Yavné : un plaidoyer juif pour l’égalité en Israël-Palestine
Peter Beinart 12/07/2020 |
Qu’est-ce qui fait de quelqu’un un Juif – pas seulement un Juif de nom, mais un juif en bonne et due forme – aujourd’hui ? Dans les milieux harédis [orthodoxes], être un vrai juif signifie adhérer à la loi religieuse.
Tradotto da Fausto Giudice
Dans les milieux juifs de gauche, cela signifie défendre des causes progressistes. Mais ces milieux sont marginaux. Dans les plus larges secteurs de vie juive – là où se trouvent le pouvoir et la respectabilité – être un Juif signifie avant tout soutenir l’existence d’un État juif. Dans la plupart des communautés juives du monde, rejeter Israël est une plus grande hérésie que de rejeter Dieu.
La raison en est rarement expliquée, surtout parce qu’elle est considérée comme évidente : s’opposer à un État juif signifie risquer un second holocauste. Cela met le peuple juif en danger existentiel. Dans les époques précédentes, les juifs excommuniés étaient appelés apikorsim, incroyants. Aujourd’hui, on les appelle kapos, collaborateurs des nazis. Par un tour de passe-passe historique qui transforme les Palestiniens en nazis, la peur de l’anéantissement en est venue à définir ce que signifie être un Juif authentique.
J’ai grandi avec ces postulats, et ils m’entourent encore. Ils imprègnent les communautés dans lesquelles je prie, j’envoie mes enfants à l’école et je retrouve beaucoup de mes amis les plus proches. Au fil des ans, j’ai appris à vivre dans ces espaces tout en remettant publiquement en question les actions d’Israël. Mais remettre en question l’existence d’Israël en tant qu’État juif est un ordre d’offense différent – c’est comme cracher au visage des gens que j’aime et trahir les institutions qui donnent un sens et de la joie à ma vie. En outre, l’existence d’un État juif a longtemps été précieuse pour moi aussi. J’ai donc respecté certaines lignes rouges.
Malheureusement, la réalité ne l’a pas fait. Au fil des ans, il est devenu de plus en plus clair que l’État juif inclut le contrôle israélien permanent de la Cisjordanie. À chaque nouvelle élection, indépendamment des partis qui entrent au gouvernement, Israël a continué à subventionner la colonisation juive dans un territoire où les Palestiniens n’ont pas de citoyenneté, de justice équitable, de libre circulation et de droit de vote pour le gouvernement qui domine leur vie. Israël a construit des autoroutes pour ces colons juifs afin qu’ils puissent traverser facilement la ligne verte – qui apparaît rarement sur les cartes israéliennes – pendant que leurs voisins palestiniens se morfondent aux points de contrôle. La Cisjordanie abrite l’un des politiciens les plus puissants d’Israël, deux de ses juges de la Cour suprême et sa plus récente école de médecine.
Aujourd’hui, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a juré d’annexer des parties de la terre qu’Israël contrôle brutalement et de façon antidémocratique depuis des décennies. Et en regardant tout cela, j’ai commencé à me demander, pour la première fois de ma vie, si le prix d’un État qui favorise les Juifs par rapport aux Palestiniens n’est pas trop élevé. Après tout, ce sont les êtres humains – tous les êtres humains – et non les États qui sont créés b’tselem Elohim, à l’image de Dieu.
La douloureuse vérité est que le projet auquel les sionistes libéraux comme moi se sont consacrés pendant des décennies – un État pour les Palestiniens séparé d’un État pour les Juifs – a échoué. La solution traditionnelle de deux États n’offre plus d’alternative convaincante à la voie actuelle d’Israël. Elle risque de devenir, au contraire, un moyen de camoufler et de permettre cette voie. Il est temps pour les sionistes progressistes d’abandonner l’objectif de la séparation entre Juifs et Palestiniens et d’embrasser l’objectif de l’égalité entre Juifs et Palestiniens.
Cela n’exige pas d’abandonner le sionisme. Il faut en faire revivre une compréhension qui a été largement oubliée. Il faut faire la distinction entre la forme et l’essence. L’essence du sionisme n’est pas un État juif en terre d’Israël : c’est un foyer juif en terre d’Israël, une société juive florissante qui à la fois offre un refuge aux Juifs et enrichisse l’ensemble du monde juif. Il est temps d’explorer d’autres moyens d’atteindre cet objectif, de la confédération à un État binational démocratique, qui ne nécessitent pas de soumettre un autre peuple. Il est temps d’envisager un foyer juif qui soit aussi un foyer palestinien.
Les Juifs ont fait la distinction entre la forme et l’essence à d’autres moments critiques de notre histoire. Pendant environ un millier d’années, le culte juif consistait à apporter des sacrifices au Temple de Jérusalem. Puis, en l’an 70 de notre ère, alors que le Temple était sur le point de tomber, le rabbin Yohanan ben Zakkaï a imaginé une alternative. Il a demandé à l’empereur romain de « me donner Yavné et ses Sages ». Des académies de Yavne est née une nouvelle forme de culte, basée sur la prière et l’étude. Il s’est avéré que le sacrifice d’animaux n’était pas essentiel pour être un Juif. Le soutien à un État juif ne l’est pas non plus. Notre tâche en ce moment est d’imaginer une nouvelle identité juive, une identité qui n’assimile plus l’égalité des Palestiniens au génocide juif. Une identité qui considère la libération des Palestiniens comme faisant partie intégrante de la nôtre. C’est ce que Yavné veut dire aujourd’hui.
Pour comprendre pourquoi la solution classique à deux États est morte, il faut comprendre comment est née son incarnation actuelle : de la défaite palestinienne. Pendant la majeure partie du XXe siècle, les Palestiniens ont cherché à créer un État propre sur l’ensemble du territoire situé entre le Jourdain et la Méditerranée. Mais dans les années 1970, les intellectuels palestiniens ont commencé à admettre publiquement que cette longue lutte avait échoué. Dans une amère concession à la réalité, ils ont proposé que les Palestiniens cherchent plutôt à établir ce qu’ils ont appelé un « mini-État » en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et dans la bande de Gaza. En 1988, lorsque l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a reconnu Israël, cela est devenu sa position officielle. Même le mouvement islamiste Hamas – qui n’a pas reconnu Israël – a adopté à plusieurs reprises le « mini-État » comme base d’une trêve à long terme.
