En Algérie, avoir 20 ans sous Boutef
Mustapha
Benfodil, Courrier International, 09/03/2018
Alors que
des voix s’élèvent déjà pour plaider en faveur d’un cinquième mandat du
président Bouteflika, El-Watan a donné la parole à des jeunes qui font partie
d’une génération qui n’a connu que ce chef d’État. Reportage.
Wassim,
Abdelak, Walid et Midou dans la rue principale de Bologhine, Alger.
Janvier
2015. Photo Bachir/Divergence
|
Lina,
Salah, Maya, Abderraouf, Kawthar… Ils ont entre 20 et 26 ans. Ils étaient
gamins lorsque Boutef [Abdelaziz Bouteflika] a accédé au pouvoir en 1999… Si le
patient de Zéralda [située dans la banlieue ouest d’Alger et là où se trouve la
résidence du président convalescent] allait au bout de sa quatrième mandature
[2014-2019], il bouclerait vingt ans de règne. C’est l’âge d’Abderraouf. Quelle
image ces jeunes se font-ils du président Bouteflika? Comment envisagent-ils l’avenir
quand des voix de la banlieue du sérail se mettent déjà en campagne pour
préparer l’opinion à un cinquième mandat?
Salah
Badis, 23 ans, est écrivain. Il aime se définir comme un “ouvrier du
langage”. “C’est mon côté gaucho”, sourit-il. Diplômé en sciences politiques,
il est surtout connu dans les milieux littéraires comme un poète atypique, à
l’écriture singulière, qui s’est signalé par un recueil très remarqué publié en
Italie : Dhadjar El Bawakhir (édition Al-Mutawassit, 2016, “La Mélancolie
des paquebots”, non traduit en français). Salah se pointe au café Eddy (rue
Didouche Mourad) où nous nous étions donné rendez-vous, la tête coiffée d’un
bonnet. La barbe qui orne son visage affable et les lunettes qui accentuent son
regard malicieux et tendre achèvent de lui tailler le parfait portrait de
l’intello anar de gauche. Mais il n’aime pas trop le mot “intellectuel” qu’il
trouve “piégé”, tout comme le mot “jeune”. “L’avantage avec les lunettes est
que ça te donne un air oulid familia [‘fils de bonne famille’] qui fait qu’on
ne t’arrête pas aux barrages”, s’esclaffe-t-il.
Bientôt,
il n’y aura ni le son ni l’image
Lors de
la première investiture d’Abdelaziz Bouteflika, en avril 1999, Salah, qui est
né en 1994 à Bachdjarrah, avait cinq ans. D’un ton plus sérieux, il
raconte : “Mon plus ancien souvenir de Bouteflika, c’est le jour de la
passation des pouvoirs entre Zeroual et lui [le 27 avril 1999]. J’avais
suivi la cérémonie à la télé. Il faut dire que tout le monde était pro-Boutef à
l’époque. Bouteflika était présenté comme le messie, le type qui allait sortir
l’Algérie de la mélasse.”
“Après,
je me souviens très bien des campagnes de 2004, 2009 et 2014. En 2014, c’était
la première fois où je sentais que sa longévité au pouvoir m’affectait vraiment
et qu’il fallait faire quelque chose”, confie-t-il. C’était le fameux quatrième
mandat, qu’un large pan de l’opinion considérait comme le mandat de trop. Il
faut noter que le chef de l’État n’était déjà plus tout à fait le même homme depuis
son évacuation en urgence au Val-de-Grâce le 26 novembre 2005,
officiellement pour un “ulcère hémorragique”. “Finalement, la relation directe
citoyens-président, je ne l’ai pas vue. Quand il était en forme, j’étais trop
jeune pour comprendre, et quand j’ai commencé à m’intéresser à lui, quand
j’étais prêt pour l’écouter, s’ket, il a cessé de parler”,
explique Salah Badis.
