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La société agricole à but non lucratif : un investissement survivaliste ?

10 Novembre 2016

Réflexions sur un investissement solidaire, éthique et écologique qui pourrait servir de « base autonome durable » en cas d’effondrement financier, économique et/ou sociétal.


Ce qui suit est juste une petite réflexion de dilettante obstiné qui, comme disait Coluche, a souvent « des idées sur tout » mais « surtout des idées ». Ce travers n’est peut-être pas une fatalité car je suis actuellement engagé dans un projet d’acquisition d’une terre agricole dont au moins un tiers serait gratuitement mis à la disposition d’une association de chômeurs et précaires de la Réunion. Le but de l’association est, en effet, d’aider à sortir ces derniers d’un assistanat indigne et démobilisateur par une activité de production agricole solidaire et écologique qui leur redonnerait confiance, fierté et… autonomie.

Il s’agirait en quelque sorte de revenir au principe des communs, c’est-à-dire, d’une terre dégagée du droit de propriété individuelle grâce à des « investisseurs éthiques » qui consentiraient à abandonner aux « pauvres » l’usage d’un tiers de la surface voire davantage si les conditions d’achat sont très favorables.

Par exemple, si des investisseurs jugent qu’ils font une bonne affaire en s’appropriant une surface agricole au tarif de 1€/m² et que 33 hectares sont achetés à 100.000€, la répartition serait de 10 ha pour les investisseurs et 23 ha pour les communs ! Cela pourrait sembler extrêmement altruiste mais il s’agirait néanmoins d’un investissement intéressé et intéressant car dans la conjoncture actuelle dominée par l’incertitude financière, économique et politique, la terre agricole fait clairement office de valeur refuge et elle ne cessera de se renchérir.

Il y aurait là, quoi qu’il en soit, une forme de résistance active à l’ordre marchand par l’émergence d’une économie sociale, solidaire et écologique respectueuse de la terre et des hommes aussi bien que des cultures, des pratiques, des savoirs ancestraux (variétés anciennes, artisanat traditionnel, etc.).

Ce projet [1] aboutira ou pas mais je le crois plein de (bon) sens et c’est pourquoi je souhaiterais réfléchir ici aux possibilités qu’il offre d’un point de vue survivaliste car il me semble que cet aspect pourrait constituer une très sérieuse motivation pour les investisseurs.

Du survivalisme

Pour ceux qui l’ignorent encore, je précise que le survivalisme consiste en un effort de préparation à un éventuel effondrement sociétal quelle que soit la cause de ce dernier ; il pourrait être d’origine financière, économique, écologique, guerrière, etc. Ce courant déjà ancien s’est progressivement « déradicalisé » et a pris la forme plus light, plus éclectique et plus accessible du néosurvivalisme [2] :

« (dans) les années ’70, la seule chose que l’on voyait était un seul élément du survivalisme : la caricature, le gars avec son AK-47, se dirigeant vers les collines avec assez de munitions, de porc et de haricots pour traverser la tempête. Le Neosurvivalisme est très différent de ça. On observe des citoyens ordinaires, prenant des initiatives futées, se diriger dans un sens intelligent afin de se préparer au pire. (…) Il s’agit donc d’un survivalisme de toutes les façons possibles : cultiver soi-même, être auto-suffisant, faire autant que possible pour se débrouiller aussi bien que possible par soi-même. Et cela peut se faire dans des zones urbaines, semi-urbaines ou à la campagne. Cela veut dire également : devenir de plus en plus solidement engagé avec ses voisins, son quartier. Travailler ensemble et comprendre que nous sommes tous dans le même bain. Le meilleur moyen d’avancer c’est en s’aidant mutuellement.(…) » (le futurologue Gerard Celente cité dans l’article survivalisme  de Wikipedia)

Si « le meilleur moyen d’avancer » est effectivement de « s’aider mutuellement », on peut penser que l’approche classique du survivalisme — « le gars avec son AK-47 » — a manqué sa cible et constitue, en somme, l’expression logique de l’instinct de survie dans une société hyperindividualiste, celle-là même qui semble courir à la catastrophe.

Hollywood est probablement passé par là : nous croyons au héros solitaire qui sauve le monde, ou sa famille, oublieux que nous sommes du fait que les plus grands accomplissements humains, sans parler des révolutions, ont tous été le fruit d’une action collective.

