Agents de sécurité : ces forçats sous-payés et déconsidérés des dispositifs anti-terroristes
7 Septembre 2016
Plan Vigipirate et mesures de prévention anti-terroristes obligent, les entreprises de sécurité privée embauchent. La liste des tâches confiées à leurs employés s’allonge : de la sécurité incendie à l’inspection des coffres de voitures, de la surveillance nocturne d’un site à la fouille des sacs des visiteurs à l’entrée d’un magasin ou lors d’un concert… Ces missions de prévention et de sécurisation cachent pourtant une grande précarité : salaires en dessous du Smic, absence de formation adaptée, turn-over massif, dans un secteur qui enregistre l’un des plus hauts taux de fraudes aux cotisations patronales. Enquête sur le moins-disant social de la sécurité.
Au volant de la voiture qu’il utilise pour ses rondes, Yann [1] s’imagine régner sur une « petite ville ». 8000 usagers, 400 hectares de rues, de ronds-points et de blocs d’immeubles. A 44 ans, il travaille comme agent de sécurité pour un constructeur automobile lyonnais. Le site abrite des lignes d’assemblage et un centre de recherche. Yann a été embauché en CDI en 2011 par un prestataire francilien, qui l’a envoyé chez ce client. Pompier de formation, c’est son goût pour la prévention des incendies et des accidents qui l’a attiré dans la profession. Vérifier les alarmes, repérer le matériel vétuste ou jouer les secouristes auprès des salariés pris de malaise…
Mais ces dernières années, de nouvelles tâches ont allongé la liste de ses missions. Filtrer l’accès des véhicules et inspecter les coffres, par exemple. La consigne est tombée le lendemain des attentats de Paris. « Notre responsable comptait sur notre professionnalisme pour faire preuve de vigilance », se souvient-il. Sauf que vigilance ou non, Yann n’a pas été formé à chercher des armes ou à prévenir des attaques. Il est titulaire d’un SSIAP, une formation à la sécurité incendie et à l’assistance aux personnes. Yann voit dans cette nouvelle demande une dérive symptomatique de la sécurité privée qui tend vers toujours plus de polyvalence, sans formation ni hausse de salaire à la clé. « Les clients nous jugent peu productifs à ne faire que de la surveillance, estime Yann. Ils ajoutent sans cesse des missions qui s’éloignent du cahier des charges. »
Magasins, services, musées, sièges sociaux… Avec leur brassard ou leur badge en évidence, les agents de sécurité sont omniprésents à l’heure de Vigipirate. Pendant l’Euro de foot, 15 000 d’entre eux ont été sollicités pour surveiller les stades, les fan-zones et leurs abords. Les 3100 sociétés qui se partagent le marché de la surveillance vendent de la « dissuasion » [2]. Mais leurs agents sont loin d’être tous formés et habilités à la tâche. De l’aveu de plusieurs formateurs, le cursus de 140 heures obligatoires pour entrer dans le métier reste théorique, insuffisant face à des menaces sérieuses. Sous l’étiquette d’agent de prévention et de sécurité (APS) cohabitent une myriade de spécialités : agent de prévention incendie, agent cynophile, rondier… Avec des savoir-faire et des niveaux de formation inégaux. Certains possèdent un agrément pour effectuer des palpations, d’autres non. Ils sont formés, ou pas, au filtrage des personnes. « Mais dans la précipitation, on nous demande souvent de faire tout et n’importe quoi », regrette Ismaïl Mohamedi Taïeb, délégué CGT chez Main Sécurité, une filiale du groupe marseillais Onet.