Dès le début, cependant, les Palestiniens ont été clairs sur ce dont ils avaient besoin en échange de ce compromis historique. « La pierre angulaire » de la concession, a écrit l’historien palestinien Walid Khalidi dans son essai novateur de 1978, « Penser l’impensable », « est le concept de souveraineté palestinienne. Pas de demi-souveraineté, ou de quasi-souveraineté ou d’ersatz de souveraineté. Mais un État palestinien souverain et indépendant ». (À ce jour, les Palestiniens s’opposent dans leur grande majorité aux restrictions de la souveraineté d’un futur État palestinien). Une deuxième condition pour accepter le « mini-État » était que les ambitions territoriales palestiniennes ne soient pas davantage réduites : après avoir donné leur accord à un pays sur 22 % du territoire situé entre le fleuve et la mer, les Palestiniens ont estimé qu’ils avaient déjà fait assez de compromis.
Si Israël avait accepté ces principes au cours de ses nombreuses négociations de paix, rien ne garantit que le conflit israélo-palestinien aurait pris fin. Les réfugiés palestiniens auraient toujours voulu avoir le droit de retourner dans leurs foyers dans ce qui est aujourd’hui Israël. (bien que, ces dernières années, le leader de l’OLP Mahmoud Abbas aurait accepté des limitations substantielles de ce droit). Les Palestiniens qui vivent en Israël en tant que citoyens (parfois appelés Arabes israéliens ») auraient encore pu s’irriter de vivre dans un État juif. Pourtant, deux États auraient pu être le début d’une solution plus durable. Nous ne le saurons probablement jamais car, dans les décennies qui ont suivi l’acceptation par les Palestiniens d’un État basé en Cisjordanie, Israël l’ a rendu impossible.
Israël a redéfini le « statut d’État » palestinien pour y inclure un territoire et une souveraineté toujours moindres, violant ainsi les deux exigences fondamentales d’un mini-État. En 1982, l’ancien adjoint au maire de Jérusalem, Meron Benvenisti, a averti qu’il était « minuit moins cinq » pour la solution des deux États parce que 100 000 colons juifs allaient bientôt habiter la Cisjordanie et Jérusalem-Est – un nombre qu’il considérait incompatible avec la création d’un État palestinien à proximité des lignes de 1967. Mais comme de plus en plus de Juifs se sont installés en Cisjordanie, Israël a exigé qu’un État palestinien comprenne des enclaves israéliennes de plus en plus importantes. En 2000, lorsque la population des colons à Jérusalem-Est et en Cisjordanie a dépassé 365 000 personnes, le Premier ministre Ehud Barak a proposé qu’Israël annexe 9% de la Cisjordanie et compense les Palestiniens avec un neuvième de cette superficie de terres à l’intérieur d’Israël proprement dit. En 2020, avec un nombre de colons approchant les 650 000, Donald Trump, en consultation avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, a proposé qu’Israël annexe jusqu’à 30 % de la Cisjordanie et indemnise les Palestiniens avec environ la moitié de la terre à l’intérieur d’Israël, dont une grande partie est désertique.
Dans le même temps, les dirigeants israéliens ont clairement indiqué qu’un État palestinien ne peut posséder rien qui ressemble à des pouvoirs souverains. Barak avait proposé qu’un État palestinien accepte des troupes israéliennes le long de sa frontière orientale avec la Jordanie pendant 12 ans. Netanyahou est allé plus loin, déclarant que pour « avoir leur propre entité que Trump définit comme un État », les Palestiniens doivent « consentir à un contrôle complet de la sécurité israélienne partout ». En d’autres termes, les Palestiniens peuvent créer une entité que les USA appellent un État tant qu’il n’en est pas réellement un.
Les commentateurs attribuent parfois ce durcissement des attitudes israéliennes aux effets désillusionnants de la violence palestinienne. Mais au cours des 15 dernières années, en grande partie grâce à la coopération des Palestiniens avec Israël en matière de sécurité, le nombre d’Israéliens tués par des Palestiniens a diminué de façon spectaculaire : de plus de 450 en 2002, au plus fort de la deuxième Intifada, à une moyenne de moins de 30 par an depuis la fin de la deuxième Intifada en 2005. (Le nombre de Palestiniens tués par Israël est bien plus élevé.) Pourtant, le soutien israélien à un État palestinien n’a cessé de diminuer. Au cours de la dernière décennie, à une époque de relative quiétude palestinienne, le rythme de croissance des colonies s’est accéléré et les électeurs israéliens ont fait de Netanyahou, opposant de longue date à la souveraineté palestinienne, le premier ministre le plus longtemps en fonction dans l’histoire de leur pays. Les économistes parlent de « préférence révélée » – comprendre ce que les gens veulent non pas par ce qu’ils disent mais par ce qu’ils font. Et, comme l’a fait valoir le journaliste israélien Noam Sheizaf, la préférence révélée des Juifs israéliens est claire : un État dans lequel des millions de Palestiniens ne jouissent pas des droits fondamentaux.
Alors que la perspective d’un État palestinien viable s’est éloignée, un nombre croissant de Palestiniens ont adopté l’idée d’un seul État dans lequel ils jouiraient de droits égaux. En 2011, selon les données que m’a communiquées l’enquêteur palestinien Khalil Shikaki, deux fois plus de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ont préféré deux États à un seul. Cette année, les deux options étaient pratiquement à égalité dans les sondages. La perspective d’un seul État égal est particulièrement populaire parmi les jeunes Palestiniens. En 2019, selon Shikaki, les Palestiniens âgés de 18 à 22 ans préféraient un seul État par une marge de 5 %. Un seul État est la préférence du propre fils d’Abbas
Les défenseurs de la séparation entre Juifs et Palestiniens soutiennent qu’un seul État égal est encore moins réaliste que deux, car il est encore plus un anathème pour la population qui détient le plus de pouvoir : les Juifs israéliens. Mais c’est passer à côté de l’essentiel. Aujourd’hui, les deux États et un État égal sont tous deux irréalistes. La bonne question n’est pas de savoir quelle vision est la plus attrayante en ce moment, mais laquelle peut générer un mouvement assez puissant pour apporter un changement fondamental.
La solution à deux États – qui en est venue à signifier une Palestine fragmentée sous contrôle israélien de facto – ne peut pas faire cela. Elle ne donne plus d’espoir. Et lorsque l’oppression rencontre le désespoir, le résultat peut être une rage nihiliste. En 2015, une « intifada des coups de couteau » a éclaté à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Ces attaques, menées par de jeunes Palestiniens, n’étaient pas coordonnées ; elles n’exprimaient aucune revendication politique. Le journaliste israélien Gershom Gorenberg les a qualifiées de « désespoir exprimé avec des couteaux ».
