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Brésil : Janaína, Freixo et le Copacabana Palace

Mário Maestri 26/08/2019
Trasncription de la chronique hebdomadaire de l’auteur sur Duplo Expresso du 15/08/2019

Tradotto da Jacques Boutard

Editato da Fausto Giudice

Il y a dix jours, Marcelo Freixo, député fédéral de Rio de Janeiro, a participé à un dialogue de quarante minutes dans l’émission diffusée sur YouTube “Quebrando o Tabu” [Brisons les tabous], avec Janaína Paschoal, l’histrionique putschiste de la première heure. L’émission a été vue environ cinq cent mille fois. Un énorme succès, donc. Beaucoup d’admirateurs de Marcelo Freixo n’ont pas compris l’écart énorme entre le courage personnel bien connu du député et son irrésolution politique, manifeste dans sa participation à cette émission et son contenu. L’échange affectueux d’idées entre la muse du putsch et l’étoile montante du PSOL a soulevé chez les internautes et les sympathisants des protestations, honteuses ou franchement énervées . 

Certains groupes politiques de gauche ont tenté d’expliquer les raisons de cet acte inacceptable, ce débat cordial, presque amoureux, avec une ennemie déclarée de la classe ouvrière et de tous les gens honnêtes, hommes et femmes, du pays. Une fois terminées les embrassades, tout s’est déroulé comme « avant au Quartier-général d’Abrantès » [comme si rien n’avait changé], une expression portugaise qui convient parfaitement pour décrire la situation actuelle au Brésil. En 1807, sur ordre de Napoléon, le général Jean Junot envahit le Portugal, déserté par la famille royale, sans rencontrer de résistance. Il installa son quartier-général dans la ville frontalière d’Abrantès, ce qui lui valut le titre de duc d’Abrantès. Il régna sur le pays, où tout continuait comme avant. Mais, contrairement à ce qui est le cas au Brésil, ce ne fut que pour une courte période, en raison de la prompte intervention des Britanniques. Les Anglais ne nous sortiront pas du bourbier dans lequel nous sommes plongés, mais peut-être les Argentins nous donneront-ils un amical coup de main.
La « sorcière de l’ Impeachment[i] » et le Dragon électoraliste
Beaucoup de gens ont traité Freixo d’opportuniste, pour avoir jeté aux orties ses principes et ses scrupules socialistes,afin de s’assurer un succès indiscutable de marketing électoral, avec la quasi-certitude de la victoire de sa prochaine candidature à la mairie de Rio de Janeiro. Grâce à cette causerie contre-nature, il a certainement réussi à édulcorer pour les électeurs du centre-droit sa réputation injustifiée de gauchiste. Après le débat, pas mal d’internautes ont accusé le député de trahir le combat de l’opposition et de valoriser la « Sorcière de l’Impeachment », qui a fait, il faut l’admettre, une présentation presque impeccable de ses positions et de ses actes infâmes ! 
Pendant des décennies, des intellectuels progressistes, gens de gauche et marxistes, ont accusé Fernando Henrique Cardoso de trahir, une fois président, les principes qu’il avait défendus en tant que sociologue. On affirme que ce revirement avait été affirmé dans une phrase que, pour être honnête, il n’a jamais prononcée : « Oubliez ce que j’ai écrit ». Cardoso a toujours été un penseur pro-capitaliste et pro-impérialiste, qui voyait une avancée dans la soumission du Brésil au grand capital et louait, lors du coup d’État de 1964, la rupture avec le gétulisme et le développementalisme national. Des positions en faveur du bradage, déjà exposées dans ses premiers écrits sur la « dépendance ».
Nous devons également être équitables envers Marcelo Freixo. Il n’a pas fait un pas en arrière lors de cette étrange fraternisation. Les visions du monde qu’il a admis avoir en commun avec cette putschiste endurcie sont au cœur même de sa nature politique. Une nature qui reflète les sentiments d’une grande partie de son électorat, qui n’a donc rien eu à critiquer dans cette indécente familiarité. La confusion des gens de gauche qui admirent Freixo, qu’ils soient de Rio ou du reste du Brésil, est due à la clarté, à la manière franche, directe et sans fard dont il a présenté ses conceptions politiques et sociales. 
