La Mort Rouge peut vous poignarder Un conte gothique d’Edgar Allan Poe sur la peste et l’inévitable
Reinaldo Spitaletta 28/03/2020 |
En temps de peste, il est possible que les mots, les histoires, accompagnés de fifres et de tambourins, puissent servir d’antidote, comme pour conjurer la contagion et la mort, comme cela se produit dans les journées d’émerveillement et de concupiscence du Décaméron.
Tradotto da Fausto Giudice
Il est possible que, vue de loin, la peste prenne les dimensions d’un événement lointain qui a tué beaucoup de gens et qui, grâce à certains documents, peut être reconstitué de longues années plus tard, comme c’est le cas dans le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Ainsi, nous serons prêts à voir et à sentir le choléra dans les canaux de Venise ou la peste noire au milieu d’une histoire d’amour à Milan et à Bergame, comme on peut le voir dans le roman Les Fiancés, d’Alessandro Manzoni.
Et comme suite aux lectures, une peste avec un état de siège, de l’opéra et beaucoup de rats, dans le roman de Camus ; et la peste blanche aveuglante dans le roman de Saramago. Pestes par ci et pestes par là. Hier et aujourd’hui. Demain et pour toujours. La peste (animale) qui arrive à Manaure [dans La Guajira, au nord de la Colombie, NdT] et la peste qui traverse la Méditerranée. Et parmi toutes celles-ci, et celles qui restent à relater, il y en a une, très macabre, très mathématique, peut-être cabalistique, qui est celle imaginée par le plus analytique des écrivains (du moins jusqu’à ce moment du XIXe siècle), le Bostonien Edgar Allan Poe.
Et le poète du ding-dong (comme le surnomma Emerson, en référence son poème Les Cloches), l’inventeur du roman policier et du conte moderne, a écrit un récit qui peut être, non pas en raison de son thème mais de son traitement, une histoire symbolique dans laquelle l’auteur échappe à la réflexion, au mécanisme de l’horloge (bien qu’une horloge qui présage des tragédies apparaisse sur la scène) qu’il utilise dans d’autres de ses créations. Publié en 1842, Le masque de la Mort rouge, est une composition sur un fléau dévastateur qui fait rage depuis longtemps chez les habitants d’un pays qui, dans l’histoire, n’est pas précisé, mais qui peut être n’importe lequel, avec des châteaux et des aristocrates, avec le carnaval et la fête, avec la mascarade et une succession de salles, sept pour être exact, comme architecture où l’inévitable se produira.
C’est une histoire de tonalité gothique, écrite par celui qui fut peut-être l’un des auteurs les plus rationalistes et usagers de méthodes analytiques, avec des opérations de logique mathématique combinées à des pièces d’artisanat de haute précision. Dans la Mort rouge, nous assistons à une structure temporelle linéaire avec une réelle prédominance du sentimentalisme, des présages et du sensoriel. De plus, on peut dire que c’est une histoire dans laquelle la peau, les danses, le plaisir sont transcendés par l’inexplicable. Cette situation peut être appelée mystère. Mais pas un mystère comme celui des Meurtres de la rue Morgue, par exemple, ni comme celui de Metzengerstein. Pourquoi Poe n’est-il pas si rationaliste dans cette histoire ?
L’histoire est montée sur l’hypothèse, qui est celle du protagoniste, qu’avec un confinement dans un espace dédié au plaisir, à la fête, à la bonne nourriture, au vin, on pourrait éviter le mal de la peste, celui-là même qui a dévasté cette région comme jamais auparavant. Et le mal était incarné dans le sang, le rouge écarlate. Ceux qui en souffraient étaient en proie à des douleurs aiguës, des vertiges soudains, des hématidroses, et au terme de tant de misère et de peur, la mort arrivait. Le prince Prospero, décrit comme intrépide et sagace, voyant que ses domaines étaient en train de se dépeupler, appela un millier d’amis, parmi les messieurs et les dames de son élégante cour, et avec eux il se rendit en confinement dans une abbaye bien fortifiée.
