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Témoignage : « L’occupation des cerveaux »

11 Août 2016

Je n’avais jamais imaginé que mon rêve de poursuivre des études en dehors de Gaza eût pu un jour ou l’autre se terminer en malédiction. J’étais bien décidée à me rendre à l’étranger pour étudier, croyant que c’était ma meilleure chance d’échapper à cette prison que Gaza était devenue. Je n’avais jamais imaginé qu’une fois ce jour arrivé, j’allais en fait laisser passer cette occasion.

Peinture de Maysaa Yousef. (Copy)

Il y a deux ans, j’étais en dernière année du secondaire, l’année qu’on appelle tawjihi. J’avais étudié pendant de longues heures de façon à pouvoir décrocher mon diplôme avec la moyenne la plus élevée, m’assurant ainsi l’obtention d’une bourse qui me permettrait de m’inscrire dans une université à l’extérieur de Gaza.

Mais ces temps bénis n’allaient pas venir. Une semaine plus tard, j’étais réveillée à quatre heures du matin par des bruits de bombes. « Ce pourrait être un cauchemar », m’étais-je dit à moi-même, et j’étais retombée dans mon sommeil. Toutefois, quelques minutes plus tard, il y avait eu une autre explosion. J’avais sauté de mon lit pour courir vers la chambre de mes parents. « La troisième guerre commence », avais-je crié.

Il s’en était suivi des jours de mort et de destruction et ma peur n’avait cessé de s’amplifier. Chaque jour, je me demandais si ce ne serait pas le dernier jour de mon existence. Allais-je tout simplement devenir un numéro dans la liste des morts diffusée lors des infos ? Chaque jour qu’avait duré la guerre, telles avaient été les questions que je m’étais posées.

Malgré toutes mes appréhensions, toutefois, je n’avais cessé d’attendre le jour où le ministre palestinien de l’Éducation devait annoncer le classement du tawjihi à la télévision et à la radio, ainsi que dans les journaux.

« Aya, personne ne se souciera de ton résultat, c’est la guerre », avait dit maman en essayant d’atténuer mon stress. J’avais refusé de l’écouter. « Rien ne pourra détruire mes espoirs, même pas cette guerre sauvage », m’étais-je dit en moi-même.

Le 15 juillet, six jours après le début de la guerre, le ministre de l’Éducation avait décidé de diffuser les résultats du tawjihi, malgré l’atmosphère effroyable qui régnait. À huit heures du matin, j’avais reçu un appel de ma tante, me disant : « Félicitations ! Tu as eu la première place pour toute la Palestine ! » Ç’avait été un moment inoubliable, un mélange de bonheur et d’appréhension. J’avais réalisé mon plus beau rêve, mais comment allais-je pouvoir célébrer la chose ? Quelques minutes plus tard, un obus avait percuté la maison du voisin, comme pour se moquer de moi.

Cette guerre n’allait pas cesser durant 51 jours. Nous aurions dû retourner à la vie normale quand, enfin, elle avait connu son dénouement ; j’aurais dû choisir l’une des bourses que l’on me proposait du fait que j’avais obtenu le meilleur classement du tawjihi. J’aurais pu choisir d’aller à l’université en Égypte, au Qatar, ou même aux États-Unis.

Mais, quand ç’avait été le moment, j’étais restée assise toute seule dans ma chambre, incapable de me décider. Je n’avais cessé de me remémorer à quel point nous avions été inquiets à propos de mon oncle qui travaillait pour la Croix-Rouge ; sa vie était en permanence en danger lorsqu’il se faufilait littéralement entre les bombes pour sauver des vies humaines. Et, me revenant sans cesse à l’esprit, il y avait eu l’histoire diffusée aux infos d’une mère tuée par un éclat d’un obus lancé sur la maison de ses voisins alors qu’elle préparait l’iftar, le repas du soir après une longue journée de jeûne du ramadan. Désormais, ses enfants allaient être seuls.

Puis il y avait eu le souvenir de mon professeur favori, que j’avais perdu lors du massacre de Shejaya, au moment où nous avions été contraints de quitter notre maison à six heures du matin, en même temps que nos voisins – trop effrayés d’utiliser la voiture, par crainte d’être pris pour cibles par les avions de combat qui passaient très bas au-dessus de nous.

Et, brusquement, j’avais su quelle allait être ma décision. J’avais dis à mes parents : « Je ne peux pas quitter Gaza ; ne me parlez même pas des bourses que je pourrais avoir. »

La guerre m’avait laissée en vie, mais j’étais désormais effrayée d’affronter la vie ailleurs. Que se serait-il passé si je m’étais rendue à l’étranger et si une autre guerre avait éclaté ? Aurais-je pu vivre en paix alors que des membres de ma famille allaient être attaqués et même allaient peut-être mourir ? En lieu et place, j’ai choisi de m’inscrire à l’Université islamique de Gaza. J’ai préféré perdre ma bourse, plutôt que de risquer de perdre ma famille si j’étais partie à l’étranger.

Un jour, des mois plus tard, j’ai lu le récit rédigé par Iman Abu Aitah pour We Are not Numbers. Iman avait quitté Gaza pour faire ses études aux États-Unis, avant la guerre de 2014. « Je ne voulais pas qu’il y eût le moindre changement. Je pensais que je pouvais imposer une pause à mon ancienne vie, puis venir la reprendre là où je l’avais laissée », écrivait-elle. C’est pourtant ce qui arriva. Iman perdit cinq membres de sa famille, y compris ses parents, cet été-là. Voilà quelle était ma pire crainte.

Aujourd’hui, je sais ce que la guerre signifie et ce que la famille signifie. Et je me demande si je pourrai surmonter toutes mes craintes au cours des deux prochaines années, qui précéderont l’obtention de mon diplôme. Pourrai-je être suffisamment courageuse pour me rendre aux États-Unis et y décrocher ma maîtrise (en admettant qu’on m’autorise à partir) ?

J’espère que le temps sera en effet le meilleur remède.