Si la solution à deux États se décompose sans une alternative convaincante, c’est peut-être cela l’avenir : des spasmes d’une violence terrifiante mais non coordonnée. L’annonce du « plan de paix » de Trump – avec son acceptation implicite de l’annexion israélienne – a déjà produit un pic dans le soutien palestinien à la « lutte armée ». Et si la lutte armée éclate, les Juifs d’Israël et de la diaspora qui soutiennent déjà les politiques qui infligent la violence aux Palestiniens interpréteront une réponse palestinienne violente comme une licence pour une brutalité toujours plus grande.
Aujourd’hui, les dirigeants israéliens trouvent le statu quo tolérable. Mais lorsque la violence palestinienne révèle qu’il ne l’est pas, ces dirigeants – qui ont rendu la séparation impossible – pourraient se rapprocher des politiques d’expulsion massive. Cette perspective n’est pas aussi éloignée qu’il n’y paraît. D’éminents Israéliens – de l’auteur Tom Segev à l’historien de l’Holocauste Yehuda Bauer, de la correspondante du Haaretz Amira Hass à l’écrivain palestinien israélien Sayed Kashua – mettent en garde contre cela depuis des années. Entre un tiers et la moitié des Juifs israéliens disent régulièrement aux sondeurs que les Palestiniens devraient être encouragés ou forcés à quitter le pays. L’année dernière, lorsque l’Institut israélien pour la démocratie a demandé aux Juifs israéliens ce qu’il faudrait faire des Palestiniens de la zone C – qui comprend plus de la moitié de la Cisjordanie – si Israël annexait ce territoire, la réponse la plus populaire a été qu’ils devraient être physiquement déplacés. Déjà, selon le groupe israélien de défense des droits humains B’Tselem, la politique israélienne à Jérusalem-Est – qui révoque la résidence des Palestiniens s’ils quittent la ville pendant une période prolongée – « vise à faire pression sur les Palestiniens pour qu’ils partent» Au début de cette année, le plan Trump a intégré une idée préconisée depuis longtemps par l’ancien ministre de la Défense et des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, selon laquelle Israël redessinerait sa frontière pour qu’environ 300 000 citoyens palestiniens d’Israël se retrouvent à l’extérieur du pays.
C’est vers cela qu’Israël se dirige, alors que la solution des deux États meurt. L’annexion n’est pas la fin de la ligne. C’est une étape sur la route de l’enfer.
Éviter un avenir dans lequel l’oppression dégénère en nettoyage ethnique exige une vision qui peut inspirer non seulement les Palestiniens, mais le monde entier. L’égalité l’offre. De nombreux mouvements politiques du siècle dernier qui parlaient dans la langue de l’indépendance nationale – du FLN algérien au FNL vietnamien- se sont effacés comme modèles. Mais la demande d’égalité – telle qu’elle s’est manifestée dans le mouvement des droits civiques, le mouvement anti-apartheid et le mouvement Black Lives Matter – conserve un énorme pouvoir moral. Les dirigeants d’Israël eux-mêmes le reconnaissent. En 2003, le futur Premier ministre israélien Ehud Olmert a averti que lorsque les Palestiniens remplaceraient la « lutte contre l’occupation » par la « lutte pour un homme- un vote », cela s’avérerait « une lutte beaucoup plus populaire et finalement beaucoup plus puissante ».
Une lutte pour l’égalité pourrait faire surgir des dirigeants palestiniens qui possèdent l’autorité morale qui fait défaut à Abbas et au Hamas. La poursuite de la séparation entraîne les observateurs à chercher des dirigeants palestiniens à Ramallah ou à Gaza. Mais comme l’a fait remarquer l’homme d’affaires et écrivain palestino-usaméricain Sam Bahour, les politiciens palestiniens qui parlent le plus efficacement d’égalité résident à l’intérieur de la Ligne verte : ce sont les législateurs qui composent la Liste unifiée [al-Qa’imah al-Mushtarakah/HaReshima HaMeshutefet/Joint List] à dominance palestinienne d’Israël. Lorsque le leader de la Liste unifiée, Ayman Odeh, a prononcé son discours inaugural à la Knesset en 2015, il a parlé de « Majid, un étudiant arabe de l’université de Tel-Aviv qui ne peut pas louer d’appartement » parce que les gens raccrochent le téléphone lorsqu’ils « captent son accent ou entendent son nom », et de « Imad et Amal, un jeune couple arabe à la recherche d’un logement » dans un pays qui a construit « 700 villes juives et pas une seule ville arabe » depuis sa fondation. Odeh – qui orne son bureau d’affiches de Nelson Mandela et de Martin Luther King Jr – s’est également engagé à protéger les droits des Juifs vulnérables, « même ceux à qui on a appris à nous haïr », car « eux aussi, comme nous, sont dignes d’être traités sur un pied d’égalité ».
Odeh soutient officiellement la solution à deux États. Mais la vision d’égalité de la Liste unifiée à l’intérieur de la Ligne verte peut être étendue au-delà de celle-ci. Et aux USA et dans le monde entier, cette vision porte en elle toute la force émotionnelle que craignait Olmert. En 2018, alors que la Knesset était sur le point d’adopter une « loi fondamentale » quasi-constitutionnelle déclarant que seuls les Juifs ont le droit à l’autodétermination nationale en Israël, plusieurs membres de la Liste unifiée ont proposé une alternative, qui affirmait au contraire « le principe d’une citoyenneté égale pour chaque citoyen ». Lorsqu’un défenseur des droits des Palestiniens a montré les lois concurrentes à cinq membres démocrates du Congrès US, ils ont tous admis du bout des lèvres qu’ils préféraient la seconde. Si un mouvement d’égalité prend de l’ampleur, cette tiédeur disparaîtra lorsque les démocrates aligneront leur vision pour Israël-Palestine sur leur vision égalitaire pour les USA. Bien que pratiquement aucun politicien usaméricain de premier plan ne soutienne aujourd’hui l’idée d’un État égalitaire en Israël-Palestine, un sondage réalisé en 2018 par l’Université du Maryland a révélé que les USAméricains âgés de 18 à 34 ans préfèrent déjà le concept à toute autre alternative par neuf points de majorité.
