Les espoirs d’une troisième révolution au Soudan
TAREK CHEIKH 28 DÉCEMBRE 2018 |
Depuis plusieurs jours, loin des projecteurs des médias internationaux (nombre de journalistes ont été expulsés), un mouvement de révolte sans précédent embrase le Soudan contre la dictature du général Omar El-Béchir. Il fait renaître l’espoir d’un changement encore plus radical que ceux que le pays a connus en 1964 et en 1985.
Arrêté au début des années 1970, le poète populaire soudanais Mahjoub Chérif faisait sur le chemin de la prison une fervente prière :
Quand donc s’éclaircira
le ciel de notre chère Khartoum,
quand donc sera guérie
la blessure du pays ?
Quelques décennies plus tard, son vœu semble en voie d’être exaucé. Le 25 décembre au matin la capitale soudanaise se réveillait aux retentissantes clameurs de la foule, composée des diverses forces de l’opposition qui se pressaient dans la plus grande et imposante manifestation que le pays ait connue depuis le coup d’État du mouvement islamiste et sa prise du pouvoir au Soudan en 1989, même si d’autres troubles ont parfois secoué le régime.
L’appel à la mobilisation lancé par le « Rassemblement des professionnels », qui regroupe notamment les grands syndicats de médecins, d’ingénieurs et d’avocats, a trouvé un large écho au sein de la population et des partis politiques, une adhésion sans précédent depuis des décennies. Au moment où les événements semblent se précipiter dans le pays, cet appel représente un véritable défi tant pour le gouvernement que pour les forces organisatrices elles-mêmes, car c’est le premier mouvement d’une telle ampleur depuis l’arrivée au pouvoir, à la suite d’un coup d’État, du Commandement révolutionnaire pour le salut national (Al-Inqaz) en 1989.
L’objectif déclaré du Rassemblement des professionnels au cœur de la capitale consistait, au départ, à présenter au gouvernement une note de protestation syndicale contre la politique économique. Mais l’escalade politique a élevé le plafond des demandes, désormais matérialisées par une lettre au palais présidentiel appelant ouvertement à la démission du président Omar Hassan Al-Bachir. Face au mouvement impressionnant qui gagne les villes du Soudan, grandes ou petites, le gouvernement semble hésiter entre le recours à la ruse et à une apparente souplesse ou à la répression avec un usage excessif de la force auquel il a habitué le pays pendant les trois dernières décennies.
UN MOUVEMENT SANS PRÉCÉDENT
Le Soudan a certes connu, depuis son indépendance en 1956, des expériences de révolutions populaires qui ont réussi à renverser par deux fois une dictature totalitaire : celle du maréchal Ibrahim Abboud en 1964, puis celle du général Gaafar Nimeiry en 1985. Mais la révolte actuelle semble différente en tous points des précédentes. Si les premières avaient pris appui sur un mouvement syndical à l’apogée de sa force et un mouvement politique structuré dans les grandes villes du Soudan, notamment dans la capitale, le soulèvement actuel s’est formé dans les villes de l’extrême nord du pays à partir de Atbara, agglomération ouvrière et illustre berceau du syndicalisme soudanais. Elle s’est ensuite rapidement propagée, l’onde de choc frappant des villes septentrionales proches telles que Berber et Damer puis Danqala et Karima. La révolte des villes a gagné l’est avec Qadarif, Port Soudan et Kasla, puis l’ouest avec Abyad et Rahd enfin le Nil blanc.
Le mouvement populaire présente un aspect éclectique, regroupant de multiples catégories très différentes de la population. Le séisme a pris de court un pouvoir habitué à concentrer les forces de l’ordre dans la capitale afin d’y prévenir une tentative de coup d’État. Outre la force et la vivacité du mouvement, ce qui inquiète fortement le gouvernement, c’est la clarté des objectifs politiques. Ceux-ci ne sont plus simplement économiques, malgré une conjoncture dominée par la faim et la pauvreté. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a ainsi estimé à plus de 20 millions les personnes vivant sous le seuil de pauvreté au Soudan, ce qui représente près du tiers du nombre total de pauvres dans tous les pays arabes, à savoir 66 millions de personnes.
Les slogans clamés par les manifestants dans les villes sont essentiellement politiques. L’expression qui revient le plus souvent est : « liberté, paix et justice ». Et aussi : « la révolution est le choix du peuple ». Ce qui révèle la profondeur des aspirations populaires et la force de l’idée révolutionnaire.
Ce saut qualitatif a hissé la lutte, sans préliminaires, à un niveau inédit : en dépit de la pauvreté et de la faim, le peuple a clairement exprimé sa volonté d’en finir avec le pouvoir des Frères musulmans et de voir se lever une aube nouvelle. Il est tout aussi clair que le mouvement islamiste a entièrement épuisé sa mission, laissant derrière lui un lourd héritage : un délitement de l’État sur tous les plans, économique, politique, culturel, voire, paradoxalement, sur le plan religieux si l’on considère les ravages faits par le mélange « diabolique » entre religion et corruption.
