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Pourquoi on devrait toutes aimer Hédi

de Rim Ben Fraj, Nawaat, 21 Mars 2016. 
Comment ne pas aimer ce garçon qui, tout en remettant en cause la
fausseté du mariage arrangé, pose de vraies questions à sa fiancée
imposée ? A celle qu’il aime, il trouve le moyen de lui déclarer
indirectement son amour en parlant du 14 janvier « pendant quelque temps, on a eu l’impression que tout le monde s’aimait ».

Grande nouvelle les filles. Le Tunisien nouveau est arrivé !
Il s’appelle Hédi. Pour le moment, ce n’est qu’un personnage imaginaire,
incarné par le héros de Berlin, Majd Mastoura, mais…

Le cinéma, depuis qu’il existe, offre un miroir à la société. Parfois
déformant, parfois grossissant, parfois rapetissant. Les œuvres
géniales sont celles qui arrivent trop tôt, les médiocres sont celles
qui arrivent trop tard, les œuvres d’art sont celles qui arrivent au bon
moment. Nhebbek Hedi [Je t’aime, Hédi], le film de Mohamed Ben
Attia, est entre la première et la troisième catégorie. Le public
tunisois de la première n’a pas eu l’air de beaucoup l’apprécier,
certains se demandant si les prix raflés à la Berlinale étaient dus à la
présence de touristes allemands dans le film. Outre sa stupidité, cette
remarque permet de mettre le doigt là où le film fait mal.
C’est que cette nouvelle perle du collier de la Nouvelle Vague du
cinéma tunisien se permet une série d’audaces auxquelles les
spectateurs et spectatrices moyens et moyennes ne sont pas habitués.

Première audace : personne ne meurt dans le film, ni assassiné, ni suicidé.
Deuxième audace : pas de musique, ni de rock ni de mezzoued. Rien. Le silence des agneaux.
Troisième audace : aucun personnage n’est caricatural.
Quatrième audace : le scénario est concentré sur un seul sujet, qui est traité de manière cohérente.
Cinquième audace : ça ne finit ni en happy end ni en feu d’artifice
tragique, mais en points de suspension, permettant aux spectateurs
d’imaginer leur propre Hédi 2.

Hédi, la Nouvelle Vague tunisienne

Mais où donc ce film fait-il mal ? Peut-être en ceci qu’il met en
scène une réalité sociale connue de tous mais vécue en silence : à
savoir que les femmes de ce pays – peut-être pas toutes, mais beaucoup –
ont plusieurs longueurs d’avance sur les hommes. Elles trouvent les
voies étroites de contournement de l’oppression patriarcale et font leur
chemin en marchant. Les hommes, eux, restent soumis à cet ordre
patriarcal, maintenu d’une main de fer par leurs mamans. Ces mêmes
mamans qui reportent toutes leurs frustrations sur leurs chéris de fils.
Résultat : les jeunes hommes castrés par l’amour étouffant de leurs
mères sont incapables de s’envoler du nid familial, de prendre leur
liberté et d’écouter leurs véritables sentiments. Ils agissent donc
comme des automates programmés, parfaitement prévisibles et
généralement, ennuyeux à mourir. Une situation d’enfermement qui peut
rendre ces messieurs très violents, et ça se comprend.

Si Hédi a été primé à Berlin, c’est peut-être que les Allemands y ont vu ce qu’ils appelaient dans les années 1970 un softie –un
homme jeune, hétéro, sensible, pas macho pour un sou, bref tout pour
plaire aux femmes hétéro émancipées. L’absence de musique permet de
donner tout leur poids aux mots échangés et toute leur place aux images,
dont certains plans – la plage vide, par exemple – rappellent
irrésistiblement la Nouvelle Vague française des années 1960, en
particulier le Godard du Mépris.

Comment ne pas aimer ce garçon qui, tout en remettant en cause la
fausseté du mariage arrangé, pose de vraies questions à sa fiancée
imposée ? A celle qu’il aime, il trouve le moyen de lui déclarer
indirectement son amour en parlant du 14 janvier « pendant quelque temps, on a eu l’impression que tout le monde s’aimait ».


La plupart des spectateurs s’attendaient sans doute à ce que Hédi
prenne l’avion avec Rim pour fuir à Montpellier, pour se conformer à la
culture dominante harraguesque, cherchant une liberté illusoire loin de
la maman, de la famille et du milieu d’origine, pour “refaire sa vie”
comme son grand frère. Eh bien non, il n’utilise pas le visa Schengen
qui orne son passeport, il ne cherche pas à profiter de Rim, il reste
ici. “J’y suis, j’y reste”. Sa rencontre amoureuse a été le déclencheur
de sa démarche d’émancipation. Rim, celle qui lui a permis de couper le
cordon ombilical avec sa maman, ne prendra pas la place de celle-ci. Et
cela nous réjouit, car nous pouvons garder Hédi pour nous, et dire avec
lui : Pas de salut dans la fuite, notre liberté, et donc notre bonheur sont à conquérir ici et maintenant.


Au lieu donc de nous abreuver des habituels rêves stéréotypés,
Mohamed Ben Attia nous a offert une magnifique occasion d’entrer dans
une autre dimension de rêve, en regardant notre réalité en face. Cela a
pu faire peur à bien des spectateurs dont l’imaginaire a été emprisonné
trop longtemps dans un paysage maktoubien à l’horizon desquels se dresse
la Tour Eiffel, avec comme mot d’ordre : “Vas-y, profite-en !”