La soixantaine de diplômés chômeurs de Kasserine en sit-in depuis le 12 février devant le ministère de l’Emploi à Tunis ont organisé une fête des chômeurs, la veille du 1er mai. Pendant 24 heures, leur lutte s’est exprimée sous forme artistique : poésie, théâtre et musique. Reportage.
Fête des chômeurs
« Ce sit-in traduit la force de la rue de Kasserine », affirme Houcine Daoudi, 29 ans, master en philosophie, au chômage depuis 2012. « Nous sommes très bien organisés. Nous avons confiance. La tactique d’usure du gouvernement, qui nous ignore, est vouée à l’échec », martèle-t-il. La soixantaine de diplômés chômeurs de Kasserine en sit-in depuis le 12 février devant le ministère de l’Emploi à Tunis ont organisé une fête des chômeurs, la veille du 1er mai. Pendant 24 heures, leur lutte s’est exprimée sous forme artistique : poésie, théâtre et musique.
Ce nouveau cycle de lutte des Kasserinois a commencé après la répression du mouvement social qui a suivila mort de Ridha Yahyaouile 16 janvier dernier.Un premier sit-in avait été organisé devant le siège du gouvernorat. Sans résultats. Puis, un message est arrivé de Tunis. Imed Bouazzi, porte-parole du sit-in, raconte la suite :
« Le 12 février, des rencontres étaient prévues à Tunis avec le cabinet du Premier ministre et les ministres de l’Emploi, des Finances et des Affaires sociales pour trouver des solutions à propos de la situation de l’emploi à Kasserine. Le ministre de l’Emploi nous a dit : “Vous allez vous contenter d’écouter. Vous n’êtes pas habilités à participer à des prises de décision”. En sortant de là, nous avons décidé de camper devant le ministère ». Visiblement peu ébranlé après trois mois de campement sur le trottoir et le harcèlement quasi-quotidien des forces de l’ordre, Imed Bouazzi poursuit : « Nous l’avons revu 20 jours plus tard, en compagnie de 4 députés. Au bout de 5 minutes, il nous a dit qu’il avait autre chose à faire. Ça a été la même chose avec la Kasbah : nous avons envoyé nos propositions, ils n’ont pas réagi ».
Le 1er mai est la fête des travailleurs, mais une grande partie de la jeunesse est au chômage. Nous l’avons donc appelée Fête des chômeurs, pour rappeler cette réalité aux Tunisiens et pour montrer que nous sommes des citoyens actifs, pas des victimes passives. Si on accepte l’idée imposée par cette société de consommation qu’on est des fardeaux pour elle, on tombe soit dans la criminalité, soit dans le terrorisme.
Imed Bouazzi, porte-parole du sit-in.
Ces jeunes ne se perçoivent pas comme des victimes, et l’art est pour eux un moyen de survie, un outil de résistance.
La fête du travail est devenue un événement du système, où on fait des discours creux et après, tout le monde rentre chez soi. Nous voulons en faire un moment de résistance et de création, avec les moyens du bord. Pour nous, emploi et développement sont la priorité absolue. Ça a commencé le 30 avril à minuit, avec une assemblée générale puis nous avons scandé des slogans et nous avons allumé des bougies.
Imed Bouazzi
Dans une ambiance festive et décontractée les sit-inneurs ont joué deux pièces de théâtre, la première,Wa khitamouha bittala[Le chômage pour finir], sur les difficultés des jeunes chômeurs de l’intérieur, et la deuxième,Ala tarik albitala[Sur la route du chômage], mettant en scène le parcours du combattant d’une jeune fille confrontée à la pauvreté, à la corruption et au harcèlement. Art is an Armest un groupe de musiciens de rue qui s’est clairement exprimécontre le bâillonnement de l’art par la carte professionnelle. Après leurs récents déboires avec les forces de l’ordre, ils étaient là, solidaires avec les sit-inneurs de Kasserine. Devant l’entrée principale du ministère de l’Emploi, ils ont animé la fête, avec des morceaux décrivant la détresse de la jeunesse, face à la corruption et à la marginalisation.
“Diplôme universitaire mention Très bien”
Au milieu de l’attroupement, quelques hommes politiques de l’opposition et des militants de la société civile sont venus exprimer leur solidarité. Parmi les personnalités ayant répondu à l’invitation des sit-inneurs, le juriste Kais Saied, une des voix critiques du système les plus respectées dans le pays pour son indépendance. Dès son arrivée, il a été très entouré, tous les sit-inneurs voulant entendre ce qu’il avait à dire et discuter avec lui. Il a été l’un des rares invités à passer un long moment sur place :
«Les revendications de ces sit-inneurs ne concernent pas qu’eux, c’est une cause nationale. Il nous faut une autre vision. Ces sit-inneurs ont suggéré des solutions alternatives au gouvernement, qui n’ont pas été prises en considération. Ils ne sont pas là seulement pour protester, mais pour proposer des solutions. La jeunesse tunisienne revendique d’exercer une citoyenneté dans la liberté et la dignité, alors que le gouvernement va dans une autre direction. Si ces jeunes étaient représentés dans les assemblées régionales, ils auraient pu influencer les législations et les décisions concernant tout le pays. Malheureusement, les décisions du gouvernement vont à l’encontre de tout ce que les Tunisiens ont revendiqué avec et depuis la Révolution. Or, les propositions des sit-inneurs sont concrètes et réalisables».
Les discussions, parfois très vives, se sont poursuivies. Kasserine, Gafsa, Kerkennah, El Mourouj, mais aussi Nuit debout reviennent sans cesse dans les cercles de débats improvisés. « Nous n’abandonnerons jamais. Ils ne nous achèteront pas avec leurs “primes” indignes de 100 dinars », jure Houcine Daoudi. Ce jeudi 5 mai 2016, les sit-inneurs de Kasserine entament leur 83ème jour de sit-in.
Les précaires de Kasserine ne sont pas les seuls en lutte. Ceux de Gafsa poursuivent leur sit-in à El Mourouj. Ceux de Kerkennah continuent leur combat contre la corruption, mère de tous les maux. Il s’agit maintenant pour eux d’organiser la convergence de leurs luttes et de mettre en route des alternatives. C’est ce qu’essaient de le faire leurs semblables en Europe, que ce soit le mouvement Nuit Debout en France ou les collectifs de précaires en Italie. Dans l’Union européenne – avec 25 millions de chômeurs – comme en Tunisie – avec 600 000 chômeurs officiels -, les gens ont commencé à comprendre que leur salut ne viendra pas de l’État.
Une version modifiée de cet article a été publiée sur le siteNawaatle 3 mai 2016