Marcelo Freixo n’est pas un de ces transfuges qui ont abandonné la lutte menée autrefois contre le capital pour les délices de la collaboration de classe, comme un Zé Dirceu, un Antônio Palocci, un Marco Aurélio Garcia, pour citer quelques exemples illustres. Freixo a toujours été tel qu’il s’est montré sans pudeur dans « Quebrando o Tabu ». Cependant, cet infâme débat n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein, un faux pas inattendu dans les rangs de l’opposition, un écart inexplicable dans la lutte contre le coup d’État.
Au-delà des idiosyncrasies de ce piètre membre du PSOL[ii], le débat a révélé, clairement et cruellement, le trait dominant de ce que la chronique politique définit de manière inappropriée comme une opposition de gauche populaire à l’actuel gouvernement : une orientation politique presque uniquement capitulationniste de plus en plus forte.
Accepter le coup d’État
Haddad et les gouverneurs du Nord-Est, Boulos et Freixo du PSOL, Flávio Dino du PC do B, Tábata Amaral du PDT et tant d’autres protagonistes collaborationnistes, personnifient parfaitement la façon dont l’« opposition parlementaire » s’accommode de la destruction à un rythme effréné par le gouvernement putschiste des droits des travailleurs, de la population et de la nation brésilienne tout entière. À peine le Congrès avait-il approuvé au second tour la destruction de la sécurité sociale que le 14, les députés approuvaient, entre autres mesures barbares, la cyniquement nommée « mesure provisoire de liberté économique », un autre viol des droits des travailleurs, qui a littéralement mis fin au repos dominical. Pas moins de 345 députés ont voté pour, avec 76 malheureuses voix contre – et la défection de trente députés de l’opposition ! Parmi les députés du PT, vingt sont restés à la maison, une façon soft de marquer leur adhésion de facto à la majorité gouvernementale.
C’est surtout dans ce qu’il n’a pas dit que Freixo a fait connaître son engagement envers l’ordre ancien et celui qui se construit actuellement au Brésil, avec lequel il n’a pas d’incompatibilité majeure. Il n’a pas dit un mot contre l’action de l’impérialisme au Brésil, en Amérique latine et dans le monde. En passant, en plein accord avec Janaína, il a déclaré qu’il n’aimait pas Maduro. Dans ces quarante minutes de « paix et d’amour » avec la muse de la dictature en construction au Brésil, les mots « coup d’État » n’ont jamais franchi ses lèvres pour décrire la destitution de Dilma Rousseff en 2016, le gouvernement Temer ou les élections frauduleuses de 2018. Comme Haddad, Boulos et comparses, Freixo a avalisé la légalité du deuxième gouvernement putschiste illégal. Au lieu de crier « Dehors Bolsonaro ! », il propose indirectement que le gouvernement Bolsonaro reste jusqu’en 2022 !
À aucun moment Freixo n’a parlé des millions de chômeurs, de travailleurs précaires et surexploités créés par le coup d’État. Il n’a pas non plus dit un mot de la législation qui vise à les maintenir pour toujours en état de semi-esclavage salarié, que connaissent déjà des foules de gens. Il a soutenu la réforme des systèmes de retraites public et privé, avec des divergences sur des questions de détail et d’intensité dans le mode d’approbation. Il a oublié que son parti est né de la résistance à l’attaque contre ce que les partisans de Lula appelaient alors des privilèges. Une réforme du système de sécurité sociale qui a rendu difficile la vie de foules de fonctionnaires retraités. Un état de fait que les putschistes sont en train d’aggraver. 
Freixo n’a même pas fait référence au paiement de la dette publique monumentale et ahurissante, véritable nœud gordien des finances nationales. Il n’a pas dit un mot, même à voix basse, de la liquidation pour une misère des biens de la nation, que le gouvernement actuel poursuit de façon débridée et sans aucune opposition, avec la collaboration effective, par leur inaction, des centrales syndicales CUT et CTB. L’oubli par Freixo des privatisations et de la dette odieuse a sûrement rassuré les gros rentiers et le grand capital.