Pour en revenir à un éventuel effondrement sociétal avec disparition plus ou moins complète de l’Etat — la chute de Rome en est un exemple classique mais c’est un peu aussi ce qu’a connu la Russie et ses satellites lors de la disparition de l’Empire soviétique — il est certain que des communautés rurales solidaires capables d’une production vivrière autonome ont, au final, plus de chances de résister, de s’adapter et de survivre qu’une famille lambda même défendue par un super héros surarmé. Etrangement, les socialistes révolutionnaires européens qui appellent à la formation de communautés politiques autonomes résument cela très bien :

« La survie individuelle n’est rien si elle ne porte pas un projet de renaissance collectif. Le survivalisme reste marqué par l’époque qui l’a vue naître, c’est un réflexe égoïste issu de la mentalité ultra libérale finissante. Si certains enseignements pratiques peuvent être utiles (être préparé physiquement et mentalement à une situation de crise est une obligation pour un révolutionnaire), l’imaginaire qu’il véhicule est plus qu’invalidant. Le repli survivaliste est le plus sûr moyen de disparaitre. Isolés et sans liens, nous serions encore plus vulnérables face à n’importe quelle collusion. Même suréquipé, l’homme n’est rien seul. » 

Des communautés

Mais qui croit encore aux communautés ? Quel investisseur se risquerait à miser dessus ? L’époque, individualiste, hédoniste, ultra-libérale et web 2.0 a fait table rase d’un idéal communautaire autrement plus exigeant que les flash mobs et autres dynamiques collectives issues des réseaux sociaux. Les années hippies nous apparaissent pour ce qu’elles furent : une période de belles utopies plus ou moins vite corrompues par un individualisme omniprésent. Elles nous ont appris combien il est périlleux de s’embarquer dans une aventure de vie en communauté tant est faible la probabilité de réussir.

L’équation apparaît donc quasiment insoluble à celui qui, conscient de l’état du monde comme il va — mal, de plus en plus mal — s’intéresse aux possibles voies de survie pour lui et ses proches. Car si le but est bien la survie individuelle ou familiale, ne serait-il pas complètement disproportionné de chercher, pour cette raison même, à créer de toute pièce une communauté autonome véritablement fonctionnelle ?

Chacun mesure tellement bien la difficulté et l’immensité de la tâche que la plupart y renoncent avant même de l’avoir sérieusement envisagée. Elle suppose en effet de connaître et de rassembler un grand nombre de personnes ayant les mêmes valeurs, les mêmes représentations, les mêmes besoins et les mêmes buts pour ensuite s’accorder avec elles sur des stratégies, des moyens, des règles, etc. qui seront autant d’occasions de discussions, de disputes et de discordes.

Quand bien même le coming out des survivalistes se banaliserait — leur « visibilité » ne cesse de s’améliorer — au point qu’il serait possible d’en recruter suffisamment, on peut penser que, la psychologie humaine étant ce qu’elle est, il serait vain d’espérer une pleine convergence de vues entre les membres d’une communauté avant que la catastrophe ne soit là, avant que nécessité fasse loi. Autrement dit, comme avec l’empire romain, les communautés capables de survivre à l’Etat émergeront pendant ou après sa chute, pas avant.

Sauf qu’il faudrait quand même être préparé pour cela car, à l’époque, l’autonomie des populations, essentiellement rurales, était bien plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. Si rien n’est fait, il est à craindre que, le moment venu, nous n’ayons ni les réserves, ni les ressources nécessaires et, donc, pas le temps d’inventer des solutions communautaires ; ne resteront que ces quêtes individuelles et désespérées pour la survie qui ont fait la trame d’innombrables films d’anticipation dystopique.

Dans cette perspective, l’approche néosurvivaliste qui consiste à se préparer à toute éventualité apparaît très pertinente, pour autant que l’organisation d’une communauté agricole soit la priorité, car c’est la condition sine qua non d’un quelconque avenir.

On pourrait ainsi dire que, par une sorte d’étrange prophétie auto-réalisatrice, les survivalistes classiques se sont mis dans une position de dinosaures : tout se passe comme s’ils se destinaient seulement à l’effort pour survivre et certainement pas à la possibilité de vivre.

Là où la chose devient particulièrement intéressante c’est que le retour à la terre satisfait tellement bien les contraintes de l’équation, c’est-à-dire, les besoins des uns et des autres que « bourgeois » (bohèmes ou pas) et révolutionnaires pourraient se retrouver sur la même ligne : celle consistant à tout faire pour créer des communautés agricoles autonomes, celle qui, justement, offrent les meilleures garanties de sécurité en cas de défaillance de l’Etat.

Dans cette perspective, il semblerait très logique pour une personne en capacité d’investir de le faire non dans le gigantesque château de carte financier que d’aucuns s’efforcent de faire monter jusqu’au ciel mais dans une terre agricole qui, mise à la disposition des plus pauvres, chômeurs, précaires et autres laissés pour compte du système, pourrait devenir le terreau d’une communauté autonome laquelle, reconnaissante et donc tout naturellement accueillante pour son fondateur, pourrait aussi, le moment venu, se révéler salutaire.

