Chili : Dis Papa, comment ça se fabrique, une Constitution ?
Luis Casado 19/11/2019 |
La pilule, ou plutôt la roue de secours, de “l’accord de paix” signé au Chili par la droite au pouvoir et l’opposition dite de gauche ne convainc personne. C’est une fraude, un piège – un de plus – sur le chemin de la démocratie. Luis Casado rappelle la genèse de l’idée d’Assemblée constituante épousée, en leur temps, par les partis de la Concertation*, pour ensuite la trahir.
Tradotto da Fausto Giudice
Georges Clemenceau – surnommé « Le Père la Victoire ” parce qu’il avait assumé la direction du gouvernement et du ministère de la guerre de France alors que tout allait mal et qu’il avait fini par gagner la Première Guerre mondiale – disait: « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ».
L’incompétence des généraux, tant allemands que français, s’est traduite par des millions de morts pour rien, outre quelques tranchées infestées de poux et de rats. Clemenceau avait raison.
Sur d’autres sujets, comme l’économie ou les lois, on peut paraphraser Clemenceau sans crainte : ce sont des choses trop graves pour être confiées à des économistes et des avocats.
Quand il s’agit de vos fesses, c’est-à-dire de votre vie, celle de votre famille, de vos amis et de vos proches, votre serviteur juge utile de rappeler la formule qui nous vient de l’ancien droit civil romain : Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet. Autrement dit : « Ce qui concerne tout le monde doit être débattu et approuvé par tout le monde ». Adoptée dans la sphère politique depuis le Moyen Âge, cette formule a joué un rôle très important dans le développement de la représentation politique occidentale.
Il y a quelques années, j’ai eu le privilège d’assister à une conférence du professeur Jorge Mario Quinzio Figueiredo (1918-2014) au Palais du Congrès National à Santiago.
Quinzio Figueiredo a eu une longue trajectoire juridique, politique et académique, dont il faut tirer un élément très estimable à mes yeux : depuis le 21 juin 1978, il faisait partie du Groupe des études constitutionnelles, intégré par vingt-quatre juristes et personnalités d’opposition à la dictature de Pinochet.
L’éminent aréopage a produit, entre autres, une critique systématique du croquemitaine constitutionnel de la dictature. Le professeur Quinzio Figueiredo en a rappelé certains éléments dans son article El Grupo de los 24 y su Crítica a la Constitución política de 1980, publié dans la Revista de Derecho de la Universidad Católica de Valparaíso (XXIII. 2002). En voici un fragment :
« La Charte de 1980 ne répondait pas aux exigences d’être l’expression d’un grand accord démocratique. Au contraire, elle a été générée de manière antidémocratique et illégitime. Elle a été respectée parce que c’était un fait qui faisait partie de la réalité, étranger à l’acceptation de l’expression valide et souveraine du peuple ».
Le jugement est définitif, caustique et sévère. Une Constitution doit être l’expression d’un grand accord démocratique. La Constitution de 1980 était l’avorton d’un groupe de mercenaires intellectuels, imposé par la junte militaire faisant usage de ses prétendues « facultés constituantes ».
Ce texte, qui s’est imposé à nos vies jusqu’à ce jour (avec le concours honteux de Ricardo Lagos, qui l’a signé en 2005 pour lui donner un vernis de légitimité), a été généré de manière antidémocratique et illégitime.
Pourquoi les autorités frauduleusement élues dans le cadre juridique du croquemitaine s’arrogeraient-elles aujourd’hui le droit de décider de l’avenir institutionnel du Chili, par-dessus la volonté du peuple souverain ?
Nul ne peut se substituer au peuple souverain ou le représenter lorsqu’il s’agit d’établir les lois qui constituent le cadre juridique de sa vie en société. Jean-Jacques Rousseau a écrit dans Le Contrat social :
« L’idée des représentants est moderne ; elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. »
Au nom de quoi un petit groupe de privilégiés s’arrgoge-t-il aujourd’hui le droit d’imposer des conditions à la volonté souveraine de l’ensemble de la nation ?
Ces privilégiés, héritiers assumés de la dictature, cherchent à perpétuer le droit imposé par le pouvoir des armes et du crime. Jean de La Fontaine, dans sa fable Le Loup et l’Agneau l’avait senti : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».
Un peu plus tard, au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau l’expose dans Le Contrat social :
« Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche , détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère».
La conception de la vraie liberté de Rousseau se résume à ne pas être soumis à la volonté du prochain et à ne soumettre personne à sa propre volonté. Le respect et l’obéissance à la loi ne sont requis que lorsque chacun participe librement à sa rédaction et à son approbation.
Toutefois, le Groupe des 24 a noté que le croquemitaine constitutionnel de la dictature a été respectée. De manière criminelle. Jean-Jacques Rousseau, une fois de plus, l’avait prévu, lorsqu’il a écrit :
« Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ».
Face au ” plébiscite ” (en réalité un référendum) organisé par la dictature pour imposer son croquemitaine, l’ancien président Eduardo Frei Montalva* – qui n’était pas étranger au coup d’État-, a fait un discours au Théâtre Caupolicán (1980). Il est nécessaire de se rappeler certains passages de ce discours, que la Concertatión oubliera plus tard, commodément :
« Ce ne sont pas seulement des normes juridiques froides, mais elles affectent la vie, la sécurité et la liberté de chaque Chilien qui, pendant ce long terme, sera privé des droits essentiels.
« Voter pour ce projet de Constitution illégitime à son origine, (…), c’est faire de la science-fiction ou se moquer ».