Sentiment d’insécurité
Freixo n’a pas fait allusion aux meurtres incessants de militants paysans, de travailleurs et d’habitants des périphéries urbaines, non plus qu’aux invasions d’écoles, de locaux syndicaux et de salles de réunion par les forces de police, dans le cadre du nouvel ordre putschiste. C’était comme si nous n’éprouvions aujourd’hui qu’une sorte de « sentiment » d’insécurité, suscité et attisé par le deuxième gouvernement putschiste, en tout point semblable, selon la Méchante Sorcière, à ce que les « braves gens » auraient vécu dans les années précédant la libération amenée par le putsch de 2016. Il n’a pas dit un mot sur les généraux bradeurs qui ont soutenu le coup d’État, la guerre contre le monde du travail et l’offensive contre les biens de la nation.
Freixo et ses amis politiques croient, ou veulent croire, que nous ne souffrons pas profondément, à cause du coup d’État de 2016, qui a déséquilibré la société brésilienne au détriment de la population et de la nation et en faveur de l’impérialisme et du grand capital – catégories auxquelles on n’a jamais fait allusion pendant toute cette aimable discussion. Il n’y aurait eu que des dérapages quantitatifs, surtout en ce qui concerne les droits civiques. Des excès auxquels il est possible de remédier en négociant avec ceux qui démolissent notre société, ceux qui nous ont mis un couteau sous la gorge et sont déjà en train de nous couper le cou. Pour Freixo, l’art de la politique, aujourd’hui, n’est pas de chercher le moyen pénible et difficile d’arrêter les criminels et de secourir les victimes.
Pour le député fédéral et ses compagnons, il n’y aurait pas de contradiction insurmontable entre les exploiteurs et les exploités, entre le monde du travail et ceux qui vivent et s’enrichissent de l’exploitation et de la marginalisation du travailleur.
L’art de la politique, selon Freixo, est de trouver ce qui peut rapprocher les deux pôles. D’accord avec son hôtesse, il laisse donc entendre que, par le passé, il n’y aurait eu qu’un manque de communication et de dialogue entre Ustra[iii], et les prisonniers politiques suspendus au pau-de-arara[iv]. Ou, pendant l’esclavage, entre le contremaître qui brandissait le « bacalhau »[v], et l’esclave attaché à un poteau.
Ce que Freixo a dit dans « Quebrando o Tabu » et qu’Haddad a répété la campagne jusqu’à présent, c’est que nous ne devons pas lutter pour mettre fin au régime putschiste et à l’exploitation ! Il n’a pas dit « à bas Bolsonaro, à bas Mourão ! », [nous voulons des] « Élections générales propres tout de suite ! ». Au contraire, nous devons attendre les élections de 2020 et, dans l’intervalle, rassembler les gens raisonnables de ce bord-ci et de l’autre, pour corriger les excès commis par la dictature toujours plus dure du capital, notamment en termes de droits civiques et démocratiques. La rédemption viendrait en 2022, au cas où des élections auraient lieu et à condition que les auteurs du coup d’État ne répètent pas la magouille électorale de 2018.
Un intrus dans notre camp
Freixo s’est montré tel qu’il est vraiment, une sorte d’Hillary Clinton de Leblon[vi]. Défenseur des droits civiques des femmes, des LGBT, des Noirs, mais pas adversaire de l’exploitation sans merci de la population et de la destruction de la nation. En participant à ce scandaleux débat, il se préoccupait de son avenir politique et de sa candidature au poste de maire de Rio de Janeiro en 2020, puis de gouverneur, et peut-être un jour, de président, dans le cadre du nouvel ordre qui est en train de se construire, et auquel il ne s’oppose pas. S’il est élu en 2020, il se montrera respectueux du nouveau régime, tout comme le sont les gouverneurs membres du PT et du PcdoB [Partido Comunista do Brasil]. 
Il n’y a aucune raison de s’étonner ou de se plaindre du débat du 6 août. Freixo n’est qu’un étranger dans notre camp ; en raison de sa nature politique, il désorganise nos plans de résistance et de contre-attaque. Son programme et les étendards qu’il brandit désarment et démoralisent les bataillons d’une opposition déjà désorientée. Freixo parie sur les gagnants d’aujourd’hui. C’est pourquoi, sans la moindre gêne, dans ses tous ses actes, petits et grands, il tente de tracer avec force le profil politique collaborationniste qui, en vérité, a toujours été le sien.
