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La Cour pénale internationale sert-elle à poursuivre les crimes contre l’humanité ou à planifier des accords entre États ? Droits des peuples, souverainetés des États

Luis Ernesto Sabini Fernández 05/07/2020
La CPI, fondée au début du siècle (la mise en place a été initiée en 1998 et un statut opérationnel s’est concrétisé en 2002), visait à résoudre des domaines du droit que l’ONU n’avait pas réussi à éclaircir.

Le monde a vu que tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, avec l’ONU, une série de violations ont échappé aux cadres de l’organisation internationale qui, à sa fondation en 1945, était censée les empêcher. Pensons à l’atroce Opération Djakarta (le coup d’État en Indonésie de 1965), à la campagne d’éradication du gouvernement algérien contre le FIS (1995), au nettoyage ethnique des Tutsis par les Hutus au Rwanda (1994),…
La CPI est donc conçue comme l’instrument approprié pour juger les personnes accusées d’avoir commis « des crimes de génocide, des crimes de guerre, d’agression et contre l’humanité ».
Cependant, malgré les attentes, le parcours de la CPI en ces années du XXIe siècle a été plutôt terne.
Mieux, avait été plutôt terne. Jusqu’en janvier de cette année, lorsque la CPI a décidé de se pencher sur les crimes contre l’humanité qui se sont produits depuis le début du siècle en Afghanistan (l’invasion militaire usaméricaine en 2001), dévastant le pays, générant, par exemple, une émigration désespérée estimée à 4 millions d’habitants, un quart de sa population, imaginez l’ampleur de la dévastation), et en même temps, de considérer ce qui s’est passé en territoire palestinien, sa population dépossédée, décimée et impitoyablement assassinée par l’État d’Israël.
Ces deux étapes signifient « chercher noise » aux USA et à Israël, pas moins que ça.
Dès lors, une série d’avertissements, de menaces et d’offenses se sont succédé[i].
Une grande partie des frictions qui sont survenues dès l’ouverture des enquêtes, tant dans le cas afghan que palestinien, mettent à l’épreuve la signification et l’existence de la CPI.
L’ONU, la CPI et les Nations unies veillent à la justice, mais pour qui ?
Essayons d’approcher l’état, disons philosophique, de la question.
La discussion sur l’octroi ou le refus de la compétence à la CPI tourne autour de la question de savoir si, par exemple, dans le cas palestinien, il existe un pays, un État, un plaignant et donc un bénéficiaire potentiel d’un jugement réparateur de ce que la CPI juge approprié.
On entend des arguments en tout genre : sur l’existence supposée, virtuelle, réelle, fictive d’un État palestinien (et si, par exemple, un tel État n’existe pas parce que justement la politique de l’État d’Israël empiète sur tous les efforts pour le reconnaître).
Il convient de rappeler qu’en 1947, l’ ONU toute fraîche, orchestrée à partir des USA avec la victoire « alliée » de la Seconde Guerre mondiale, prend en charge le sort de la Palestine (quatre siècles sous domination ottomane et avec la défaite imminente de la Turquie, « administrée » depuis 1917 par le Royaume-Uni, qui avec la déclaration Balfour révélera le projet de remettre ce territoire à l’entité juive sioniste par l’intermédiaire du baron de Rothschild, malgré la résistance farouche – avec des milliers de morts sacrifiés dans cette résistance – de la population palestinienne qui se sent ainsi privée de son territoire, de son pays.
Ensuite, la même discussion a été soulevée au sein de l’UNSCOP (Comité spécial des Nations unies sur la question palestinienne) en 1947 que maintenant avec la CPI. Jorge Garcia Granados, un « expert juridique » guatémaltèque et une figure clé parmi ceux choisis par les USA pour guider le destin de la Palestine, a clairement fixé la ligne. Sur la lancée de sa nomination, il s’est permis d’écrire un livre entier, The Birth of Israel[ii], en langue anglaise, sans même un seul passage distinguant, conceptuellement la judéité, le sionisme et l’israélité.
Ce douloureux handicap intellectuel, comme il fallait s’y attendre, n’a ni enrichi ni qualifié sa vision, mais l’a plutôt confirmé comme étant au service inconditionnel du sionisme. Par exemple, en faisant des compromis avec les terroristes juifs, qu’il a même interviewés à plusieurs reprises, tant il était captivé par eux.
JGG, à l’UNSCOP, examinant ce qu’il faut faire des terres que l’Empire ottoman vaincu a cédées, apostrophe : « Les Arabes ont prétendu que la Palestine avait été cédée à la partie intéressée : la population du pays, pour eux. Mais l’article 1 du traité de Lausanne [sur la répartition des territoires turcs dépouillés] stipule que les Turcs renoncent à tous leurs droits. Si nous cherchons une interprétation dans les principes généraux du droit international, nous constatons que seuls les États souverains peuvent être sujets de droit international. Les individus et les peuples qui ne jouissent pas du statut juridique de gouvernement souverain ne peuvent être que des objets de droit international »[iii]
Le lecteur appréciera cette magnifique défense du colonialisme et de l’impérialisme : Bantous, Mayas, Rohingyas, Zoulous, Cheyennes, Navajos, Charrúas, Mapuchess, Muor, Nungs, Cherokees, Kalakalpacos, Inuits, Sahraouis, Yamomamis, Jivaros, Arawaks, Abkhazes, Ossètes, les habitants ancestraux de toutes les terres du monde n’ont pas de droits propres ; ils sont transportables, négociables et « à défaut d’autre chose », sacrifiables.
