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Comment Israël veut exercer sa censure dans le monde entier (et comment Twitter l’y aide)

9 Août 2016
Israël, cette “seule démocratie du Moyen-Orient” selon la formule bien connue de sa propagande – est un pays où une censure officielle, tantôt militaire et tantôt judiciaire, est imposée à tous (et bien entendu ce sont la plupart du temps des “raisons de sécurité” qui sont invoquées pour justifier la violation des libertés publiques… lorsque des explications sont données, ce qui est loin d’être toujours le cas).

A plusieurs reprises déjà dans le passé on a pu constater que les censeurs israéliens se contentent difficilement de voir leur art confiné sur le territoire contrôlé par Israël. La censure, clairement, est un produit d’exportation israélien…

Bien souvent, comme toujours avec la censure, cela confine au ridicule, comme dans cette histoire de l’intervention israélienne pour faire retirer d’une vente publique une œuvre d’Ernest Pignon-Ernest au motif qu’on y apercevait Marwan Barghouti… On n’avait à l’époque guère entendu les protestations de ceux que le boycott culturel d’Israël dans le cadre de BDS perturbe tant…

La montée en puissance de “réseaux sociaux” ne pouvait évidemment laisser les censeurs israéliens indifférents. Avec des résultats parfois inattendus : la dynamique des réseaux sociaux est telle qu’il suffit souvent qu’un message soit censuré pour que des dizaines, des centaines et parfois des milliers d’internautes en republient le contenu, et lui donnent du coup une notoriété dont l’auteur n’aurait jamais osé rêver.

Voici le dernier épisode en date, conté par Michael Schaeffer Omer-Man, du site +972.com

L.D.             

A la requête d’Israël, Twitter empêche les Israéliens de voir certains tweets qui sont publiés à l’étranger. Des demandes similaires ont été adressées à d’autres plate-formes informatiques internationales, a confirmé le Ministère de la Justice.

Les autorités israéliennes prennent des mesures pour empêcher leurs propres citoyens de lire des contenus publiés en ligne dans d’autres pays, y compris les États-Unis. La “division cyber” des services du Procureur d’État a adressé un grand nombre de réquisitions de censure à Twitter et à d’autres plate-formes médiatiques au cours des derniers mois, les enjoignant de retirer certains contenus ou de faire en sorte que les utilisateurs israéliens ne puissent pas y accéder.

Dans un courriel daté du 2 août 2016, dont +972 a pu prendre connaissance, le département juridique de Twitter a notifié au bloggeur étatsunien Richard Silverstein que le procureur d’État d’Israël estimait qu’un de ses tweets violait la loi israélienne. Le message en question avait été publié sur Twitter 76 jours auparavant, le 18 mai.

Silverstein a, dans le passé, révélé certaines informations que des journalistes israéliens avaient été dans l’impossibilité de publier en raison d’une interdiction de publication [“gag-order”], y compris l’affaire Anat Kamm.

Sans lui demander explicitement de prendre une quelconque mesure spécifique, Twitter a demandé à Silverstein de faire savoir à ses avocats s’il souhaitait “retirer volontairement le contenu” litigieux. Le blogguer étatsunien, qui dit ne pas avoir mis les pieds dans un tribunal israélien depuis une vingtaine d’années, a refusé en faisant observer qu’il n’est en rien lié par les lois israéliennes. Twitter, de son côté, est basé en Californie.

Deux jours plus tard, Twitter a envoyé à Silverstein un nouveau courriel, l’informant avoir pris des mesures techniques pour que les utilisateurs israéliens du réseau social ne puissent plus prendre connaissance du tweet en question. Ce qui donne, dans le langage twittesque : “En conformité avec la législation applicable et nos politiques, Twitter suspend désormais [la diffusion] le(s) Tweet(s) suivant(s) en Israël”.

Le message en question était toujours disponible pour les utilisateurs qui ont une adresse IP [1] non-israélienne. Mais, vu depuis Israël, il ressemblait à ceci :

Le tweet original est rédigé en hébreu et concerne une affaire judiciaire dans laquelle un magistrat israélien est accusé de harcèlement sexuel
Le tweet original est visible au bas de l’article : il est rédigé en hébreu et concerne une affaire judiciaire dans laquelle un magistrat israélien est accusé de harcèlement sexuel
Étant donné que j’écris ces lignes en me trouvant en Israël, il m’est légalement interdit de vous dire ce que contient le tweet censuré de Silverstein [voir plus bas – NDLR]. Je ne peux même pas vous dire quelle est précisément la raison légale pour laquelle je n’ai pas le droit de vous le dire.

Ce que je peux dire, c’est que si l’utilisation de la censure militaire en Israël est devenu moins fréquent et moins généra­lisé au fil des années, les autorités utilisent de plus en plus les interdictions de publication [“gag orders”]  pour contrôler le flux d’informations dans le pays. Il n’est pas rare que l’interdiction de publication porte sur l’existence d’une inter­dic­tion de publication elle-même.