La lutte pour l’égalité rend également possible de nouvelles stratégies. En 1994, le processus de paix d’Oslo a créé l’Autorité palestinienne (AP), que de nombreux Palestiniens espéraient voir devenir l’embryon de leur État en Cisjordanie et à Gaza. Cependant, comme la perspective d’un État palestinien s’est évanouie, l’AP est devenue le sous-traitant d’Israël dans l’application de l’occupation, accomplissant des tâches qu’Israël préfère ne pas accomplir seul, du ramassage des ordures à la gestion des écoles en passant par la capture des voleurs. Bien qu’ayant perdu sa légitimité, l’AP persiste parce qu’elle fournit des emplois et un semblant d’ordre. Mais elle persiste aussi à cause d’une vision de la séparation qui en fait, de façon toujours plus grotesque, le gouvernement palestinien en attente. Libéré de cette vision, un mouvement d’égalité verrait l’AP comme une barrière à la liberté palestinienne et chercherait à l’abolir. Cette abolition comporterait des risques pour les Palestiniens ordinaires, mais elle augmenterait aussi considérablement le coût de l’occupation pour Israël, qui devrait déployer ses propres soldats et bureaucrates pour accomplir les tâches qu’il délègue maintenant aux sous-fifres palestiniens. Et cela montrerait au monde entier qu’il n’y a, en fait, qu’un seul pays entre le fleuve et la mer.
Animée par un mouvement pour l’égalité, Jérusalem pourrait devenir un modèle de politique égalitaire dans l’ensemble de la région israélo-palestinienne. Actuellement, la plupart des Palestiniens qui vivent dans la ville sont des résidents de Jérusalem mais pas des citoyens israéliens. Cela signifie que s’ils ne peuvent pas voter aux élections nationales israéliennes, ils peuvent voter aux élections locales de Jérusalem. Dans le passé, ils ont refusé de le faire à une écrasante majorité, car cela pourrait être perçu comme une légitimation du contrôle israélien sur Jérusalem-Est, que l’OLP revendique comme la future capitale de son État. Mais comme l’a souligné Ian Lustick, de l’université de Pennsylvanie, dans son livre Paradigm Lost, les sondages suggèrent que les Palestiniens de Jérusalem-Est préféreraient une citoyenneté égale en Israël à la citoyenneté dans un État palestinien. Si les Palestiniens de Jérusalem-Est – qui représentent près de 40 % de la population de la ville – commençaient à voter en grand nombre aux élections municipales et pour le poste de maire, ils pourraient créer quelque chose qui n’a pratiquement jamais existé en Israël-Palestine : un modèle de partage du pouvoir politique entre Juifs et Palestiniens.
Est-ce que tout cela pourrait conduire à un Israël-Palestine intégré et démocratique dans un avenir proche ? Bien sûr que non. Mais le progrès semble souvent utopique avant qu’un mouvement pour le changement moral ne prenne de l’ampleur. Selon un avocat de Caroline du Nord cité dans le livre de l’historien Jason Sokol, There Goes My Everything, « la déségrégation était absolument incompréhensible pour le Sudiste moyen » au milieu du 20ème siècle. Dans un discours faisant suite à l’accord du Vendredi Saint qui a fait des catholiques des citoyens égaux en Irlande du Nord, l’homme politique catholique John Hume a observé : « Ce qui était inconcevable est maintenant un lieu commun ». Tant en Israël que dans la diaspora, l’objection juive la plus fondamentale à l’égalité des Palestiniens n’est pas qu’elle soit impossible mais qu’elle est indésirable : qu’elle s’avérerait dysfonctionnelle et mettrait les Juifs en danger.
L’objection commence souvent par la constatation que les États binationaux – des États qui n’ont pas d’identité nationale globale – peuvent être violents et instables. Mais Israël est déjà un État binational : Le territoire sous son contrôle contient deux nations, l’une juive et l’autre palestinienne, dont les populations sont à peu près égales. Le gouvernement israélien gouverne de différentes manières dans les différentes parties du territoire situé entre la Méditerranée et le Jourdain, mais partout, il gouverne. Cela inclut la Cisjordanie, où l’armée israélienne – et l’armée d’aucun autre État – peut arrêter n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, y compris les hauts fonctionnaires de l’AP. Cela inclut également Gaza, dont les habitants ne peuvent pas importer de lait, exporter des tomates, voyager à l’étranger ou recevoir des visiteurs étrangers sans l’approbation d’Israël (et dans une moindre mesure de l’Égypte). Le binationalisme tacite d’Israël ne se manifeste pas dans la politique de l’État uniquement parce que les Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza ne peuvent pas voter pour les dirigeants qui les dirigent, et les citoyens palestiniens d’Israël – qui peuvent voter – sont généralement exclus des gouvernements de coalition israéliens. Ainsi, lorsque les commentateurs disent qu’un État binational israélo-palestinien serait violent et instable, ce qu’ils disent en réalité, c’est qu’il serait violent et instable si tout le monde pouvait voter.
Les preuves académiques, cependant, suggèrent le contraire. Dans un article paru en 2010 dans World Politics, basé sur un ensemble de données sur les conflits civils de 1946 à 2005, les politologues Lars-Erik Cederman, Andreas Wimmer et Brian Min ont constaté que « es groupes ethniques sont plus susceptibles d’engager un conflit avec le gouvernement plus ils sont exclus du pouvoir étatique ». De même, dans sa thèse non publiée, Collective Equality, la juriste israélienne Limor Yehuda note que de nombreuses études « constatent de fortes corrélations entre l’exclusion politique et la discrimination structurelle des groupes ethno-nationaux, et les guerres civiles ».
Le raisonnement est intuitif. Dans les sociétés divisées, les gens sont plus susceptibles de se rebeller lorsqu’ils ne disposent pas d’un moyen non violent d’exprimer leurs griefs. Entre 1969 et 1994, lorsque les protestants et le gouvernement britannique ont marginalisé les catholiques en Irlande du Nord, l’Armée républicaine irlandaise (IRA) a tué plus de 1 750 personnes. Lorsque l’accord du Vendredi Saint a permis aux catholiques de participer pleinement au gouvernement, la violence de l’IRA a largement cessé.