L’histoire montre comment une enceinte sûre, une fortification solide, est réalisée, en prévision de ce que, en dehors de ceux qui sont là, personne ne puisse entrer. Des portes en fer bien fermées. Et tout comme personne ne pouvait entrer après tous ceux qui avaient été invités, personne ne pouvait sortir non plus. Ceux qui étaient là avaient l’intention de vaincre la peste, qui était à l’extérieur et qu’ils voulaient, avec tant de garanties, empêcher d’entrer dans cette forteresse apparemment imprenable.
A l’extérieur, la Mort Rouge poursuivait son travail de fauche. On sut cependant qu’à l’intérieur, au cinquième ou sixième mois d’enfermement volontaire et, surtout, de fuite singulière devant les manières destructrices de la Mort Rouge, le prince offrit à ses amis un bal masqué, sorte de célébration festive pour narguer la peste et animer les sens, activer les plaisirs, et faire du corps une machine à ressentir, à jouir, à se mouvoir avec grâce. Et le bal de carnaval (oui, parce que c’était comme une sorte de carnaval intérieur, une joie pour tous, comme une victoire sur ce qui ne les toucherait jamais : la peste, la mort écarlate, la maladie terrible) devait être exécuté, comme ce fut effectivement le cas, dans une succession insolite de salles.
Et le narrateur note que dans les palais, les pièces se trouvent en galerie, en ligne droite, et commence alors une mystérieuse introduction à la façon dont, dans cette construction, les pièces ont été disposées selon une autre géométrie, avec des coudes et des courbes. Chaque pièce, avec une couleur spécifique et avec des rideaux, avec des moyens de laisser entrer la lumière, a une fonctionnalité, ainsi qu’une décoration singulière. Le prince avait pris soin d’une bonne partie de l’ornementation, de la disposition des rideaux, de la classe de déguisements qui seraient utilisés dans la mascarade. Les sept salles avaient leur histoire, bien que l’une d’entre elles, celle qui était orientée vers l’ouest, ait eu une sorte d’arcane, de force obscure et indéchiffrable, qui serait décisive pour le dénouement.
Le récit rend compte de la manière dont la musique sonne, dont les corps bougent, de comment tout est une sorte de rêve, de joie collective, parce que ceux qui sont là, comme une bande de privilégiés, sont loin – ou du moins le pensent-ils – de la traque sinistre du fatal fléau. Et si l’on pouvait ainsi, sans plus, avec une certaine impunité marinée dans le vin et la danse, mettre en échec le siège fatal de la peste ?
Poe, maître dans l’utilisation d’ingrédients techniques tels que l’intensité et la tension, emmène dans ce récit le lecteur dans les espaces où l’on danse et écoute de la musique, où l’on boit et s’amuse. Mais il fait une suture, très subtile, avec des éléments qui peuvent suggérer que quelque chose d’autre peut arriver, que le son de l’horloge à pendule (une horloge en ébène) interrompant la musique et la danse n’est pas gratuit, que le temps a là une limite. C’est dans ce confinement, dans cette apparente impossibilité pour quiconque d’autre d’entrer, que se trouve la force du récit.
Bien des années plus tard, un écrivain italien, Italo Calvino, écrivait une histoire singulière, une autre façon de faire de la cavalerie quichottesque, et mettait une armure derrière laquelle, ou plutôt, dans laquelle il n’y avait pas de chevalier. Dans l’histoire de Poe, comme le lecteur le verra, un étrange chevalier masqué apparaîtra peut-être de nulle part et surprendra tous les présents, et surtout le prince Prospero. Il est possible que personne n’échappe à un destin marqué. Que personne ne puisse faire de croche-pied définitif à la mort. Et encore moins de cet être de terreur que l’esprit, la pensée et l’imagination d’un grand écrivain feront apparaître, sinistre et inattendu, dont personne ne peut se moquer, et encore moins vaincre.
Le masque de la Mort rouge est peut-être une histoire que l’auteur a conçue comme une diversion, comme une expérience gothique, dans laquelle, en outre, avec un climat de clair-obscur et de symboles mortuaires, le monde de la peste est présent et à laquelle, même si l’on danse et boit et que l’on fait une « quarantaine » de carnaval, il n’y a pas moyen d’échapper. Sa portée macabre est imparable. Et effrayante. Laissez la musique jouer, car, en fin de compte, la mort aussi sait danser.