Marcelo Freixo et sa compagne Antonia Pellegrino au bord de la piscine du Copacabana Palace à Rio
Le 13 août, alors que la population du pays s’inquiétait de ses conditions de vie de plus en plus dégradées et que le congrès poursuivait son assaut contre les travailleurs, Freixo se prélassait au bord de la piscine de l’hôtel Copacabana, symbole de la société de ceux qui ont réussi, et nous savons aux dépens de qui. Il avait passé une nuit de rêve dans ce luxueux hôtel cinq étoiles, où se côtoient les puissants et les riches, pour fêter le quarantième anniversaire de son épouse, qui est selon lui une militante féministe active. 
Pour célébrer cet anniversaire, Freixo a jeté l’argent par les fenêtres, vivant pour un instant un de ses rêves. C’est-à-dire, selon ses propres termes, “fréquenter les lieux où évolue l’élite”. Il envisageait certainement une coexistence plus intense et plus longue, à l’avenir, avec ces “lieux de l’élite”, par cet indécent tête-à-tête avec Janaína Paschoal. La nuit passée à l’hôtel de luxe Copacabana Palace a également montré à quel point es « objets du désir », sont différents de ceux de l’immense majorité de la population de Rio, qui rêve de pouvoir s’acheter une bouteille de gaz chaque mois. 
La frivolité de l’acte – une nuit passée à l’hôtel des gens qui « comptent » – semble une métaphore de la personnalité et des ambitions de Freixo. Il incarne la contradiction, chez un homme politique qui prétend être un homme de gauche, un homme du peuple, mais rêve de vivre au quotidien la vie des exploiteurs. Un petit détail exemplaire, qui rappelle l’épisode prémonitoire de la bouteille de Romanée-Conti hors de prix [2000 €, soit 2 mois de salaire minimum, NdE] qu’avait ouverte l’ancien syndicaliste [Lula], pour célébrer sa victoire électorale de 2002 avec un richissime publicitaire. 
NdT/NdE
[i] « Impeachment » : emprunt à l’anglais des USA signifiant « destitution », référence à la destitution parlementaire de Dilma Rousseff le 31 août 2016
[ii]PSOL : Le Parti socialisme et liberté (Partido Socialismo e Liberdade, abrégé en PSOL) est un parti politique fondé en 2004 par une scission de l’aile gauche du Parti des travailleurs. Il est rejoint par de nombreux intellectuels et militants de gauche ainsi que par plusieurs courants de l’extrême gauche brésilienne.
[iii] Carlos Alberto Brilhante Ustra (1932-2015), tortionnaire notoire, était un colonel brésilien qui fut directeur du DOI-CODI, organisme de la dictature brésilienne chargé de lutter contre « l’ennemi intérieur », suivant la « Doctrine de la sécurité nationale » (National Security Doctrine) élaborée aux USA. Responsable de plusieurs centaines d’exécutions extrajudiciaires/disparitions forcées. Le candidat Bolsonaro avait chanté sa gloire. Il est mort dans son lit.
[iv]Le pau-de-arara (perchoir de perroquet) est le nom brésilien d’une forme de torture pratiquée depuis l’Antiquité romaine, par l’Inquisition, dans l’Empire ottoman et, au XXème siècle, par les dictatures sud-américaines, grecque, égyptienne et tunisienne. Elle consiste en une barre fer passée entre les poignets menottés et le pli des genoux de la victime, dont le corps reste suspendu a 20 ou 30 centimètres du sol. Les tortionnaires impriment un mouvement de balancier au corps et tapent sur la plante des pieds. En Grèce et en Égypte, cela s’appelait la falanka et en Tunisie, le poulet rôti à la tunisienne.
[v] Bacalhau [morue] : sorte de fouet dont les lanières étaient terminées par des lames et autres objets métalliques, servant à « punir » les esclaves noirs accusés de désobéissance ou de rébellion.
[vi] Leblon est un des quartiers les plus bourgeois de Rio de Janeiro.