+972 a pu consulter la correspondance entre Silverstein et Twitter, mais non la requête adressée par le Ministère de la Justice à Twitter. Le porte-parole du Ministère de la Justice a toutefois nié qu’une demande d’action concrète ait été adressée à Twitter dans le cas de Silverstein, et il soutient que le Ministère s’est contenté de “porter la violation de l’interdiction de publication à l’attention de la société”.

Sur le site web de Twitter, une page explique le contenu de la pratique de “suspension” d’un contenu, dans laquelle Twitter souligne son engagement d’être aussi transparent que possible à propos de la censure. Twitter met en évidence son partenariat avec Lumen dans le but de rendre publiquement disponibles les “requêtes de suspension” qui lui sont adressées.  La base de données des “suspensions” de contenus que Lumen et Twitter met à disposition ne contient cepen­dant pas une seule mention d’une requête provenant d’Israël ou du gouvernement israélien. Il est donc impossible de savoir avec certitude ce qu’impliquait la demande israélienne [visant Silverstein].

Facebook, pour sa part, publie des données concernant le nombre de requêtes visant à restreindre les contenus accessibles en Israël “présumés violer les lois sur le harcèlement, ainsi que des contenus en rapport avec la négation de l’Holocauste”. Facebook indique avoir restreint l’accès à partir d’Israël à 236 éléments de contenu au cours de la seconde moitié de 2015, la période la plus récente pour laquelle les données sont disponibles.

La censure d’informations publiées à l’intérieur du territoire géographiquement et/ou juridiquement contrôlé par Israël pourrait apparaître comme une pratique standard, en dépit des objections morales et éthiques que cela pourrait soulever. Mais la tentative de bloquer la publication de contenus publiés à l’étranger ressemble davantage à la censure telle qu’on est habitués à en entendre parler s’agissant de pays comme la Chine, la Turquie, la Syrie et l’Iran.

Dans la plupart des pays où la censure de l’internet est la plus importante, cette pratique est très communément associés avec la suppression de toute contestation politique et la volonté de contrôler la libre circulation de l’information, qui est essentielle à la démocratie et à un débat politique sain.

Ceux qui cherchent à contourner la censure de l’internet disposent d’une panoplie de moyens techniques pour avoir accès aux contenus bloqués [2].

Cette évolution se produit au moment où le gouvernement israélien a décrété que les militants politiques non-violents sont pour lui une cible prioritaire. Il y a quelques jours, le ministre de la sécurité publique et le ministre de l’intérieur ont annoncé leur intention d’expulser les militants étrangers hostiles à l’occupation [de la Palestine par Israël] et les militants BDS, et de faire en sorte que les citoyens israéliens dont le militantisme politique inclut des actions non-violentes comme les boycotts en “paient le prix”.

La majeure partie du débat public autour de la censure de l’internet en Israël, au cours des mois écoulés, a porté sur une prétendue “incitation à la violence” par les Palestiniens, ce qui – du moins de prime abord – peut passer pour une question de sécurité publique.

Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il ne peut pas y avoir d’usage légitime des interdictions de publier, par exemple pour pro­téger des mineurs ou les victimes de certains crimes. Selon le porte-parole du Ministère de la Justice, le tweet de Silverstein comprenait des informations susceptibles de permettre l’identification d’un mineur victime d’un crime sexuel.

Mais d’une manière générale, cependant, quand un État a démontré sa volonté d’utiliser la procédure d’interdiction de publication et la censure dans le but de dissimuler ses propres crimes (l’affaire du Bus 300 et les preuves d’exécutions extra-judiciaires révélées par Anat Kamm) et pour étouffer la liberté d’expression légitime qui met en question un régime militaire antidémocratique, la lutte contre toute forme de censure devient un devoir moral.

Un exemple récent et malheureux de la manière dont une interdiction de publication  peut être utilisée pour embrouiller la Justice, et à tout le moins donner l’impression d’une volonté d’étouffer l’affaire, est l’affaire de deux frère et sœur palestiniens abattus au checkpoint de Qalandia par un “garde privé de sécurité” israélien, à la fin du mois d’avril de cette année.

Les témoins palestiniens avaient déclaré que les deux victimes – dont on avait affirmé qu’ils portaient des couteaux – ne représentaient aucune menace imminente pour les gardes israéliens ou les policiers gardant le checkpoint. Les autorités israéliennes diffusèrent néanmoins des images vidéo de la fusillade, et émirent une interdiction de publication très large sur tout ce qui concernait l’enquête et l’identité des “suspects”. Le 2 août, l’interdiction fut prolongée jusqu’au 31 août, soit 126 jours après les faits.

Il est possible que l’interdiction initiale – qui était supposée durer une semaine – était justifiable dans l’intérêt de l’enquête. Mais plus de quatre mois plus tard, cependant, il est difficile de ne pas se demander ce que la police cherche à dissimuler.