Bientôt,
il n’y aura ni le son ni l’image, à de rares exceptions près, avec, comme
toujours, ces images pathétiques, cette mise en scène lamentable d’un président
fortement diminué et forcé d’entretenir la “fiction présidentielle”. “Il a de
la chance parce que quand Facebook a fait irruption en Algérie – avec un retard
de trois ou quatre ans sur les pays de la région – Boutef s’est tu. On ne peut
pas faire des MMS, des GIF, on ne peut pas produire du sarcasme sur son dos,
détourner son image… Avec un grand malade, c’est toujours délicat”, fait
remarquer le jeune politiste (qui a consacré son mémoire de licence au rôle des
élites militaires en Égypte).
“Ils ont
peur de la nouveauté”
On
remarquera au passage qu’il y a eu peu de blagues sur Boutef. “C’est d’ailleurs
ce que je reproche le plus à ce système (Bouteflika): d’un côté, le
niveau d’allégeance a augmenté, il y a eu un pic de chita [‘caresses dans le
sens du poil’] sous son ère, avec, à la clé, la corruption des élites, des
cohortes de larbins et de courtisans; d’un autre côté, le taux de dérision, de
l’humour, a chuté dans la société”, atteste Salah Badis.
La
dégradation de son état de santé ne déresponsabilise en rien l’actuel locataire
d’El Mouradia [siège de la présidence]-Zéralda, estime Salah. “OK, il est
malade, mais il concentre tous les pouvoirs. Donc, c’est la tête de l’État au
sens propre du terme, ce n’est pas une simple fonction symbolique. Il a une
responsabilité directe dans la situation de blocage que nous vivons”,
appuie-t-il. Bouteflika, selon lui, incarne “les vestiges d’un ancien système”
qui a du mal à décoder les rêves numériques d’une génération biberonnée au N’TIC
[mensuel gratuit lancé en 2006 et consacré
aux nouvelles technologies].
“Ces
gens-là ne comprennent pas l’esprit de notre époque : les réseaux sociaux,
la 3G, les nouvelles technologies… lui et tous ces vieux chnoques qui
s’accrochent au pouvoir, ça leur fait peur. Ils ont peur de la nouveauté. Les
outils de modernisation, ils ne les utilisent pas. Ils ne savent utiliser que
la violence.” Il poursuit : “Je pense que le pire qui s’est produit sous
Boutef est que l’horizon s’est bouché. Les votes successifs n’ont apporté aucun
changement. Dans la mesure où la vie politique influe sur tout le reste, que ce
soit la vie sociale, culturelle, économique…, dès lors que la sphère politique
est rigide, rien ne bouge.”
Le
verrouillage de l’espace public
Sans tomber
dans le jeunisme, il faut bien constater, à la suite de Salah Badis, que cette
gérontocratie au pouvoir, dont Bouteflika s’est imposé comme la figure
archétypale, a transformé une stabilité tant vantée en immobilisme. “C’est un
vieux, avec de vieilles règles”, tranche l’écrivain qui convoque, dans la
foulée, ce fait parlant: “Pourquoi tous les pays ont des lois pour la
presse électronique et pas nous? Rien n’est clair, pourquoi? Parce que le système est vieux,
il n’arrive pas à comprendre, c’est lent comme un PC Pentium II.” Et de
marteler : “On veut un chouïa d’oxygène. Ouvre un peu!” Salah fustige le verrouillage
de l’espace public et le refus de tout vrai débat public dans le contexte
autoritaire bouteflikien.
“Le débat
public a besoin d’espace public, au sens urbanistique, culturel et politique…
L’espace public, c’est le parc, c’est la terrasse d’un café, c’est la place
publique… Et tout ça, on ne l’a pas. Or, c’est sur la place publique que se
réalise vraiment le collectif. Dans mon recueil, je parle de Sahate Echouhada
[la place des Martyrs] qui est fermée depuis dix ans. Je dis : ‘Tandis que
les gens occupaient leurs places / Nous, on disputait l’asphalte aux voitures.’
