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En Tunisie, l’interminable état d’urgence

par Camille Gillet, L’Humanité 28 Juin 2016

Photo AFP

L’état d’urgence est une nouvelle fois prolongé en Tunisie, ce qui n’est pas sans dangers pour la liberté de la presse. 

Pour
la quatrième fois en moins d’un an, le président tunisien, Béji Caïd
Essebsi, a annoncé la prorogation, pour un mois, de l’état d’urgence,
qui devait expirer le 23 juin dernier. Le décret invoqué, utilisé pour
la première fois en 1978, permet aux autorités d’interdire les grèves et
les réunions «de nature à provoquer ou entretenir le désordre»,
de fermer provisoirement «salles de spectacle et débits de boissons» et de «prendre toute mesure pour assurer le contrôle de la presse
et des publications de toute nature.» 

Des contraintes qui sont
entrées dans la vie quotidienne des Tunisiens, mais qui pèsent lourd sur
les libertés individuelles et collectives.


L’état d’urgence avait été décrété le 24 novembre 2015, suite à
l’attentat suicide contre un bus de la garde présidentielle qui avait
fait 22 victimes à Tunis. Le pays avait été frappé, auparavant, par deux
autres attentats meurtriers revendiqués par l’«État islamique». 

La première attaque, le 18 mars 2015, au musée Bardo, avait couté la vie
à 59 touristes et à un policier. Trois mois plus tard, le 26 juin 2015,
trente-huit ressortissants étrangers étaient tués sur la plage d’un
hôtel à Sousse. 


En réaction à ces attaques, le pays s’est aussi doté en juillet
2015 d’une loi antiterroriste autorisant notamment des gardes-à-vues
prolongées de 15 jours. Toujours au nom de la lutte contre le
terrorisme, les pouvoirs des forces de police ont été renforcés, ouvrant
la porte aux dérives, à l’impunité et aux maltraitances, dans un pays
où persiste la torture. 

En novembre dernier, le Ministère de l’Intérieur
tunisien avait recensé 3000 perquisitions aboutissant à 306
arrestations et mise en détention.  «Soit une moyenne de 200
perquisitions et une vingtaine d’arrestations par jour», calcule


Entre crise politique et difficultés économiques – liées entre
autre à la baisse de l’activité touristique (en baisse de 54% début 2016
pour la même période en 2015, selon la banque centrale de Tunisie), des
voix se lèvent pour manifester l’inquiétude et l’irritation d’une
partie de la population. 

«Je suis très sceptique, je me demande ce qui se cache derrière une telle décision. Le
gouvernement ferait mieux de se concentrer sur la mise en place de
réformes, au lieu de jouer la comédie. Cette affaire d’état d’urgence
est devenue une sorte de danse des politiciens. La Tunisie a besoin de
plus d’action et de moins de bavardages. Il y a des urgences à régler
dans le pays!», s’insurge

L’instrumentalisation de l’Etat d’urgence et des dispositions
concernant le contrôle de la presse suscite, chez les journalistes, de
vives inquiétudes, alors que la transition démocratique, sur ce terrain,
est loin d’être achevée.  

Zied Dabbar, membre du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), s’interroge sur ces mesures d’exception: «Oui,
il y a des menaces terroristes qui planent sur la Tunisie, mais c’est
le cas aussi dans d’autres pays. L’argument sécuritaire n’est plus
recevable. C’est du vide,le président de la République se
sert de cette mesure comme prétexte pour contourner la justice et
prolonger des détentions.»


La liberté de la presse tunisienne en danger ?


Détentions et procédures judiciaires dont les journalistes sont
souvent les cibles. Depuis la chute de Ben Ali, la transition
démocratique a été accompagnée par une libération du secteur médiatique.
Aujourd’hui, le pays jouit – en apparence – d’une liberté de la presse
plus
«satisfaisante». 
Selon le rapport 2016 du bureau de Reporters
sans frontières (RSF) pour l’Afrique du Nord, la Tunisie
se place, en la matière, en tête du monde arabe. Mais le décret tunisien
d’état d’urgence n’est pas sans dangers pour la liberté de la presse.
Si pour Zied Dabbar, «l’instauration de l’état d’urgence
n’a, sur le fond, pas vraiment changé les choses pour les
journalistes», le syndicaliste dénonce néanmoins «un rapprochement
alarmant entre le gouvernement, les hommes d’affaires et la sphère
médiatique». 

Le journaliste cite les cas de Nebil Karoui, «dirigeant
de Nidaa Tounès (le parti au pouvoir, NDLR), ex-patron de la chaîne
Nessma TV, qui continue de contrôler ce média, malgré sa démission»,
celui de l’homme d’affaire Chafik Jarraya, «qui avait des liens avec
les gendres de Ben Ali et finance deux journaux dédiés à la  diffamation
et à l’intox», ou encore celui de l’affairiste Slim Riahi «président
du parti Union patriotique libre, qui contrôle indirectement la radio
Kelma FM». 

Face à ce mariage entre pouvoir, argent et médias, le SNJT
entend continuer de «se battre pour conserver les acquis de 2011 en
matière de liberté de la presse.» 

«Nous sommes libres, mais jusqu’à
quand?», se demande le syndicaliste, en exprimant une crainte, celle
de «voir la liberté de la presse mourir à petit feu.»