Lors de sa rencontre avec les rédacteurs en chef des médias soudanais, le chef des services de renseignement, Salah Quoch a considéré le mouvement comme une révolte spontanée, éloignée des partis politiques. Mais en exemptant ainsi les partis politiques de toute implication, le chef des services de renseignement voulait surtout dire qu’il s’agissait d’un mouvement populaire sans avenir. Affirmation qui devait rapidement être démentie par les faits. Salah Qoch a alors attribué la responsabilité des événements à des forces subversives et à des agents provocateurs infiltrés parmi les manifestants, et qui auraient été formés, entraînés et téléguidés par le Mossad israélien. Il visait tout particulièrement des membres du Mouvement de libération du Soudan (MLS) groupe rebelle du Darfour conduit par Abdul Wahid Al-Nour. L’accusation ainsi lancée trahissait l’état de choc ressenti par le parti gouvernemental face à la révolution. Les régions où ont été saccagées les antennes du parti au pouvoir, le Congrès national à Atbara, Damer ou Berber se caractérisent par un tissu social dont la composante darfourienne est négligeable et qui sont plutôt considérées — par le régime du moins — comme des bastions du mouvement islamiste.
LA MANIFESTATION LA PLUS IMPRESSIONNANTE
Le mouvement populaire se poursuit et tout indique que la population dans les villes a pris l’initiative et continue de défier le gouvernement. De nombreuses villes ont ainsi vu la population braver l’état d’urgence et le couvre-feu qui y ont été instaurés. L’événement le plus important et le plus significatif s’est sans doute produit le 25 décembre dans la capitale, où tous les quartiers étaient submergés par les masses de manifestants. En tête des cortèges défilaient des représentants de tout le spectre syndical, des différents secteurs professionnels, ainsi que les chefs des partis politiques. La manifestation a été la plus impressionnante que le pays ait connue depuis le coup d’État d’Omar Al-Bachir en 1989.
Malgré l’usage excessif de la force et les tirs à balles réelles visant à disperser les manifestants, la population a exprimé, par sa détermination à défier le pouvoir, un message clair selon lequel la révolution était désormais en marche, avec plus de force et de vitalité que jamais. Le centre de la capitale ressemble désormais à un champ de bataille avec le déploiement massif des blindés et des soldats. Dans l’immédiat, la mission des syndicats aura pourtant été couronnée de succès, comme le montre le communiqué du Rassemblement des professionnels. Celui-ci dénonce le fait que les autorités aient « déployé des forces de sécurité et des soldats par milliers, appuyés par des blindés et tirant à balles réelles sur les manifestants pour l’empêcher de parvenir avec ses partenaires de la société civile, les partis politiques, et les masses populaires soudanaises au palais, afin d’y remettre le mémorandum réclamant la démission du président ».
Les syndicats se sont félicités d’avoir atteint leur objectif en réalisant une unité qui n’avait plus cours depuis des décennies. « Nous avons exprimé avec force notre position, celle de la volonté du peuple réuni. »Le climat est à la confiance retrouvée, les forces rassemblées ayant l’impression d’avoir gagné la première manche malgré un bilan lourd estimé par des sources médicales à quarante morts.
Ce sentiment est général : les forces politiques de l’opposition représentées principalement par la coalition des Forces du consensus national (Ij’maa), et du Front révolutionnaire soudanais (Nidaa As-Soudan), avaient tenu mardi 25 décembre, avant la marche du Rassemblement des professionnels, une réunion au siège du Parti communiste à Khartoum. Décidant d’oublier leurs divergences elles entendaient coordonner leurs efforts en vue d’obtenir « la chute du régime ». Un consensus s’est ainsi dégagé pour la destitution du président Omar Al-Bachir, la formation d’un conseil présidentiel transitoire et d’un gouvernement de technocrates dont la mission serait de préparer le retour à une vie politique marquée par un véritable pluralisme des partis et l’avènement d’un nouveau régime. Objectif qui supposait d’accentuer la lutte afin d’obliger le président à démissionner.
Les diverses composantes islamistes du gouvernement sont de leur côté en proie à de fortes dissensions quant à la réaction à adopter face à la révolte des villes. Dans une course fébrile au changement, elles avaient elles-mêmes tenu une réunion le vendredi 21 décembre. Les dirigeants du mouvement islamiste, éclaté en plusieurs courants rivaux dont le Parti du congrès populaire dirigé par Ali Al-Hadj, le mouvement d’Al-Islah sous la conduite de Ghazi Salahuddine, le Conseil de la choura du mouvement islamique présidé par Al-Fateh Ezzeddine y ont rencontré le général Kamal Abdoul Maarouf, chef d’état-major de l’armée. L’idée d’une prise du pouvoir par les militaires y aurait été évoquée. Abdel Maarouf en aurait accepté le principe, à charge pour lui de consulter les autres membres de l’état-major.
Le même jour la délégation a également rencontré Sadek Al-Mahdi, le chef du parti Al-Oumma et certains dirigeants de l’opposition comme la coalition de Nidaa As-Soudan présidée par Al-Mahdi afin de préparer le terrain à de futures négociations portant sur la démission de l’exécutif, l’instauration d’une période transitoire et d’un gouvernement de technocrates.