Pendant l’apartheid, l’African National Congress (ANC) de Mandela a également eu recours à la violence – ce qui, selon la plupart des Sud-Africains blancs, allait augmenter s’il prenait le pouvoir. Dans un sondage de 1987, environ 75% des Sud-Africains blancs déclaraient que « la sécurité physique des blancs serait menacée par un gouvernement noir ». La pratique des « colliers » de l’ANC, dans laquelle les militants mettaient des pneus remplis d’essence autour du cou des collaborateurs présumés et y mettaient le feu, était particulièrement terrifiante. Mais les Sud-Africains blancs ont mal compris la relation entre la violence et la liberté. Dans son livre One Country, l’auteur palestino-usaméricain Ali Abunimah cite le politologue Mahmoud Mamdani, qui explique : « Tant qu’il n’y avait pas d’alternative politique efficace, il était difficile de discréditer la pratique du collier sur le plan politique ». Mais « une fois qu’une manière non violente de mettre fin à l’apartheid est apparue comme une alternative… il n’y avait pratiquement plus personne le lendemain pour se faire le champion du collier».
Si les Palestiniens n’étaient pas aussi déshumanisés dans le discours public, il serait évident qu’ils préfèrent eux aussi ne pas tuer ou être tués lorsqu’ils peuvent faire valoir leurs droits de manière plus pacifique. Il suffit de comparer les Palestiniens qui jouissent de la citoyenneté israélienne à ceux qui n’en jouissent pas. Les citoyens palestiniens d’Israël, qui vivent beaucoup plus près des Juifs israéliens que les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, pourraient, s’ils le souhaitaient, terroriser les Juifs israéliens de manière beaucoup plus efficace. Pourtant, le terrorisme des citoyens palestiniens d’Israël est extrêmement rare. La meilleure explication est celle qu’offre la recherche en sciences politiques. Lorsque les Palestiniens de Gaza veulent protester contre les politiques israéliennes, ils n’ont guère d’autres choix que d’applaudir les tirs de roquettes du Hamas ou de marcher vers la clôture qui les enferme, au risque de se faire tirer dessus. En revanche, lorsque les citoyens palestiniens veulent protester contre les politiques israéliennes – y compris les politiques qui les discriminent – ils peuvent voter pour la Liste unifiée.
Cette déshumanisation des Palestiniens sous-tend également l’hypothèse juive largement répandue selon laquelle un Israël-Palestine égalitaire ne pourrait pas être une démocratie qui fonctionne. Les commentateurs juifs tendance faucon prétendent souvent (à tort) que le monde arabe ne contient pas de démocraties – l’implication étant qu’il y a quelque chose d’inhérent à l’arabité qui rend la démocratie impossible.
Un argument similaire a déjà été avancé à propos des Africains. « Partout en Afrique, les coups d’État, les insurrections et la violence politique ont été endémiques alors que les groupes ethniques luttaient pour la suprématie », déclarait un ministre sud-africain en 1988. « Pourquoi la règle de la majorité serait-elle différente en Afrique du Sud ?» La réponse est que l’Afrique du Sud – contrairement à beaucoup d’autres pays africains – contenait des conditions préalables essentielles qui rendent la démocratie libérale plus probable. Il en va de même pour Israël-Palestine.
L’une d’entre elles est le développement économique. La démocratie libérale est fortement corrélée au revenu par habitant, et le revenu par habitant combiné d’Israël et des territoires occupés est plus de trois fois plus élevé que celui du Liban, plus de six fois plus élevé que celui de la Jordanie, et plus de dix fois plus élevé que celui de l’Égypte. Il est certain qu’il existe un vaste fossé entre le revenu par habitant des Israéliens et celui des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza – un fossé qui posera des problèmes dans un État démocratique. Mais la démocratie est aussi fortement corrélée à l’éducation, et ici, tant Israël proprement dit que les territoires occupés sont bien mieux placés que leurs voisins. Le taux d’alphabétisation des adultes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est de 79 %. En Israël et dans les territoires occupés, il est de 97 %.
Israël-Palestine, comme l’Afrique du Sud post-apartheid, hériterait également d’un système démocratique qui fonctionne raisonnablement bien pour le groupe privilégié. Israël possède une bureaucratie compétente, une armée qui s’en remet largement aux dirigeants civils et, malgré les efforts de Netanyahou pour les saper, des journalistes et des juges qui conservent une indépendance importante. Les Juifs enclins à penser que les Palestiniens sont incapables de démocratie pourraient noter que ni l’AP en Cisjordanie ni le Hamas à Gaza ne tiennent régulièrement des élections libres. Mais cela ne tient pas compte du fait qu’en Cisjordanie et à Gaza, la répression est, de différentes manières, une entreprise commune entre les dirigeants palestiniens intéressés et l’État israélien, qui exerce le contrôle ultime. Le meilleur exemple de cette coopération autoritaire s’est produit en 2006 : Après que les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est eurent organisé des élections libres – qui ont donné au Hamas une majorité parlementaire -, Israël et les USA ont encouragé Abbas à déclarer l’état d’urgence et à ne pas tenir compte des résultats.
Ici aussi, le meilleur indice de la façon dont les Palestiniens agiraient en tant que citoyens est la façon dont ils agissent déjà en tant que citoyens. Les citoyens palestiniens d’Israël ne se contentent pas de participer à la démocratie israélienne. Ils sont, à bien des égards, les Israéliens les plus attachés aux principes démocratiques libéraux. En 2019, un sondage réalisé auprès de jeunes adultes par Roby Nathanson, Dahlia Scheindlin et Yanai Weiss a révélé que les citoyens palestiniens d’Israël accordaient plus d’importance à la liberté d’expression et à l’égalité des sexes que les Juifs israéliens. Dans deux autres enquêtes récentes, l’Institut israélien pour la démocratie a constaté que les citoyens palestiniens étaient plus susceptibles que les juifs israéliens de répudier l’usage de la violence à des fins politiques, de soutenir les quartiers intégrés et de dire que les perspectives juives et arabes sur le conflit israélo-palestinien devraient être enseignées dans les écoles. Lorsqu’on leur a demandé à quelle institution gouvernementale ils faisaient le plus confiance, les Juifs ont répondu : “Les Forces de défense israéliennes”. Les citoyens palestiniens d’Israël ont répondu : “La Cour suprême.”
Tout cela suggère que l’affirmation selon laquelle un État binational israélo-palestinien ne pourrait pas être pacifique et démocratique est mal fondée. Israël-Palestine est déjà binational. Plus il devient égal, plus il a de chances d’être pacifique et démocratique.