Wallah! [‘Pardieu!’] je n’y ferai pas de manif, je
veux juste m’asseoir.” Le poète algérois n’omet pas de citer les lourds
barrages de police qui quadrillent la capitale. Une autre métaphore de cette
ville qui étouffe sous le poids du pouvoir pachydermique. Lui qui habite à
Réghaïa en sait quelque chose… “La banlieue est d’Alger a l’honneur d’être la
banlieue mondiale des barrages sécuritaires”, ironise-t-il.
“On se
sent abandonnés”
Lina
avait trois ans lorsque Abdelaziz Bouteflika a accédé à la magistrature suprême.
Elle est née le 27 mai 1996. À 21 ans, la voici déjà en quatrième
année de médecine, suivant vaillamment les traces de son père, un brillant
chirurgien, son modèle, son héros. “Ce qui me motive, c’est le désir d’avoir un
impact sur la vie des autres, de soigner, de soulager, de guérir, de servir; c’est une forme d’engagement
pour moi.” Lina est bien consciente des exigences de ces études réputées pour
être parmi les plus éprouvantes. Mais ce n’est pas fait pour la décourager. “J’ai
toujours été une bosseuse”, assure fièrement notre future doctoresse, affichant
un mental d’acier et une volonté de fer.
Les
images de la violente répression qui s’est abattue récemment sur les [médecins]
résidents grévistes ne pouvaient évidemment pas la laisser indifférente. “Ça
m’a beaucoup affectée. C’est choquant. En principe, on ne touche pas un
médecin”, déplore-t-elle. “Il faudrait penser aussi à nous donner les moyens
d’exercer dignement et convenablement notre métier”, exige-t-elle.
Quand
Lina a fêté ses 20 ans, Bouteflika était depuis longtemps ce président
invisible, à la voix chevrotante et presque inaudible. Une image qui contraste
avec celle de jeunes chefs d’État enjoués, pétant la forme. “Quand j’ai vu
Macron élu, j’avoue que j’en ai été un peu jalouse. On se dit qu’ils ont de la
chance. Là-bas, voter a du sens. Quand il est venu ici, il a fait son show tout
seul. On s’est senti abandonnés”, se désole Lina, avant de faire
remarquer : “Cela fait tellement longtemps que [M. Bouteflika] dirige le
pays, que les gens ne gardent finalement de lui que le mauvais. Le fait qu’il
s’accroche au pouvoir, ça devient lassant. On n’a même plus de compassion pour
lui.” Et de répéter en songeant à la dégradation effarante du corps
présidentiel (qui incarne peu ou prou le corps de l’État) : “On se sent
abandonnés, on ne se sent pas en sécurité.”
Depuis
qu’elle est en âge de voter, Lina ne boude pas les urnes. Cependant, elle
n’accorde que très peu de crédit à l’option d’un changement par la voie
électorale. “J’ai voté aux dernières municipales même si je savais, au fond,
que cela ne servirait à rien. Mais je ne pense pas voter à la présidentielle
[en avril 2019]. Même si Bouteflika ne se présente pas, on nous imposera
quelqu’un d’autre de son clan”, prédit-elle avec acuité. D’aucuns jurent de
quitter l’Algérie si M. Bouteflika venait à rempiler pour un cinquième
mandat, synonyme pour beaucoup de la liquidation physique de nos dernières
miettes d’espoir. Lina, elle, le dit haut et fort: “S’il reste, est-ce
que je pars? Non, et
clairement non! J’irai au bout de mon destin.”
Bouteflika
est juste une figure
Kawthar,
elle, est étudiante en pharmacie. En cinquième année. Elle est née le
11 novembre 1994. À la toute nouvelle faculté de médecine de Ben Aknoun,
où elle poursuit ses études, la démonstration magistrale des résidents
grévistes est dans tous les esprits. Comme Lina, Kawthar se dit “choquée” par
les violences infligées aux médecins résidents à qui elle n’hésite d’ailleurs
pas à exprimer sa solidarité sur sa page Facebook. “Ça m’a mise dans tous mes
états. Pourtant, ils sont sortis pacifiquement, ils ont assuré le service
minimum, ils ont des revendications légitimes.”