Un salaire inférieur au Smic
Fatih, 32 ans, se souvient du jour où un directeur de magasin lui a demandé de fouiller un client. « Il n’était pas content que je refuse, mais la fouille est assimilée à une perquisition. Je n’avais pas le droit », explique le jeune homme, qui enchaîne les CDD dans le gardiennage d’usine, la surveillance des boutiques, les transports et l’événementiel. En France, les prérogatives des agents sont étroitement bornées. Pas question de fouiller bagages et vêtements, d’empêcher l’entrée ou la sortie d’un lieu, etc. « Notre métier, c’est surtout de l’affichage, résume Fatih. Mais les donneurs d’ordre nous demandent souvent des tâches pour lesquelles nous n’avons ni les compétences ni les autorisations. Certaines entreprises de sécurité s’y plient. Les contrats de prestation sont très courts et ceux qui refusent perdent les marchés. »
Fatih ne cherche pas encore à changer de métier. Il est célibataire, sans enfant et « se contente de peu ». Mais il a parfois du mal à trouver des raisons de se lever le matin. « Un agent de sécurité n’a quasiment le droit de rien faire, il est mal formé et très peu payé, ce qui pèse sur la motivation. » 86 % des salariés de la branche prévention-sécurité ont le statut d’agent d’exploitation. La rémunération fixée par la convention collective pour le coefficient le plus bas – celui de Fatih – est de 1439 euros brut [3]. 27 euros de moins que le smic ! Le travail de nuit et du dimanche ? 10 % en plus seulement. La plupart des agents travaillent à temps plein, mais ces rémunérations dérisoires les poussent à cumuler les contrats. « Une grande partie d’entre eux complètent leur salaire par du temps partiel », observe Jean-Baptiste Pandzou, président du Sneps-CFTC.
50 euros brut pour avoir évité un attentat
C’est le cas d’Amir, 42 ans, qui vit en Seine-Saint-Denis. En CDI chez Fiducial, il améliore ses 1200 euros net par des vacations « d’événementiel ». Son CV figure dans les fichiers de Main Sécurité, qui assure la surveillance du Stade de France. « Quelques jours avant les matchs, les responsables envoient des SMS aux agents dont ils ont le contact, explique-t-il. J’ai beaucoup de collègues qui travaillent 12 heures (la durée maximale des vacations autorisée, NDLR) dans leur entreprise et enchaînent avec des soirées au stade. »
Le 13 novembre 2015, pendant les attaques de Saint-Denis, Amir contrôlait les billets à la porte L, où l’un des terroristes s’est présenté. C’est lui qui l’a empêché de franchir les portiques, sans se douter qu’il portait une ceinture explosive. La contrepartie pour le risque ? 50 euros brut, le tarif d’une vacation de cinq heures. Les agents ne travaillent jamais plus les soirs de matchs. A partir de six heures, les employeurs doivent payer les déplacements et une prime de panier de… 3,48 euros.
Des missions dont les forces de l’ordre ne veulent plus
Tous ces facteurs contribuent à ce que le métier reste un pis-aller. Le turn-over frôle les 60 %. 85 % des agents sont des hommes, qui vivent seuls pour plus de la moitié. Pourtant, le marché est porteur. Pôle emploi a dénombré 22 000 projets d’embauche en 2015. Pour faire face à la demande, le secteur tente donc d’élever ses standards sous la houlette des pouvoirs publics. « Les autorités ont compris qu’elles devaient composer avec la sécurité privée, pointe Frédéric Ocqueteau, directeur de recherche au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CNRS-Cesdip). C’est elle qui remplit les missions de surveillance dont les forces de l’ordre ne veulent plus, car elles les jugent improductives. D’où la nécessité d’augmenter le sérieux des prestations. »
Depuis 2008, les agents doivent par exemple obtenir un certificat de qualification professionnelle pour décrocher la carte qui permet d’exercer. Laquelle est délivrée par le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), créé en 2012 sous la tutelle de la place Beauvau. Le Cnaps, c’est aussi le gendarme chargé de « moraliser » le secteur, en plus de le « professionnaliser ». « Les contrôles opérés jusque là par les préfets étaient défaillants », note Frédéric Ocqueteau. Certes, les infractions sont en baisse ces dernières années, mais il reste du boulot. En 2015, le Cnaps a relevé 9205 manquements, dont plus de 1000 exercices sans carte professionnelle, lors de 1359 opérations [4]. Et un autre fléau résiste : le travail au noir. L’Urssaf estime à 29 % le taux de fraude dans les entreprises de sécurité contrôlées, contre 13,7 % dans le BTP [5]. Montant moyen des redressements : plus de 190 000 euros (lire aussi : Cotisations sociales : pourquoi les patrons fraudeurs sont si rarement poursuivis)…
La prime au moins-disant social
Tout effort de « professionnalisation » se heurte en fait à un écueil imparable : dans la sécurité privée comme dans d’autres secteurs, les appels d’offres sont raflés par les prestataires les moins chers. Syndicats, patrons, pouvoirs publics… Tout le monde s’en plaint, mais personne ne se risque à perdre des contrats. « Le Cnaps n’est pas bien placé pour contrôler le volet social, car des représentants des donneurs d’ordre siègent dans son collège, note Frédéric Ocqueteau. Quant aux agents qui renforcent leur qualification en passant des diplômes spécialisés, ils deviennent plus chers et sont donc moins embauchés. » L’État lui-même a de moins en moins intérêt à élever le prix des prestations, composées à près de 90 % par le coût de la main d’œuvre : les acheteurs publics représentent un quart du marché et leur part augmente au fil des années.
