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Hamid Sulaiman, le dessinateur syrien qui dit la guerre civile sans se raconter

Par Nicolas Michel, Jeune Afrique 


Réfugié en France, ce dessinateur
syrien livre un bouleversant roman graphique sur la guerre civile qui
ravage son pays.




Des images comme solarisées par la
violence d’une explosion, une tâche d’encre comme le sang
projeté par une balle traversant un corps, les murs d’une ville
comme soufflée par les missiles de l’armée syrienne: la violence
de la guerre impose son tempo à chaque page de
Freedom
Hospital
, le roman graphique
de Hamid Sulaiman (Çà et là et Arte Éditions). Lui, c’est
plutôt le contraire, un grand jeune homme (30 ans) calme que l’on
n’imagine pas capable d’écraser une mouche. 

Cheveux longs, barbe
fournie, mégot à demi éteint au coin des lèvres, il reçoit dans
un appartement de Pantin (Seine-Saint-Denis) où un petit balcon
donne sur une rue silencieuse. Au mur, des dessins d’hommes-arbres
en noir et blanc rappellent d’où il vient et ce qu’il fait.




L’espoir d’une Syrie sans
Bachar




Contrairement à Maya Neyestani, qui,
dans
Une métamorphose
iranienne
, narrait en images
les conditions de sa fuite et de son exil, Hamid Sulaiman a choisi de
dire la guerre sans se raconter. 

Il aurait pu, pourtant, mettre en
cases cette histoire que l’on connaît trop bien, l’arrachement à
soi-même, l’errance, la difficile condition de clandestin… «J’étais déjà un exilé là-bas, dit-il. En tant qu’artiste, il
était impossible de s’exprimer sur le sexe, la politique, la
religion. 

En 2011, à l’heure des Printemps arabes, j’ai vu
l’espoir fleurir chez les jeunes. J’ai participé aux
manifestations, et sur Facebook, pour la première fois, j’ai eu le
courage de dessiner ce que je pensais.»



Les conséquences ont été immédiates: d’abord suivi par des policiers, il a passé une semaine à
l’ombre.
«Le régime a commencé à tuer des gens en prison,
rappelle-t-il. Je n’ai pas pris une grosse valise, je n’ai pas eu
le temps de dire au revoir à mes amis, j’ai quitté la Syrie par
la frontière avec la Jordanie, avec ma mère, et j’ai rejoint
l’Égypte.»



Devenu étudiant en architecture à
défaut de trouver une formation à l’animation, Sulaiman dessine
depuis l’enfance. Sans affect ni nostalgie excessive, il se
souvient de la bienveillance de ses parents à ce sujet: «J’avais
un petit atelier dans le jardin. Comme j’étais motivé, ils m’ont
acheté tout le matériel nécessaire… et pardonné quand je
salissais.»
 

Aujourd’hui, dans la
Syrie de Bachar al-Assad
, en revanche, point de pardon, point de
clémence pour qui croque la liberté. «Nous avions l’espoir que
le régime tomberait bientôt
comme est tombé celui de Kadhafi
,
affirme Sulaiman

On ne
pensait pas que c’était possible d’envoyer l’armée massacrer
des civils, mais on a fini par comprendre que le régime voulait
véritablement mener une guerre. »




De l’Égypte à l’asile
politique en Europe




En Égypte, le répit est de courte
durée. 

Le dessinateur commence à travailler, cherche à exposer,
explore des idées de scénario pour une BD sur son pays, mais les
troubles se multiplient, et l’avenir se fait incertain là aussi.
Sulaiman obtient un visa pour l’Allemagne. 

«Mais dans ce pays, tu
ne choisis pas où tu veux vivre, ce qui n’est pas pratique quand
tu veux faire de la bande dessinée. Je connaissais déjà la France,
la culture franco-belge est l’une des meilleures du monde sur le
sujet, du coup j’ai demandé l’asile politique.»
 

Passons sur le
refus des autorités syriennes de renouveler son passeport comme sur
les tracasseries administratives et la vie de clandestin avant
d’obtenir un titre de séjour valable dix ans. Mieux vaut retenir
les soutiens, les amitiés et les rencontres, dont celle de sa
compagne, 

Aurélie, qui lui ont permis à la fois de vivre, de
travailler et de chercher un éditeur pour les histoires qu’il
voulait raconter.



Ici, la vie est plus individualiste. 

Car Freedom
Hospital
est un roman
graphique choral qui donne vie (et mort…) à toute une galerie de
personnages terriblement réels et représentatifs de la Syrie
contemporaine. 

«Dans chaque ville syrienne, il y a un freedom
hospital
, puisque les
rebelles ne peuvent pas aller se faire soigner dans un hôpital
normal. J’ai pensé que c’était un bon endroit pour réunir
différentes destinées, dans cette manière propre à l’écriture
arabe que l’on retrouve chez Naguib
Mahfouz
ou Alaa El Aswany. Ici, la vie est plus individualiste.
Dans le monde arabe, tu ne vis presque jamais seul.» 

Réalisé en
grande partie avec des images récupérées sur internet et
retravaillées,
Freedom
Hospital
oscille constamment
entre l’ultraréalisme et l’abstraction, laissant à
l’imagination une place pour se développer. 

«Ce travail m’a
aidé à ne pas garder l’histoire de la guerre tout le temps dans
ma tête»
, confie l’artiste, qui expose ses œuvres à la galerie
Crone (Berlin) jusqu’au 18 juin.




L’histoire, pourtant, n’est pas
finie, et chaque heure qui passe apporte sa moisson de morts. «Trois jours et 893 victimes plus tard», écrit-il pour dire
l’horreur d’une situation qui continue d’emporter des amis, des
parents. 

«Les Européens ont plus peur de l’État islamique que
de Bachar parce que c’est un projet qui les menace… Je les
comprends, mais à l’intérieur, c’est Assad qui a tué le plus
de monde en bombardant les villes, c’est Assad qui n’a pas
vraiment combattu l’EI… »
 

Il pourrait en parler des heures, une
étrange lueur dans les yeux – de celles que l’on imagine dans
ceux d’un homme debout au milieu d’un champ de ruines.