“The Lobby – USA”: leçons pour le mouvement de solidarité avec la Palestine
Ali Abunimah 10/Décembre/2018 |
Bien que l’enquête sous couverture d’Al Jazeera sur l’influence israélienne aux Etats-Unis, « The Lobby – USA », ait été achevée en octobre 2017, elle n’a jamais été diffusée.
Même si le directeur général du réseau a attribué le problème à des questions juridiques non encore résolues, beaucoup, dont des journalistes impliqués dans l’élaboration du documentaire, ont suggéré qu’il s’agissait d’une censure qatari du film —probablement en conséquence de la pression américaine et du désir du Qatar de s’attirer les faveurs de Washington. (Un autre film d’Al Jazeera sur l’influence israélienne au Royaume-Uni – “The Lobby” – a été diffusé en janvier 2017.)
Maintenant, la version américaine n’est plus mise sous le boisseau : le mois dernier, Electronic Intifada, en association avec Orient XXI de France et Al-Akhbar du Liban, qui ont fourni des sous-titres, respectivement en français et en arabe, ont rendu public le film grâce à une fuite. Le documentaire en quatre parties montre, à travers « Tony », un journaliste sous couverture, comment le ministère des Affaires stratégiques d’Israël travaille avec des organisations américaines comme la « Fondation pour la défense des démocraties » (Foundation for Defense of Democracies) et la « Coalition Israël sur les campus » (Israel on Campus Coalition) pour faire avancer le programme d’Israël, en particulier dans sa lutte contre le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS).
Le film a désigné pour la première fois un individu – le millionaire israélo-américain Adam Milstein – comme le fondateur et le financeur de Canary Mission, le site web qui dénigre les étudiants et les enseignants des universités soutenant BDS et les droits palestiniens. « The Lobby – USA » a aussi révélé que la « Coalition Israël sur les campus » travaille avec Canary Mission, utilisant des systèmes de surveillance à vaste échelle qui suivent les réseaux sociaux afin de trouver des informations intéressantes, comme des événements pro-palestiniens, pour s’engager ensuite dans un harcèlement ciblé des individus et des groupes.
« Le documentaire a confirmé beaucoup de choses que nous soupçonnions », a déclaré Ali Abunimah, confondateur d’Electronic Intifada et conseiller d’Al-Shabaka en matière de politiques. « Il offre des preuves très convaincantes de la manière dont le gouvernement israélien coordonne la tentative de dénigrement, de sabotage et de répression des gens qui aux Etats-Unis exercent leurs droits constitutionnels — et le fait en collusion avec des individus et des organisations qui agissent en tant qu’agents non déclarés d’une puissance étrangère ».
Al-Shabaka a récemment rencontré Abunimah pour discuter des implications du film et des leçons à en tirer pour le mouvement de solidarité avec la Palestine.
Le dénigrement ciblé est une stratégie majeure des organisations travaillant avec le gouvernement israélien. Qu’est-ce que nous apprenons à propos de cette tactique dans le film ?
Un des incidents les plus perturbants implique un professeur de l’université Purdue, Bill Mullen, qui a été l’objet de fausses allégations de harcèlement sexuel de la part de sites anonymes. Même si cela n’a pas été possible de relier les sites web qui accusent Mullen à une organisation ou à un individu spécifiques, nous étions capables de déterminer qu’ils étaient créés par la même personne ou groupe de personnes. La tactique était identique à celle que ceux travaillant pour des organisations de lobby en faveur d’Israël on décrite dans le film, c’est-à-dire le dénigrement de personnes via des sites anonymes comme outil d’une guerre psychologique qui les détourne de leurs actions pro-palestiniennes. Et la nature du dénigrement est stratégique : Mullen est un professeur mâle blanc d’un certain âge, le type de personne à qui ce genre d’allégations pourrait rester attaché. Ils ont aussi ciblé une jeune femme musulmane à Purdue, répandant des mensonges prétendant qu’elle boit, fait la fête et couche avec des hommes. La volonté de ces organisations de ne reculer devant rien pour réduire au silence les supporters des droits palestiniens est rendue très claire.