Quand
Kawthar a bouclé ses 20 ans (le 11 novembre 2014), Bouteflika avait
déjà entamé son quatrième mandat. “C’est frustrant de ne pas avoir un président
debout qui assume pleinement ses fonctions. On a le sentiment d’être livrés à
nous-mêmes”, soupire-t-elle. “Bouteflika est juste une figure quand on sait que
c’est une bande d’inconnus qui tire les ficelles. Lui, il est là pour la forme.
Il ne donne pas l’impression d’être conscient de ce qu’il fait.” Kawthar se
souvient que, lors de l’élection du 15 avril 1999, elle avait accompagné
sa grand-mère pour aller voter. “Elle avait d’ailleurs voté pour Bouteflika,
tout comme mon grand-père”, dit-elle.
“Au
moins, en 1999, il parlait à son peuple. À l’époque, il tenait de grands
discours populistes, j’en ai écouté quelques-uns sur YouTube. C’était
franchement démagogique, mais il était là, il tenait son rôle. Il s’adressait à
nous le 5 juillet [fête de l’Indépendance], le 1er novembre [fête
nationale]… D’une certaine façon, il veillait sur nous. Ça avait quelque chose
de rassurant. Aujourd’hui, on a l’impression que la maison est ouverte aux
quatre vents, c’est flippant.” Kawthar affirme qu’elle n’a jamais voté. “Je ne
vote pas. À chaque fois, je boycotte. Je le fais par conviction. Pour moi,
c’est une façon d’exprimer mon mécontentement vis-à-vis du système.” Il faut
souligner que, ces dernières années, l’abstention est devenue une
“contre-élection” en soi, une forme de dissidence citoyenne de masse, voire
de désobéissance civile.
Kawthar
serait-elle tentée de faire exception et de sauter le pas en 2019? “S’il y a un minimum d’ouverture
et s’il y a un candidat qui le mérite”, rétorque-t-elle. La jeune étudiante
insiste sur l’urgence d’une “prise de conscience politique”. “On le voit à la
fac”, témoigne-t-elle. “Il ne s’agit pas d’avoir un diplôme en sciences
politiques, mais le minimum est de se construire une opinion. À l’école,
l’éducation civique ne remplit pas sa fonction. Il faut une véritable éducation
citoyenne.” Pour elle, la classe politique a une part de responsabilité dans
cette dépolitisation de la jeunesse. “Les partis ne donnent pas envie de
s’engager dans la politique, il n’y a pas d’idées innovantes”, note-t-elle,
avant de lancer : “Mais tout ceci est voulu. On ne veut pas que les jeunes
s’impliquent et, en ce sens, [nos dirigeants] sont arrivés à leurs fins.”
Kawthar voit malgré tout de bonnes raisons de rester optimiste dans les
différents mouvements qui structurent la société : “Tout n’est pas noir.
Dans n’importe quelle catégorie de la société, il y a du bon. Il y a des gens
de bonne volonté qui veulent aller de l’avant, qui veulent changer les choses,
chacun dans son secteur, en attendant un changement global.”
“Dans ce
pays, tu n’as aucun droit”
Rue des
Frères Mansour, Belcourt. Dans un parking improvisé, nous rencontrons
Abderraouf, 20 ans. C’est lui qui gère le parking avec trois de ses potes,
tous des enfants du quartier. “À cet endroit-là, il y avait trois bâtiments,
tous effondrés et rasés. Le nôtre va bientôt suivre”, prévient-il en désignant
un vieil immeuble qui était adossé aux bâtisses disparues. Abderraouf est né en
mars, le 31 de l’année 1997. Il avait donc à peine deux ans quand Bouteflika a
récupéré les clés du palais d’El Mouradia. “J’ai oublié quand est-ce que j’ai
arrêté mes études. Avec tous les problèmes de ce pays, tu perds la tête”, lâche
le jeune “parkingueur”. Abderraouf nous avoue d’emblée qu’il a essayé de
prendre la mer à trois reprises pour tenter de gagner l’Italie depuis
les côtes bônoises.
