les documents légaux qui prouvent que nous sommes dans notre droit. Et nous sommes même soucieux de l’environnement puisqu’il y avait des tuyaux qui rejetaient les déchets dans la mer et que nous avons décidé de les enlever ».
Société civile
Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Plusieurs associations sont bien décidées à faire barrage à ce projet et plus globalement à combattre cette logique qui exclut de l’espace public une majorité de la population libanaise. Les mobilisations se font nombreuses et de plus en plus de Libanais se sentent concernés par la notion de bien public, comme en atteste les très bons scores réalisés par la liste issue de la société civile, Beirut Madinati (Beyrouth, ma ville), aux dernières élections municipales en mai 2016. Un de leurs principaux thèmes de campagne était justement de redonner à tous les Beyrouthins un accès gratuit à une mer non polluée.
Des opposants au projet « Eden Bay Resort » se sont réunis mi-novembre (MEE/Virginie Le Borgne)
Mi-novembre, une centaine de militants se sont réunis à Ramlet al-Baïda. Derrière des banderoles flanquées du message « Beyrouth sans littoral », aux cris de « Écoute-nous bien Achour, Ramlet al-Baïda n’est pas à vendre ! », ils se sont rendus sur les lieux du chantier et ont tenté d’en découdre avec les représentants de la compagnie immobilière.
Une nouvelle manifestation a réuni samedi des centaines de personnes à la suite d’un appel lancé par une trentaine d’associations, parmi lesquelles Beirut Madinati. Les différents organisateurs ont souhaité par-là unir les luttes et s’exprimer d’une seule voix.
Ali Darwish en était. Ce militant qui dirige l’ONG écologiste Green Line était déjà présent à la manifestation du 15 novembre. Il est depuis poursuivi en justice par Wissam Achour pour « sabotage de propriété privée ».
« Lorsque vous laissez vos tuyaux traîner sur un espace qui relève du domaine public, il ne s’agit plus de propriété privée, se défend-il. Selon lui, les tractations qui entourent Ramlet al-Baïda depuis des années entre la municipalité, les différents propriétaires et les promoteurs, « c’est comme se rendre chez le tailleur un matin pour ajouter un bouton sur votre robe, revenir le lendemain pour en enlever un autre, y retourner le jour suivant pour ajouter un nouvel élément. C’est façonner les règles de ce pays afin qu’il finisse par vous aller ».
Contacté par MEE, le mohafez (gouverneur) de Beyrouth, Ziad Chbib, dont la fonction, explique Ali Darwish non sans humour, signifie littéralement en arabe « celui qui protège », n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
Les manifestants s’opposent à la construction de ce que la société immobilière à l’origine du projet présente comme « un sanctuaire de luxe et de raffinement » (MEE/Virginie Le Borgne)
Unique protection
Le contrepoids incarné par cette société civile représente « l’unique protection que la côte libanaise possède désormais », développe Mona Fawaz. Ces trois dernières années, un ensemble d’activistes, réunis sous le nom de « Campagne Civile pour la Protection de Dalieh de Raouché » (CCPDR), a concentré son combat sur Dalieh.
Cette parcelle rocheuse du littoral située un peu plus au nord de Ramlet al-Baïda a toujours été prisée par des Beyrouthins issus de diverses classes sociales, comme par des pêcheurs. En 2014, des informations concernant la future construction d’un luxueux resort à cet endroit ont fuité dans les médias. À travers une intense campagne passant notamment par les réseaux sociaux et les poursuites judiciaires, le CCPDR est parvenu à ce que le ministère de l’Environnement émette un décret afin que Dalieh soit reconnue comme une zone protégée. Ce décret doit toujours être validé par le parlement.
En attendant, le site est laissé à l’abandon à la suite d’une décision de la municipalité d’empêcher le ramassage des ordures. Un choix à travers lequel le CCPDR voit « une nouvelle étape d’aliénation du lieu qui empêche les citoyens d’en profiter », étaye pour MEE Abir Saksouk-Sasso, urbaniste active dans la campagne de défense de Dalieh et celle de Beirut Madinati.
Plus récemment, depuis la fin de l’été, la côte de Kfaraabida, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Beyrouth, est également le théâtre d’un bras de fer entre des membres de la société civile et le gouvernement. Très appréciées par les Libanais pour la clarté et la propreté de leurs eaux – denrée de plus en plus rare dans le pays – et la biodiversité qu’elles renferment, les plages de Kfaraabida pourraient elles aussi bientôt devenir le privilège des plus aisés. Le gouvernement aurait en effet donné son accord pour la construction d’un projet balnéaire qui comprendrait une dizaine de villas et de chalets ainsi que des piscines naturelles.
Les plages de Kfaraabida, très appréciées par les Libanais pour la propreté de leurs eaux et la biodiversité qu’elles renferment, pourraient elles aussi bientôt devenir le privilège des plus aisés (MEE/Virginie Le Borgne)
Clara el-Khoury, organisatrice de la campagne « Save Kfaraabida », explique à MEE que « des citoyens vont porter plainte cette semaine contre le ministère des Travaux publics car les terrains concernés sont considérés comme appartenant au domaine public ».
La liste des plages libanaises lorgnées par les promoteurs immobiliers, lorsqu’elles ne sont pas déjà accaparées par ces derniers, serait encore longue. Au sud du Liban, la côte attenante au village d’Adloun a elle aussi fait les frais de la frénésie immobilière quand la construction d’un port de plaisance et de pêche en lieu et place du site phénicien a été décidée.
« La mer est à nous : ça suffit », dénonce cette militante lors de la manifestation organisée à Kfaraabida mi-septembre (MEE/Virginie Le Borgne)
Récemment, une ancienne affaire touchant le littoral de Tripoli, au nord du pays, a resurgi. « Des promoteurs voudraient investir sur pas moins d’un million de mètres carré », détaille Ali Darwish. La société civile a déjà mis en place ses plans d’action.
« Nous avons une culture intrinsèquement liée à la mer et notre identité l’est tout autant, estime Mohammed Ayoub. La mer ne représente donc pas seulement un espace public mais également une part de nous-même, que nous sommes en train de perdre. En détruisant les sites archéologiques [par exemple à Adloun], nous détruisons également notre propre histoire ».
Clara el-Khoury renchérit : « La mer est la seule chose qui nous reste. Le peuple doit réagir sinon les politiques ne feront que nous acheter puis nous vendre. »