L’INCONNUE DE LA JEUNESSE
Sauf qu’un nouveau facteur est entré en jeu qui devrait infléchir le cours des événements : les forces de la jeunesse, véritable moteur de la révolte populaire dans toutes les villes soudanaises. Or cette jeune génération est née à l’ombre du pouvoir islamiste, dans une rupture avec le passé qu’ont pu connaître les partis politiques avant Omar Al-Bachir. C’est une génération foncièrement rebelle, grandie hors du champ de la polarisation confessionnelle. De nombreux jeunes cherchent à s’élever au-dessus des arrangements habituels entre partis, et voudraient voir le mouvement actuel dépasser les compromis habituels, qui consistent à se contenter d’un changement de gouvernement. Ils visent au contraire un changement de régime, loin de l’emprise religieuse sur la politique1.
C’est cette aspiration à une vraie révolution qui s’est exprimée dans les slogans scandés par les jeunes : « liberté, paix, justice ». Autrement dit un facteur actif, décisif fait désormais partie de l’équation politique. Il apporte une autre vision de l’avenir et veut rompre avec les pratiques anciennes, instaurer un État moderne bâti sur l’égalité, le droit, et des valeurs nouvelles pour une vie nouvelle. Les dirigeants politiques actuels, notamment dans l’opposition, sont pour la plupart d’un âge avancé. La rue aura naturellement tendance à se tourner vers les jeunes qui réclament un vrai changement. La période à venir devrait donc connaître une plus grande agitation politique, face à des choix cruciaux et de graves périls.
Soit le mouvement islamiste tente de prendre tout le monde de court par une révolution de palais, qui serait sans nul doute accueillie par une forte opposition populaire ; soit les derniers quarterons d’islamistes s’entendent avec des forces politiques influentes comme celles de Sadek Al-Mahdi, qui semble plus enclin aux solutions de compromis, conformément à sa vision et son programme d’un atterrissage en douceur : mettre fin au pouvoir du Congrès national, mettre en place une phase transitoire avec un congrès de toutes les forces politiques soudanaises, y compris les forces islamistes, pour débattre du pouvoir à venir. Solution qui serait également rejetée par la population, notamment par la jeune génération, mais aussi par d’autres forces comme celle de l’Ij’maa (coalition de l’opposition) emmenées par l’ex-président du barreau des avocats arabes Farouk Abou Issa.
La troisième option possible, qui aurait clairement la préférence du peuple, serait celle du changement radical, avec l’éloignement des islamistes du pouvoir et une rupture avec le passé politique. Le paradoxe étant que cette solution, plus proche de la jeunesse et des forces de la révolution et plus apte à ramener le Soudan sur la carte des États modernes est justement celle qui sera combattue avec le plus de virulence par les forces confessionnelles traditionnelles et le mouvement islamiste.
Le mouvement actuel pourrait se heurter aux milices du mouvement islamiste qui décideraient d’entrer en action et n’hésiteraient pas à ouvrir le feu.
La question est de savoir dans quelle mesure les forces militaires et celles de la police pourront rester impassibles face à de tels périls. Entreront-elles sur scène pour soutenir le mouvement comme l’espèrent certains, et trancher le conflit en faveur du peuple, comme lors des deux soulèvements populaires de 1964 et 1985 ?
Tout indique que la révolte populaire soudanaise se poursuit et monte en puissance, avec la volonté affirmée de mettre un terme au régime actuel, alors que se poursuivent parallèlement des négociations marathoniennes entre divers partis et forces politiques dans l’espoir de favoriser une sortie de crise.
DE L’INDÉPENDANCE À LA FRAGMENTATION
1er janvier 1956. Fin de la présence britannique et accession à l’indépendance. Une rébellion a éclaté dans les provinces du Sud durant l’été 1955.
Novembre 1958. Coup d’État militaire.
Octobre 1964. Insurrection populaire, chute de la dictature, instauration d’un régime parlementaire.
25 mai 1969. Coup d’État des « officiers libres » dirigés par le général Gaafar Al-Nemeiry.
Juillet 1971. Échec d’une tentative de coup d’État d’extrême gauche. Sanglante répression contre le puissant Parti communiste.
1972. Les accords d’Addis-Abeba mettent fin à la guerre civile avec le Sud qui se poursuit depuis dix-sept ans. Le Sud obtient une « autonomie régionale ».
1983. Nemeiry instaure la charia. Reprise de la guerre au Sud.
Mars-avril 1985. Une insurrection populaire doublée d’un coup d’État met fin au régime de Nemeiry.
30 juin 1989. Des officiers islamistes dirigés par Omar Al-Bachir s’emparent du pouvoir. La guerre avec le Sud s’intensifie.
9 janvier 2005. Signature d’un accord, qui prévoit un référendum d’autodétermination dans le Sud.
4 mars 2009. La Cour pénale internationale émet un mandat d’arrêt contre Omar Al-Bachir pour crimes contre l’humanité. L’année suivante, l’accusation de génocide sera rajoutée.
Janvier 2011. Le Sud vote massivement pour l’indépendance, avant de sombrer dans la guerre civile.