Depuis
une année, Abderraouf travaille dans ce parking. “Au moins, ça me permet de
gagner ma croûte”, se félicite-t-il. Il nous confie dans la foulée qu’il a fait
vingt et un mois de prison sans donner trop de détails sur la nature du délit
qu’il a commis. “Depuis ma sortie de prison, je suis tranquille. J’ai demandé
aux voisins s’ils m’autorisaient à tenir ce parking et, depuis, je travaille
ici. Je suis réglo.” Abderraouf est à l’image de beaucoup de nos jeunes :
il est pessimiste dans le discours mais tout, dans ses actes, dans ses gestes,
trahit une fureur de vivre et une formidable énergie. Notre hôte tient
d’ailleurs à préciser qu’il n’a jamais rechigné à faire des boulots pénibles,
sur les chantiers. “Mais on ne veut pas de nous. J’ai été dans le grand
chantier, là, tenu par une société turque. Je suis allé proposer mes services,
on m’a remballé”, affirme-t-il. Plus que d’un travail stable, c’est surtout
d’un logement décent qu’Abderraouf rêve le plus ardemment. Fils unique, il n’a
qu’une obsession : mettre sa mère à l’abri. “Mes parents sont divorcés, je
suis fils unique, j’habite dans un une-pièce avec cuisine dans ce bâtiment qui
menace ruine, avec ma mère et mes oncles. L’un d’eux végète dans un réduit sous
les escaliers. On a déposé plusieurs dossiers. On attend toujours. Il n’y a pas
d’équité dans la distribution des logements”, fulmine-t-il. “Dans ce pays, tu
n’as aucun droit, aucune perspective. Machi bled! [‘Ce n’est pas un pays!’] D’ailleurs, je n’ai pas de
papiers. Je n’ai ni carte d’identité, ni passeport, ni carte électorale. Le
jour où je serai un citoyen algérien reconnu dans ses droits, ce jour-là, je
ferai les papiers. C’est pour ça que j’ai envie de partir. Ici, je ne me sens
pas algérien. Je veux aller dans un pays qui me donnera mes droits.”
Étonnamment
lucide, le verbe dur, le regard noir. On voit d’emblée comment l’école de la
vie a forgé la personnalité d’Abderraouf. Cinquième ou dixième mandat, lui, il
veut du concret. “Ça sert à quoi de voter? Bouteflika va passer. Si au moins on pouvait
espérer un nouveau président, peut-être que le pays redémarrerait. Mais comme
ça, c’est mort. Il ne lâchera pas le koursi [‘trône’] jusqu’à sa mort. Et Saïd
Bouteflika [le frère du président] prendra sa place, et un autre Bouteflika le
remplacera, et ça sera toujours comme ça…” “Cette année, ça va barder !” prophétise l’ex-harrag
[“candidat à l’immigration clandestine”]. “La jeunesse n’a pas d’avenir.
Regardez combien de harraga algériens sont recensés en Italie? Une fois, ils ont accueilli une
embarcation avec des hommes, des femmes, des enfants. Ils étaient étonnés. ‘Que
s’est-il passé chez vous?’ leur ont-ils demandé. À la télé, on te raconte que tout va bien, le
pays regorge de pétrole, le peuple ne manque de rien… Il n’y a aucune issue.
L’État ne sait rien faire à part construire des prisons au lieu de construire
des usines. L’argent fait la loi à Alger. Ils ne font que démolir les vieux
bâtiments pour ériger des tours et des hôtels, regardez.” Notre “parkingueur”
rebelle est catégorique : “Je suis en train de mettre de l’argent de côté
pour partir. À la moindre occasion, je recommencerai. Ce pays ne
m’a rien donné.”