À quoi pourrait ressembler le système politique d’un Israël-Palestine égalitaire ? L’Afrique du Sud de l’après-apartheid a créé une déclaration des droits et une cour constitutionnelle forte. S’appuyant sur ces précédents, le commentateur palestino-usaméricain Yousef Munayyer a suggéré l’année dernière dans Foreign Affais qu’un futur Israël-Palestine pourrait consacrer un ensemble de droits individuels que 90 % des législateurs israéliens ont aboli [pour les Plaestiniens]
C’est un bon début. Mais, sur un point crucial, Israël-Palestine ne pourrait pas ressembler à l’Afrique du Sud de l’après-apartheid parce que l’Afrique du Sud n’est pas un État binational. Bien que les dirigeants de l’apartheid aient fait de leur mieux pour promouvoir les divisions ethniques et raciales, l’ANC – qui comprenait des Sud-Africains blancs, indiens et métis dans des postes importants – ne s’est jamais considéré comme représentant une nation noire séparée, mais plutôt la nation sud-africaine. Lorsque l’Afrique du Sud est devenue une démocratie pour tout son peuple, elle n’a pas eu besoin d’ajouter un trait d’union à son nom.
Israël pourrait le faire. En Israël-Palestine, il y a une identité nationale juive et une identité nationale palestinienne, mais pas d’identité nationale judéo-palestinienne, du moins pas encore. Lorsque les rédacteurs du journal progressiste +972 Magazine ont cherché un nom unique et inclusif pour décrire l’État unique situé entre le fleuve et la mer, ils n’ont trouvé que l’indicatif téléphonique.
En tant qu’État binational, un Israël-Palestine démocratique devrait protéger non seulement les droits individuels, mais aussi les droits nationaux. Ici, la Belgique et l’Irlande du Nord sont de meilleurs modèles. La Belgique binationale délègue un pouvoir énorme à ses trois régions – l’une composée principalement de Flamands néerlandophones, l’autre de Wallons francophones et la troisième, linguistiquement mixte – ainsi qu’à des « gouvernements communautaires », qui représentent les néerlandophones et les francophones, quel que soit leur lieu de résidence. Si 75 % des représentants flamands ou wallons au Parlement s’opposent à une législation importante, ils peuvent la bloquer. En Irlande du Nord, les deux chefs de gouvernement sont choisis, respectivement, par les plus grands partis catholique et protestant. Les décisions parlementaires importantes nécessitent un soutien important de la part des représentants des deux communautés. Ces formes de gouvernement coopératives – ou « consociatives » – ne sont pas toujours jolies. Entre 2010 et 2011, la Belgique a mis 589 jours, un record, pour former un gouvernement. Pourtant, les preuves académiques sont claires : les sociétés divisées qui partagent le pouvoir fonctionnent bien mieux que celles qui ne le font pas.
Des chercheurs ont imaginé différentes façons d’adapter ces modèles à la situation israélo-palestinienne tout en abordant les questions épineuses des droits nationaux, de l’immigration et des pouvoirs militaires. Certains impliquent le fédéralisme, un gouvernement central qui – comme en Belgique ou au Canada – transmet le pouvoir aux organes locaux, par l’intermédiaire desquels les Juifs et les Palestiniens gèrent leurs propres affaires. D’autres impliquent le confédéralisme, un État juif et un État palestinien qui confient chacun des pouvoirs à une autorité supranationale qui pourrait ressembler à l’Union européenne. A Land for All, un groupe qui promeut le confédéralisme, a proposé que les réfugiés palestiniens puissent retourner en Israël tout en étant citoyens de Palestine, tandis que les colons juifs pourraient rester en Palestine et rester citoyens d’Israël. Par ailleurs, le célèbre universitaire palestinien Edward Said a suggéré en 1999 que dans un État, « la loi du retour pour les Juifs et le droit de retour pour les réfugiés palestiniens devraient être envisagéeses et mis en œuvre ensemble ».
La réduction de la loi du retour ne doit pas empêcher Israël-Palestine d’être un foyer juif. Ce qui est crucial, si elle doit rester un refuge pour les Juifs, ce n’est pas qu’un Juif de New York puisse atterrir à Tel-Aviv et devenir citoyen dès le premier jour. C’est -à-dire que l’État inscrive dans sa constitution l’obligation d’être un refuge pour tout Juif – et oui, pour tout Palestinien – en détresse.
Ce principe pourrait être étendu aux affaires étrangères. Israël se vante aujourd’hui d’avoir un ministère des affaires de la diaspora chargé de promouvoir le bien-être des Juifs dans le monde entier. Un Israël-Palestine démocratique pourrait le conserver, et y ajouter un ministère chargé de promouvoir le bien-être des Palestiniens de la diaspora. Une description plus complète de la politique étrangère d’un Israël-Palestine démocratique nécessiterait son propre essai. Mais il convient de noter que même si des antagonistes régionaux comme l’Iran et le Hezbollah restaient, la liberté des Palestiniens saperait la justification fondamentale de leur antagonisme. De plus, ils seraient probablement confrontés à un Israël-Palestine jouissant d’une paix chaleureuse avec une grande partie du monde arabe.
Rien de tout cela ne signifie que le binationalisme démocratique en Israël-Palestine serait simple ou facile. Au contraire, il serait énormément compliqué. Mais les Juifs seraient bien placés pour défendre leurs intérêts – peut-être même si bien placés qu’ils empêcheraient une transformation fondamentale. Par rapport aux Sud-Africains blancs, les Juifs israéliens ont des liens transnationaux beaucoup plus forts avec une diaspora beaucoup plus importante. Ils représentent également une part bien plus importante de la population. Lorsque l’apartheid a pris fin, l’Afrique du Sud comptait 12 % de Blancs. Israël-Palestine est composé d’environ 50% de Juifs. Et même si la proportion de Juifs dans la population a diminué en raison de l’émigration, du retour des réfugiés et d’un taux de natalité plus faible, l’expérience de l’Afrique du Sud et des USA – où l’égalité politique n’a que marginalement remédié au gouffre économique entre les privilégiés et les opprimés – laisse penser que les privilèges économiques des Juifs perdureraient. Cela semble étrange à dire maintenant, mais des décennies après qu’Israël-Palestine aurait étendu le droit de vote à tous ses habitants, il est plus probable que des observateurs réfléchis s’inquiètent – comme ils le font actuellement en Afrique du Sud et aux USA – non pas que les conditions aient trop changé, mais qu’elles aient trop peu changé.