Comme les principaux médias ont-ils répondu à la fuite de « The Lobby – USA »?
Les principaux médias n’y ont pas touché. Je trouve ce silence remarquable. Indépendamment du contenu du film, cela devrait être une nouvelle. Imaginez qu’il s’agisse de l’influence et de la pression russes, et que cela fuite. Ce ferait une nouvelle en page titre dans tous les médias américains. Les groupes de lobby pro-israéliens sont restés largement silencieux et c’est leur meilleure stratégie, parce qu’ils ne peuvent retourner le film à leur profit ; leur meilleure tactique est de rester tranquille et d’espérer que cela disparaisse. Mais la bonne nouvelle est qu’il y a beaucoup de gens pour le regarder et dans les prochaines semaines, les prochains mois, peut-être les prochaines années, des millions d’autres le verront.
« Tony » a infiltré plusieurs groupes juifs, donc les spectacteurs n’ont pas autant d’informations sur le rôle du sionisme chrétien et du soutien chrétien pour Israël aux Etats-Unis.
Ce serait erronné de conclure de ce film que quelques groupes juifs ont un pouvoir disproportionné ; cela pourrait dériver vers une histoire peu utile, ou une qui donne de la crédibilité aux théories conspirationnistes. C’est d’ailleurs la manière dont les groupes essaient de le retourner ; ils ont affirmé, par exemple, qu’Al Jazeera a fait un film sur le « lobby juif », bien que le film ne se serve jamais de ce langage. Ce que les organisations comme le Projet Israël et la « Coalition Israël sur les campus » font, est d’alimenter, de nourrir et de prendre avantage d’une histoire qui est attirante pour les nationalistes chrétiens blancs qui forment une partie importante de la base du président Trump – et le sionisme chrétien est une pierre angulaire de cette idéologie. Le pouvoir des organisations montrées dans le film dépend du pouvoir du mouvement sioniste chrétien, bien plus important dans le pays. La plus grande base du soutien à Israël aux Etats-Unis, après tout, ce ne sont pas les Juifs, ce sont les Chrétiens.
Israël et ses supporters de droite ont surfé sur cette vague blanche, nationaliste, antisémite, parce que leur intérêt est de renforcer le sionisme chrétien et d’assurer un soutien à Israël à n’importe quel prix, même la sécurité des Juifs. Le massacre perpétué par un suprémaciste blanc à la synagogue de l’Arbre de vie à Pittsburgh en a démontré le danger. Des organisations de droite, pro-Israël, et le gouvernement israélien lui-même se sont portés à la défense de Trump, affirmant que c’est faux de dire que lui ou ses partisans incitent à cette violence. Des groupes juifs progressistes ont à juste titre exprimé leur horreur de la sorte de rhétorique qui vient de la droite et nourrit le récit suprémaciste blanc.
Comment cet accord machiavélien entre Israël et ses supporters d’une part et le nationalisme blanc d’autre part affecte-t-il le soutien américain pour Israël ?
Des enquêtes d’opinion, comme le récent sondage de YouGov pour The Economist, montrent comment le soutien américain pour Israël se consolide chez les hommes blancs et les personnes âgées et s’érode dans les autres groupes démographiques, comme les personnes de couleur, les femmes, les jeunes. A ce titre, la base du soutien à Israël recoupe la base du soutien à Trump et celle du programme de droite. Quand les gens voient à quel point Trump et sa clique soutiennent Israël, ils reculent. La stratégie de Netanyahu de faire d’Israël un enjeu partisan aux Etats-Unis profite à Israël sur le court-terme mais érode son soutien sur le long terme.
Etant donné votre travail dans cette sphère, et la diffusion des deux films, quelles leçons y-a-t-il à en tirer pour le mouvement de solidarité avec la Palestine ?