Bien qu’elle n’ait rien de révolutionnaire a priori l’idée que des personnes « aisées » puisse trouver intérêt à investir pour aider des chômeurs et précaires à sortir d’un assistanat indigne et démobilisateur par une activité autonome de production agricole solidaire et écologique paraît gentiment provocratrice et pourrait même susciter perplexité voire scepticisme.

Toutefois, il me semble que sans même devoir faire sienne la belle parole taoïste selon laquelle « ce n’est pas le manque de richesse qui est à redouter sous le ciel, mais le manque de partage », celui qui connaît la norme de réciprocité et les scénarios « gagnant-gagnant » peut aisément repérer le fait qu’il y a un intérêt mutuel bien compris dans l’échange de bons procédés que j’envisage. En effet, la personne qui investit dans la terre et offre à une population fragile la possibilité de créer une véritable communauté agricole solidaire, écologique et prospère est assurée d’avoir toujours sa place dans cette communauté et s’il y avait le moindre doute à ce sujet, il resterait toujours la possibilité de le spécifier par contrat.

Conclusion

Dans le contexte d’un système financier qui, nous dit-on, serait à nouveau en risque de s’effondrer comme en 2008 — avec, par exemple, les banques italiennes, Deutsche Bank et bon nombre d’autres banques européennes qui se trouvent à nouveau au bord du gouffre[3] l’intérêt d’un investissement dans la terre ne tient pas tant à sa capacité de produire qu’à son caractère tangible qui, à l’instar de l’or, de l’argent, des matières premières, de l’immobilier ou simplement des biens de première nécessité, lui confère une valeur intrinsèque qu’un effondrement monétaire, financier ou économique pourrait valoriser de manière importante et ce d’autant plus que la terre agricole est encore très bon marché en raison des contraintes légales qui l’encadrent.

Outre le fait que sa valeur ne pourra que croître, détenir une terre agricole sous forme de parts sociales offre une réelle (foncière) sécurité financière dans la mesure où il s’agit d’un bien qui, tout en étant immobilier, est aussi aisément cessible.

Toutefois, c’est dans la perspective d’un effondrement sociétal avec affaiblissement ou disparition plus ou moins complète de l’Etat qu’un tel investissement apparaîtrait, je crois, le plus intéressant. Car s’il est opéré sur le mode éthique, humain et partageur évoqué plus haut, il offrirait ce qui n’a pas de prix, ce qui ne peut s’acheter : l’appartenance à une communauté rurale, solidaire, capable d’une production vivrière autonome et, donc, susceptible de résister, de s’adapter et de vivre dans de bonnes conditions. Cette sécurité, aucune BAD (Base Autonome Durable) individuelle ne peut l’offrir. Défendre un potager à l’AK-47 ça va quelques heures, quelques jours, mais après il faudra bien passer à autre chose. C’est donc sans espoir pour les individus ou les familles isolées.

A ma connaissance (limitée), il n’existe pas de structure d’investissement éthique qui se soit donné cet objectif d’aider les chômeurs et précaires à s’écarter d’un système économique mortifère pour opérer un retour respectueux à la terre. Le fait qu’ils puissent construire une certaine autonomie alimentaire et retrouver par là même le sentiment de dignité et l’estime d’eux-mêmes qui leur font si souvent défaut ne semble pas mobiliser les « puissances de ce monde » — les organisations de chômeurs qui luttent depuis tant d’années pour faire avancer ces idées en savent quelque chose. Mon sentiment est que les crises qui s’annoncent pourraient changer la donne. Investir dans l’humain devrait apparaître de plus en plus sage. Surtout quand il s’agira de sauver sa peau.

Nous n’en sommes peut-être pas encore là mais néanmoins je trouve que ce serait une bonne chose s’il existait d’ores et déjà un site qui puisse proposer aux « possédants » un investissement partageur tel que celui qui vient d’être évoqué. Cela me semblerait tellement éthique et de bon sens mais le capitalisme est-il soluble dans la « bonne réciprocité » ? Je ne le pense pas mais la plupart des capitalistes sont des hommes comme les autres, donc tous les espoirs sont permis !

[1] Ceux qui souhaitent en apprendre davantage peuvent consulter l’appel à investisseurs qui a circulé avec un modeste succès, il faut bien l’avouer. L’appel à financement participatif (crowdfunding) n’a même pas été accepté par Ulule.

[2] Que l’on pourrait aussi appeler « préparisme  » dans la mesure où il consiste essentiellement à se préparer à toute éventualité sans nécessairement afficher un credo catastrophiste, ce que, justement, les termes anglais « preps » et « preppers » traduisent.

[3] Pour vérifier, vous pouvez simplement taper « banques italiennes » ou « Deutsche Bank » dans Google News. La simple existence des taux négatifs est en soi la preuve que la situation est au bord de la rupture car elle est intenable pour les banques.