Pour tenter de responsabiliser le secteur, le Syndicat national des entreprises de sécurité (Snes), l’une des deux organisations patronales, publie sur son site le coût de revient d’un agent pour son employeur : de 17,46 euros de l’heure pour le plus bas coefficient à 21,83 euros pour un agent SSIAP 2 [6]. Sans compter les charges de structures et la marge de l’entreprise. Certains clients demandent pourtant aux prestataires de facturer… 15 euros de l’heure. Les auto-entrepreneurs, de plus en plus nombreux sur le marché, cassent aussi les prix. Sur internet, certains proposent leurs services pour 9 euros [7]. En 2013, le gouvernement a bien tenté d’initier une « charte de bonnes pratiques d’achat » [8]. Mais sans surprise, les leaders comme Securitas, Prosegur, Fiducial ou encore Seris manquent toujours à l’appel des signataires. « Les leaders du secteur veulent garder de la souplesse dans la négociation des grands appels d’offres », soupire Olivier Duran, porte-parole du Snes.
Progrès social bloqué
Pour ne rien arranger, le dialogue social au sein de la branche est paralysé par une guerre larvée entre patrons. Le secteur est scindé en deux. D’un côté, les entreprises de moins de 20 salariés qui représentent 90 % des structures, mais ne réalisent qu’une petite part – 13 % – des 3,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires. De l’autre, une trentaine de groupes de plus de 500 salariés, dont la filiale française du suédois Securitas, numéro un en Europe, qui capte 42 % de l’activité.
Les premiers sont représentés par le Snes, les seconds par l’Union des entreprises de sécurité privée (USP). Or le Snes et les syndicats de salariés accusent l’USP de bloquer toute réforme du secteur pour préserver la domination des grands groupes. En 2015, l’USP a par exemple dénoncé l’accord qui garantit des salaires minimaux en fonction des compétences des agents. Depuis, les négociations sont paralysées. Un texte de compromis doit être signé fin septembre pour revenir au statu quo. La revalorisation du plus bas salaire, celui sous le smic, est sur la table, mais toujours en débat.
L’ère post-attentats changera-t-elle la donne ? Le chercheur Frédéric Ocqueteau voit des signes « encourageants ». « L’image des agents est revalorisée par la conjoncture terroriste, qui crée un contexte propice à la négociation d’une revalorisation, assure-t-il. Le cas de Didi, l’agent du Bataclan, est intéressant. Sa naturalisation mi-juin a récompensé la fonction invisible des agents : c’est sa connaissance parfaite des lieux où il était fidélisé et sa maîtrise des procédures d’alerte qui ont sauvé des vies. » [9]
Le Snes juge de son côté que les prix des prestations de l’Euro 2016 ont été « dans les clous ». Et que les clients, désireux de rassurer leur public, perçoivent désormais la sécurité comme « un investissement ». Securitas s’est félicité d’une hausse de 9 % de son bénéfice net au premier trimestre 2016, à 63 millions d’euros pour le groupe, une croissance tirée par la demande européenne. Les entreprises, du moins les plus grosses, devraient donc être rassurées pour leurs marges. Reste à savoir quelle part du butin ira aux agents sur le terrain.
Alexia Eychenne