Une leçon est que nous devons intensifier notre mouvement et le rendre encore plus énergique et discipliné. Les gens doivent avoir conscience qu’il y a cette tentative organisée, énorme, pour les faire trébucher, les saboter, les dénigrer. Je ne dis pas cela pour jeter le blâme, mais juste pour dire que nous avons affaire à un adversaire sérieux et qu’il est important d’en avoir conscience et d’être visionnaire et d’anticiper les coups.
Le licenciement récent d’un commentateur politique de CNN, Marc Lamont Hill, à cause de son soutien ouvert pour les droits palestiniens le démontre. Ce licenciement a résulté d’une intense campagne de dénigrement par les groupes de lobby israéliens. Hill est aussi confronté à des appels à le licencier également de sa position d’enseignant à l’université de Temple, bien que jusqu’à présent l’université ait défendu son droit à la libre expression. Cet épisode souligne les risques réels auxquels les individus, aux Etats-Unis, sont encore confrontés, en particulier dans les institutions, quand ils abordent le sujet tabou d’Israël et de ses crimes contre le peuple palestinien.
Pourtant en même temps vous pouvez faire des avancées sur des terrains que j’aurais pensé impénétrables. Un exemple est la campagne No Way to Treat a Child (« Ce n’est pas une façon de traiter un enfant »), qui est focalisée sur la détention militaire israélienne des enfants palestiniens. C’est un programme de mobilisation, de lobbying et d’organisation qui a culminé avec une motion présentée par la députée Betty McCollum (D-MN) afin d’interdire l’aide américaine pour la détention militaire israélienne des enfants. Environ 30 membres du Congrès ont voté en sa faveur. Cette motion n’est pas apparue de nulle part ; elle était le résultat d’une campagne très bien pensée et soutenue. Il ne fallait pas des millions de personnes pour le faire, juste un groupe de personnes déterminées. Aucun des promoteurs de cette motion n’a perdu son siège aux récentes élections de mi-mandat.
Qu’est-ce qui dans le film vous rend optimiste pour l’avenir du mouvement de solidarité ?
Les organisations de lobby en faveur d’Israël, même si elles se voient comme puissantes et très « de cape et d’épée », semblent désespérées. Elles admettent — quand elles pensent que personne d’autre n’écoute — que leur entreprise est difficile, que le soutien bipartisan pour Israël s’effrite. Vous avez Jonathan Schanzer de la « Fondation pour la défense des déomcraties » disant que le dénigrement antisémite contre les militants pro-palestiniens « n’est plus ce qu’il était », et Eric Gallagher du « Projet Israel » remarquant que la fondation sur laquelle se tenait l’ AIPAC s’effrite. Ils voient l’écriture sur le mur. Dénigrer des individus est une tactique désespérée et montre que ces organisations n’ont pas la réponse.
De plus, une telle stratégie n’est potentiellement puissante que tant que la solidarité avec la Palestine est perçue comme une question marginale. Les tactiques d’intimidation ne marchent que tant que des individus peuvent être distingués et ciblés. Lorsque la solidarité avec la Palestine deviendra un lieu commun, les attaques des lobbys pro-Israël perdront leur pouvoir. La leçon est de s’exprimer davantage et de se soutenir mutuellement davantage. Plus nous normaliserons la critique d’Israël, plus leur tactique s’affaiblira.
Ali Abunimah, conseiller d’Al-Shabaka en matière de politiques, est l’auteur de One Country: A Bold Proposal to End the Israeli Palestinian Impasse (2006), et le cofondateur et directeur de la publication très accalmée, The Electronic Intifada. Basé aux Etats-Unis, il a écrit des centaines d’articles et est un membre actif du mouvement pour la justice en Palestine depuis 20 ans. Il a reçu en 2013 un Lannan Cultural Freedom Fellowship. Son livre le plus récent est The Battle for Justice in Palestine.
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : Al Shabaka