Malgré la preuve que dans un pays égalitaire, les Juifs ne pourraient pas seulement survivre, mais prospérer, il est généralement considéré comme acquis dans le discours juif dominant que sans souveraineté, les Juifs d’Israël seraient confrontés à un danger mortel. La conviction que les Juifs en terre d’Israël risquent un génocide sans un État juif est au cœur de ce que signifie être sioniste aujourd’hui.
Mais la plupart des fondateurs du sionisme n’y croyaient pas. Dans son livre Beyond the Nation-State, l’historien Dmitry Shumsky soutient que la demande d’un État juif n’a pas défini le sionisme avant les années 1940. Cela n’était pas seulement vrai pour les « sionistes culturels » comme Ahad Ha’am. C’était également vrai pour les « sionistes politiques » comme Theodor Herzl, Leon Pinsker, Ze’ev Jabotinsky, et même, pendant une grande partie de sa vie, David Ben-Gourion. Ces hommes ont mis l’accent sur l’autodétermination des Juifs – une communauté juive florissante qui aurait l’autonomie nécessaire pour gérer ses propres affaires – plutôt que sur la souveraineté juive. Shumsky soutient qu’en 1896, lorsque Herzl a publié son pamphlet L’État juif, « le sens conventionnel, assumé du terme “État” dans le contexte (multi)national immédiat dans lequel Herzl a été élevé et a vécu, faisait référence à un district autonome et non à un État-nation souverain ». En effet, dans le roman utopique de Herzl de 1902, Altneuland, qui imagine le retour des Juifs sur la terre d’Israël, la zone éponyme est un district de l’Empire ottoman. Comme l’expliquait Jabotinsky en 1909, « le plein pathos de notre idéal n’a jamais été axé sur la souveraineté, mais plutôt sur l’idée d’un territoire, d’une société juive compacte dans un espace continu… non pas un État juif mais une vie collective juive ». Jusque dans les années 1920, Ben-Gourion imaginait des collectifs juifs et palestiniens qui fonctionneraient comme des « États dans l’État », avec leurs propres parlements et premiers ministres autonomes.
Cela ne veut pas dire que les premiers sionistes étaient particulièrement préoccupés par les droits des Palestiniens. À quelques honorables exceptions près, comme Ahad Ha’am – et plus tard Martin Buber, Gershom Scholem, Judah Magnes et Henrietta Szold, qui étaient diversement impliqués dans l’organisation Brit Shalom, qui prônait un État binational – ils ne l’étaient pas. Les premiers sionistes se préoccupaient avant tout de créer un lieu de refuge et de réjuvénation pour les Juifs. Mais ils ne considéraient pas ces objectifs comme synonymes d’un État. Cela les rendait plus ouverts que la plupart des sionistes contemporains à des arrangements constitutionnels dans lesquels les Juifs et les Palestiniens jouissent d’une autonomie pour gérer leurs propres affaires. L’un des membres les plus éminents de la Liste unifiée, Ahmad Tibi, a proposé qu’Israël devienne un « État pour toutes ses nationalités » : un pays dans lequel les Juifs et les Palestiniens jouissent non seulement de droits individuels égaux, mais aussi de droits nationaux égaux. La vision de Tibi, selon Shumsky, « est profondément en accord avec les principaux aspects de l’imaginaire politique sioniste de la période pré-étatique ».
Comment le sionisme est-il passé d’une idéologie qui englobait des alternatives à l’État juif à une idéologie qui les assimile à un génocide ? Une partie de la réponse est qu’à la fin des années 20 et dans les années 30, sous le régime colonial britannique, l’augmentation de l’immigration juive a provoqué une violence accrue entre Palestiniens et Juifs, qui a conduit à la proposition de la Commission Peel en 1937 de diviser la Palestine en deux États ethno-religieux, une idée que de nombreux sionistes ont adoptée à contrecœur. Mais c’est l’Holocauste qui a fondamentalement transformé la pensée juive en matière de souveraineté. Dans les années 1940, note Shumsky, les sionistes ont envisagé « un nouveau contrat » avec le monde : « En échange de l’extermination de millions de juifs européens et de l’effacement de la personnalité juive collective des terres de la diaspora européenne, il faut donner aux juifs un État qui exprimerait uniquement l’identité nationale juive ».
Depuis l’Holocauste, les Juifs ont rétroactivement projeté le programme exterminationniste du nazisme sur l’opposition palestinienne au sionisme pré-étatique. Mais cette vision de l’Holocauste déforme la manière dont les Palestiniens se sont réellement comportés : pas comme des génocidaire judéophobes, mais plutôt comme un autre peuples chechant à obtenir des droits nationaux. Sous le régime colonial britannique, les dirigeants palestiniens ont fait pression pour obtenir des institutions représentatives qui pourraient permettre une transition rapide vers l’indépendance, tout comme les dirigeants nationalistes en Asie, en Afrique et dans le reste du Moyen-Orient. Tout en insistant généralement sur le fait que les Juifs déjà présents en Palestine méritaient l’égalité des droits, ils se sont opposés à l’immigration sioniste de masse, dont ils soupçonnaient, à juste titre, qu’elle se ferait à leurs dépens, d’autant plus que la Déclaration Balfour avait engagé la Grande-Bretagne à créer un « foyer national » pour les Juifs mais pas pour les Palestiniens. En 1937 et 1947, les Palestiniens ont rejeté les plans de partition qui leur offraient des Etats bien plus petits que le pourcentage de terres du pays qu’ils possédaient.
En 1929 et 1936, les soulèvements palestiniens ont tourné à la violence. Mais là aussi, les Palestiniens n’étaient pas une exception parmi les peuples luttant contre le colonialisme : les années 1919-1930 ont été marquées par de violents soulèvements en Égypte, en Irak, en Inde, en Syrie, en Indonésie, au Vietnam et en Birmanie, et les sionistes eux-mêmes ont recouru à la violence contre les Palestiniens et les Britanniques en Palestine mandataire. Même la volonté du grand mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, de collaborer avec les nazis dans les années 1940 – bien que méprisable et tragique – n’était pas unique parmi les dirigeants nationalistes des pays sous domination britannique et française, dont un certain nombre ont adopté une approche du type « l’ ennemi de mon ennemi [est mon ami] » face aux puissances de l’Axe qui combattaient leurs maîtres impériaux.
Pour toutes ces raisons, les sionistes pré-étatiques éminents ont eux-mêmes dépeint la résistance palestinienne non pas comme génocidaire mais comme compréhensible. « Toute population indigène du monde résiste aux colons tant qu’elle a le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du danger d’être colonisée », écrivait le faucon Jabotinsky en 1923. « C’est ce que font les Arabes en Palestine ».