“Tout le
peuple a résisté au terrorisme”
Maya,
26 ans, doctorante en urbanisme, est autant passionnée d’architecture que
de littérature et d’arts. Sa scolarité, elle l’a faite à Médéa, où rôdaient
dans son enfance les spectres des abominables semeurs de mort du GIA [Groupe
islamique armé]. “Quand j’étais petite, la nuit, même les arbres devenaient à
mes yeux des ogres effrayants”, se souvient-elle dans un éclat de rire
libérateur. Elle guettait alors, dans un mélange d’impatience et d’angoisse, le
retour de son père, cadre dans une société basée dans le Sud.
Quand
Bouteflika est rentré au pays pour récupérer le pouvoir sur un plateau, Maya
avait 8 ans. Cinquante-quatre ans les séparent. “Je ne me souviens pas du
retour de Bouteflika aux affaires. C’est plus tard que j’ai pu graver une image
concrète de lui en tant que président. C’était surtout pendant la campagne pour
la réconciliation nationale [en 2005]. J’ai souvenir d’une scène émouvante où
des vieilles femmes l’enlaçaient. Elles avaient souffert du terrorisme. Dans
l’esprit de l’adolescente que j’étais, ce genre d’image valait tous les discours.
Il semblait leur apporter du réconfort. Ça m’avait émue. Dans ces moments de
communion, il était proche des gens. Il savait les consoler. Et je me dis que
c’est frustrant qu’aujourd’hui on se retrouve avec un président absent alors
qu’il était très présent à la télé, sur les affiches, dans la vie des gens… Il
a brutalement disparu de l’espace public.”
Il faut
noter qu’une bonne partie de l’opinion est persuadée que “Bouteflika djabena
essilm, il a ramené la paix”. “Ce n’est pas tout à fait juste”, estime Maya. “Tout
le peuple a résisté au terrorisme. Dans notre cité, tous les voisins montaient
la garde, de nuit, à tour de rôle. Mon père, dès qu’il rentrait du Sud, faisait
ses tours de garde.” La charmante architecte n’en pense pas moins que, “d’une
certaine manière, Bouteflika a contribué à abréger les souffrances du peuple et
à mettre un terme à cette épreuve. Peut-être que s’il n’y avait pas eu la moussalaha
[‘réconciliation’], le terrorisme aurait perduré
avec plus d’intensité.”
La
participation citoyenne
Maya
n’écarte pas le scénario d’un cinquième mandat, chose qui serait fortement
préjudiciable, selon elle, pour le président de la République himself. “Il est
en train de détruire cette image que le peuple affectionnait”, relève-t-elle.
En tant
qu’architecte de formation, notre amie passe à la loupe quelques-unes des injazate
de Fakhamatouhou [“réalisations de Sa Majesté”], et tout particulièrement ses
programmes de logements aux “millions d’unités”. Dans les politiques
d’urbanisme, elle note que la stratégie privilégiée en Algérie a toujours été
l’approche top-down, c’est-à-dire du haut vers le bas, “alors qu’il est plus
judicieux de pratiquer une approche bottom-up, de la base vers le sommet.
Personnellement, je suis plus favorable à cette politique, et pas qu’en
urbanisme, parce qu’elle est plus proche des citoyens. Elle privilégie les
politiques locales de développement. Dans les vraies démocraties, ce sont les
maires et les élus locaux qui détiennent le vrai pouvoir.”
Pour
Maya, l’enjeu des années à venir, ce n’est pas tant la présidentielle, la
succession de Boutef, que la place accordée à la participation citoyenne dans
la fabrication de nos villes, de nos cités, de nos destins collectifs. “Une
démocratie participative vaut mieux qu’une dictature éclairée”, préconise la
jeune chercheuse avec ferveur. À bon entendeur…