Le docteur en droit guatémaltèque, latino-américain, , savait bien de quoi il parlait, surtout dans un pays à majorité indigène absolue, c’est-à-dire dans un pays où la condition d’occupant des Européens était plus patente
L’univers juridique exprimé par cet auteur, qui est celui qui compte pour les USA, le Royaume-Uni et Israël, est celui des figures juridiques. Peu lui chaut ce qu’envisage « la population arabe » par rapport à son propre destin : les êtres humains sont des objets du droit international, ce sont les États qui en sont les sujets.
C’est pourquoi Trump a intérêt à ne pas accepter le statut juridique d’un État palestinien (plus présumé que réel) que l’ONU finirait par accorder.
Avec l’approbation de l’ONU, la CPI a compris qu’il était légitime de s’attaquer à ces violations des droits humains. Tant les violations palestiniennes sur Israël et les Israéliens, que les violations israéliennes sur les Palestiniens et la Palestine. C’est pourquoi « Troie a brûlé » lorsque la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a permis une telle procédure (le cas afghan est plus simple, car les USA ont manifestement envahi un Etat constitué).
En y regardant de plus près, on peut constater que les dommages causés par Israël à la société palestinienne sont dévastateurs et que les dommages causés par les Palestiniens à Israël sont incomparablement moindres[iv].
La CPI se heurte alors à la question de savoir s’il existe un État palestinien. Discussion entre États. Qu’Israël cherche à fuir, en refusant ce statut aux Palestiniens.
Cela signifie de toute façon que ce n’est pas seulement l’ONU qui n’est pas le lieu de revendication des peuples du tiers et du quart monde, si souvent dépossédés : la CPI ne s’arroge pas non plus ce domaine.
Les Palestiniens vivent une calvaire depuis plus d’un siècle et, comme le dit Mads Gilbert, le médecin norvégien qui les a assistés dans certains camps et qui s’étonne de leur énorme capacité de résistance, la Palestine existe et la CPI pourrait signifier un pas vers sa reconnaissance en tant qu’entité, ce que la presse occidentale en général lui refuse depuis des décennies.
Mais en même temps, il nous reste la question de savoir comment la civilisation dominante sur la planète, celle qui organise les réunions planétaires, celle qui propage les droits humains urbi et orbi, pourra s’occuper des êtres humains déjà mentionnés au début de cet écrit… et de tant d’autres centaines d’ethnies dépossédées…
Il semble donc que l’ordre international, le droit international au XXIe siècle reste aussi eurocentrique, moderne, formellement démocratique qu’il l’était au XIXe siècle, lorsque les Européens blancs refusaient effrontément de reconnaître tout droit aux populations des terres qu’ils voulaient conquérir. Ainsi, l’hospitalité traditionnelle des peuples primitifs envers les nouveaux arrivants, souvent en détresse après d’épuisants voyages océaniques, était « payée » comme le faisaient les Anglos en Amérique du Nord avec le slogan « anéantir les forêts et les Indiens », au moyen de couvertures infectées par le virus de la variole, de la destruction des récoltes, de l’assassinat des « adorateurs du diable » et d’autres stratagèmes que, comme le rappelle Noam Chomsky, les Anglos avaient déjà cultivés en rasant l’île voisine de l’Irlande[v]. La même chose s’est produite avec l’arrivée du Latin, Génois, Christophe Colomb, sur l’île qu’il a nommée Hispaniola (aujourd’hui République dominicaine et Haïti). Un siècle auparavant. À la recherche de l’or. Pour l’or, il a forcé les habitants arawaks à travailler, se glissant dans les mines à la recherche de ce qui l’obsédait. Il savait qu’il avait une longueur d’avance. Il avait remarqué que les indigènes ne maniaient pas d’armes métalliques et ne pouvaient donc pas rivaliser avec l’attirail de lances de fer et de tromblons que possédaient les explorateurs, bientôt devenus conquistadores.
Les siècles ont passé. Mais pas les asymétries et les inégalités.
Les formations spéciales de la sécurité sioniste, les task forces, les mistarviim[vi], les détachements militaires dédiés à la répression et l’armée israélienne en général qui se consacre à semer la mort parmi les Palestiniens, ont vu leur tâche « facilitée » : puisqu’ils ne sont même pas un peuple et n’ont pas d’entité juridique, ils ne méritent aucun territoire. Pas même la vie.
Soixante-dix ans ont passé, trois quarts de siècle, et les arguments juridiques n’ont pas changé.