La représentation des Palestiniens comme des judéophobes compulsifs – et la croyance correspondante que tout ce qui n’est pas un État juif constitue un suicide collectif – découle moins du comportement des Palestiniens que du traumatisme juif. Comme l’a fait remarquer le regretté universitaire israélien Yehuda Elkana, lui-même survivant de l’Holocauste, ce qui « motive une grande partie de la société israélienne dans ses relations avec les Palestiniens est… une interprétation particulière des leçons de l’Holocauste ». C’est cette optique de l’Holocauste qui a conduit le Premier ministre Menachem Begin, à la veille de l’invasion israélienne du Liban en 1982, à déclarer : « L’alternative à cela est Treblinka ». C’est ce qui permet aux organisations juives usaméricaines établies de participer à des conférences centrées sur le Moyen-Orient intitulées « Sommes-nous de nouveau en 1938 ? », Du « Droit d’exister » aux « Frontières d’Auschwitz » en passant par le « Judenrein », les analogies avec l’Holocauste structurent la conversation juive sur les Palestiniens même quand les Juifs n’en sont pas pleinement conscients. Les recherches universitaires suggèrent que plus des Juifs israéliens ont intériorisé un récit de persécution historique des Juifs, moins ils ont de sympathie pour les Palestiniens.
C’est à cause du prisme de l’Holocauste que tant de juifs sont convaincus que les écoles palestiniennes apprennent aux enfants palestiniens à haïr les juifs alors que les études universitaires ont montré à plusieurs reprises que les manuels palestiniens ne sont pas plus incendiaires que les manuels israéliens. C’est à cause de la lentille de l’Holocauste que lorsque la journaliste du Haaretz Amira Hass est allée vivre à Gaza, des Juifs israéliens lui ont dit qu’elle mettait sa « vie en danger ». (En fait, pendant ses quatre années à Gaza, elle a ressenti une « chaleur accueillante »). C’est à cause de la lentille de l’Holocauste que les juifs qui ont passé des décennies à développer des relations avec les dirigeants du Hamas – comme feu Menachem Froman, l’ancien rabbin de la colonie de Tekoa, et le rabbin Michael Melchior, un ancien ministre du cabinet israélien – sont ridiculisés ou ignorés lorsqu’ils laissent entendre que ces dirigeants sont prêts à vivre en paix. La lentille de l’Holocauste fait apparaître les Juifs qui reconnaissent l’humanité palestinienne comme naïfs, voire traîtres, et fait apparaître les Juifs qui considèrent les Palestiniens comme des assoiffés de sang comme réalistes et tenaces, même lorsque – comme c’est souvent le cas – ils n’ont jamais ouvert un livre d’un auteur palestinien ou mangé dans une maison palestinienne.
Cette déshumanisation déguisée en réalisme est un cancer. Non seulement elle transforme les Palestiniens en nazis, mais elle fait de quiconque défend la cause palestinienne un sympathisant nazi, coupable d’antisémitisme jusqu’à preuve du contraire. Elle conduit le gouvernement israélien et ses alliés juifs de la diaspora à considérer les militants qui boycottent Israël au nom de l’égalité des Palestiniens comme une plus grande menace pour la vie des Juifs que les politiciens suprémacistes blancs dont les partisans attaquent les synagogues. Elle conduit l’establishment juif usaméricain à enseigner la propagande du gouvernement israélien à de jeunes Juifs usaméricains alors qu’il devrait leur enseigner le judaïsme – convainquant ainsi toute une génération de jeunes Juifs usaméricains progressistes et engagés que la communauté qui les a élevés est moralement corrompue.
En fin de compte, assimiler les Palestiniens aux nazis ne fait pas que les menacer. Cela nous menace aussi. Un thème récurrent dans les écrits afro-américains – de Frederick Douglass à James Weldon Johnson en passant par James Baldwin – est qu’en faisant du mal aux Noirs, les Blancs se font aussi du mal à eux-mêmes. De nombreux Palestiniens saisissent une vérité similaire. « Le prisonnier rêve de liberté et la prison hante les rêves du gardien de prison », a déclaré Ayman Odeh, leader de la Liste unifiée, lors d’une conférence organisée par Haaretz en 2015. « Nous devons libérer les deux peuples. »
Depuis des générations, les Juifs ont considéré un État juif comme un tikkun, une réparation, un moyen de surmonter le legs de l’Holocauste. Mais cela n’a pas fonctionné. Pour justifier notre oppression des Palestiniens, l’État juif a exigé que nous les considérions comme des nazis. Et, de cette façon, il a maintenu vivant l’héritage de l’Holocauste. Le vrai tikkun est l’égalité, un foyer juif qui soit aussi un foyer palestinien. Ce n’est qu’en aidant à libérer les Palestiniens – et en les considérant comme des êtres humains, et non comme la réincarnation de notre passé torturé – que nous pourrons nous libérer de l’emprise de l’Holocauste. Le mot hébreu pour la paix, “shalom”, est lié au mot “shlemut”, l’intégralité. Seule la liberté des Palestiniens – condition préalable à une paix véritable en Israël-Palestine – peut rendre les Juifs entiers.
Lorsque le rabbin Yohanan ben Zakkaï a demandé à l’empereur romain de lui donner Yavné, il reconnaissait qu’une phase de l’histoire juive avait suivi son cours. Il était temps pour les Juifs d’imaginer un chemin différent. Ce temps est à nouveau venu. Imaginez un pays dans lequel, au coucher du soleil le 27 de Nissan, au début de Yom HaShoah – jour de commémoration de l’Holocauste – les coprésidents juif et palestinien amènent le drapeau sur la place du Ghetto de Varsovie à Yad Vashem alors qu’un imam délivre la doua’a [invocation] islamique pour les morts. Imaginez ces mêmes dirigeants, le 15 mai, réunis dans un cimetière restauré du village de Deir Yassin, site d’un futur musée de la Nakba, qui commémore les quelque 750 000 Palestiniens qui ont fui ou ont été expulsés lors de la fondation d’Israël, alors qu’un rabbin récite El Malei Rachamim, notre prière pour les morts.
C’est ce que Yavné peut signifier à notre époque. Il est temps de le construire.
Amitai Abouzaglo, Eliot Cohen et Philip Johnson ont contribué aux recherches pour cet essai.