Le référendum truqué par la dictature, toujours selon Frei Montalva, n’était pas valide. Pour étayer cette opinion, il a présenté une longue liste d’arguments. Les voici :
Il n’est pas valide, car on ne peut pas organiser un plébiscite lorsque le pays vit en état d’urgence.
Il n’est pas valide, parce qu’il nécessiterait un système électoral qui assure l’expression authentique de la population à laquelle il est présenté.
Il n’est pas valide, car il n’y a pas de listes électorales, et près de sept ans se sont écoulés depuis leur destruction, ce qui révèle une volonté délibérée de ne pas les refaire.
Il n’est pas valable, parce que les bureaux qui recevront les votes et les compteront sont composées de personnes désignés par les maires qui, à leur tour, sont nommés par le chef de l’État.
Il n’est pas valide, car l’ensemble du processus de dépouillement des votes et de leurs résultats, dans ses deux premières phases, est entre les mains des autorités, d’abord du maire et de son secrétaire, puis du gouverneur seul, tous deux nommés par l’exécutift.
Il n’est pas valable, car les partis politiques sont hors-la-loi et, par conséquent, il ne peut y avoir de scrutateurs fiables pour contrôler le vote et le sérieux des scrutins.
Il n’est pas valide, car il n’y a pas de liberté de réunion ou de manifestation publique. Le fait d’être ici aujourd’hui ne signifie qu’une exception très limitée et conditionnée.
Il n’est pas valide, car il n’y a pas de liberté d’information ou d’expression. Ceux qui ne sont pas d’accord n’ont pas accès à la télévision, qui est dans notre monde le principal instrument de communication de masse, et très peu aux radios et à la presse. Qu’il suffise de dire que le ministre de l’Intérieur, en m’écrivant, me dit « qu’on ne peut pas obliger les autres canaux ». Mais au moins il y a une télévision nationale, qui a été créée précisément sous mon gouvernement pour servir tous les Chiliens !
Il n’est pas valide, parce que toutes ces restrictions ont été intensifiées à l’extrême depuis l’appel à la consultation, si bien qu’une station de radio qui avait signé un contrat de diffusion a refusé de le faire.
Il n’est pas valide, car il existe une menace permanente d’arrestation, de relégation ou d’enlèvement. »
Et Frei Montalva conclut en affirmant :
« Je dis que toutes les dispositions de ce projet de Constitution conduisent à un système préventif-coercitif qui sera en vigueur pendant près de 25 ans. C’est cela qui qui mène à la division, à l’extrémisme, à la violence et au chaos. Non à la démocratie ».
Frei Montalva ne s’est pas trompé, sauf sur la durée de la Constitution de la dictature. Quant aux conséquences, il avait raison sur toute la ligne. Afin d’échapper à ce terrible sort, Frei Montalva avait proposé la formation d’un gouvernement de transition et :
« Que ce gouvernement de transition soit élu par le vote populaire et élise une Assemblée constituante ou un autre organe authentiquement représentatif de tous les courants de l’opinion nationale, comme ce fut le cas en 1925, qui sera chargé d’élaborer un projet de Constitution. Ce projet sera soumis au plébiscite, dans le cadre d’un système offrant des garanties absolues, avec des options clairement définies et une liberté d’expression totale ».
Pourquoi, 39 ans plus tard, alors que la prophétie de Frei Montalva a été vérifiée, ne pouvons-nous pas maintenant former un gouvernement de transition et élire une Assemblée constituante par vote populaire libre, sans entraves ?
Parce que la classe politique parasitaire, sans exception, s’y oppose : elle vit du système. Elle est l’héritière du legs institutionnel de la dictature et sa principale bénéficiaire aux côtés du grand capital et des multinationales.
En paraphrasant Frei Montalva, nous pouvons dire -sans crainte de nous tromper- que l’accord de paix esbroufeur signé par Chile Vamos* et la Concertación (et quelques autres supplétifs), « préventif-coercitif qui sera en vigueur pendant près de 25 ans (et peut-être même plus). C’est cela qui qui mène à la division, à l’extrémisme, à la violence et au chaos. Non à la démocratie ».
Ce qui nous rappelle d’autres paroles prophétiques….
« D’autres hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison cherche à s’imposer… » (Dernier discours de Salvador Allende)
Ces hommes et ces femmes manifestent maintenant dans les rues.
NdT
* La Concertation des partis pour la démocratie (Concertación de Partidos por la Democracia, ou simplement Concertación) était une coalition de partis politiques chiliens du centre et de la gauche, née sous le nom de Concertación de Partidos por el No (Concertation des partis pour le non) à l’occasion du référendum de 1988 portant sur le maintien au pouvoir de Pinochet, la victoire du non avec 56 % permettant la fin de la dictature militaire et le retour de la démocratie. La Concertation a remporté toutes les élections législatives et présidentielles depuis le retour des élections libres en 1989, jusqu’à 2009-2010. Les quatre présidents qu’a connu le Chili de 1990 à 2010 étaient tous issus de la Concertación.
*Chile Vamos (Alonzi-alonzo Chili): coalition des quatre partis de droite et d’une nébuleuse de groupuscules, fascistes et évangéliques inclus, dirigée par le président Sebastián Piñera.
* Eduardo Frei Montalva (1911-1982), président démocrate-chrétien de 1964 à 1970, opposant au gouvernement Allende, mais aussi à la dictature de Pinochet, qui le fit empoisonner en 1982.