Et la situation non plus: si avec le simulacre d’État qu’ils ont « l’Autorité palestinienne »), les Palestiniens continuent d’être écrasés, emprisonnés sans procès, violés, torturés, abattus à bout portant, choisissant les parties de leur corps pour causer les dégâts, réfléchissons un instant à la place et au destin que « le monde moderne et civilisé » laisse aux ethnies qui ne s’identifient à aucun État du tout.
Mais si c’est le sort que la globocolonisation continue de laisser aux populations non élues, voyons, enfin la réaction de ceux qui se sentent les maîtres éternels du monde, et de son entièreté).
Les USA et Israël réagissent contre la CPI
La décision de Fatou Bensouda a modifié « le jeu » auquel « le médiateur malhonnête »[vii] jouait pour obtenir ce qu’il voulait ; « Le Deal du siècle ».
Et ceux qui se considèrent les maîtres de la planète (avec une dose considérable de réalisme) ont rapidement montré les dents :
Mike Pompeo, l’actuel secrétaire d’État usaméricain, a déclaré que son gouvernement « est déterminé à empêcher que les Américains ou nos amis [sic] et alliés en Israël [resic] soient interrogés par ce tribunal corrompu [reresic] ».
Les USA et Israël arguent qu’aucun de ces deux États n’a signé la charte de la CPI. C’est vrai. Cuba, la Chine, la Russie et l’Inde non plus. Pour diverses raisons, en 2002, ces six gouvernements ont refusé de signer la constitution de la CPI (approuvée par quelque 120 États une soixantaine ne se sont pas prononcés).
L’analyste Jonathan Cook met à nu le caractère fallacieux des insanités de Pence : « En droit pénal, les suspects de crimes ne décident pas si leur victime peut les dénoncer ». Cook étend ce raisonnement au « droit international, si l’on veut qu’il soit utile »[viii].
Masi du côté des suspects, on fait donner l’artillerie lourde.
Netanyahou, par exemple, avec un certain manque d’originalité, a accusé la CPI d’ « antisémitisme ».
Et Maurice Hirsch, un conseiller militaire israélien, a accusé Bensouda dans la presse israélienne d’être « un pion égaré des terroristes palestiniens »[ix]. On notera au passage le mépris pour la procureure, qui est africaine (gambienne).
Les USA avaient déjà annoncé à la CPI qu’ils utiliseraient « la force pour libérer tout Américain qu’elle mettrait au banc des accusés »[x].
La CPI n’ayant parmi ses membres ni les USA, ni la Russie, ni la Chine et ni l’Inde, sa dimension est rendue rachitique par l’absence de tels « géants » géopolitiques (en dehors de Cuba et d’Israël).
Les boycotteurs ont d’autres armes, par exemple, la nature transitoire des fonctionnaires : Fatou Bensouda, envisageait d’inculper les USA et Israël de crimes aussi atroces depuis au moins 5 ans. Mais son mandat expire dans un an. C’est pourquoi beaucoup pensent que « le blé n’arrivera pas au moulin », car au moment où le procès pourrait devenir réalité, le mandat de Bensouda arrivera à expiration et ceux qui disposent du pouvoir planétaire comptent sur la possibilité de la remplacer de manière appropriée.
Notes
[i] Dont rend bien compte M. L. Ramos Urzagaste, dans “¿Se desata una guerra judicial? ¿Qué esconde la furia de EEUU con la CPI?”, www.rebelion.org, 20 jun 2020
[ii] La première édition anglaise fut rapidement traduite en espagnol : Así nació Israel, éditée par la Biblioteca Oriente, Buenos Aires 1949.
[iii] Jorge García Granados, Así nació Israel, Buenos Aires, 1949, p. 76.
[iv] Quelle que soit la manière dont on les mesure : en vies humaines, en dégâts matériels, la comparaison n’a aucun sens vues les différences d’échelle. Sans parler de la substantifique moëlle : a-t-on le droit de supprimer une société pour en mettre une autre à sa place ? (que cette dernière se soit trouvée sur cette terre 2 000 ans auparavant, est-ce un argument suffisant ou bouleversant?). On pourrait ajouter d’autres questions : la base religieuse de toute la réclamation est-elle légitime, sensée ? Peut-on considérer la Bible comme un document historique ? Questions urticantes posées depuis le milieu du XXème siècle par Mahatma Gandhi, Arnold Toynbee, Nelson Mandela et tant d’autres.
[v] Noam Chomsky, Año 501: la conquista continúa, chap. 1 du volume Man kan inte mörda historien (On ne peut pas assassiner l’histoire), Göteborg, 1995.
[vi] Israéliens juifs spécialement entraînés pour parler, s’habiller, se comporter comme des Palestiniens. Voir la série Netflix Fauda, qui chante leur gloire.
[vii] Naseer Aruri qualifie ainsi « le rôle des USA en[tre] iSRAÊL ET Palestine », Editorial Canaán, Buenos Aires, 2006.
[ix] Ibidem
[x] Ibidem