Lettre ouverte à Pedro Sanchez sur l’exhumation de Franco
Lidia Falcón 29/10/2019 |
Je m’adresse à Vous, non seulement parce que vous êtes le plus haut responsable du gouvernement espagnol, mais aussi parce que vous êtes le Secrétaire Général du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, qui a gouverné notre pays pendant 25 ans, en trois occasions, depuis la mort du dictateur Francisco Franco ; parce que vous avez dirigé l’opération d’exhumation des restes de ce dernier qui se trouvaient au Valle de los Caidos, et, surtout, parce qu’après ladite opération, vous nous avez offert un discours affirmant qu’ainsi la dette de la dictature à l’égard de la démocratie se trouve liquidée et nous nous trouvons dorénavant réconciliés, vainqueurs et vaincus.
Tradotto da Rosa Llorens
Editato da Fausto Giudice
À vous en croire, certaines dettes se remboursent à très bon marché. Nous sommes en période de soldes, non ? Depuis que, après trois ans exterminateurs de Guerre Civile et quarante ans d’une dictature qui a laissé la population espagnole épuisée, on a accepté la monarchie au milieu d’applaudissements pour son style démocratique, qu’on nous a livrés au pouvoir de l’Église, cette Église qui commande dans le Valle de los Caidos, et qu’on nous a ensuite mis au service et placés sous la sujétion de l’OTAN, la dette envers les victimes d’une telle démence n’est toujours pas éteinte. Nous n’avons obtenu ni justice ni réparation.
Pas même la Vérité. Car, Monsieur Sanchez, « on n’a pas mis fin à un affront moral », comme vous avez eu l’audace de l’affirmer dans le discours public qui a suivi cette cérémonie indigne par laquelle on a transféré les restes du dictateur, cette infâme comédie de l’exhumation du cadavre, tandis que ceux de 33 000 républicains qui n’ont jamais reçu le moindre hommage sont toujours dedans. Et on pourra encore moins mettre fin aux affronts que nous avons reçus tant que le monument élevé au triomphe fasciste continue à se dresser au sommet de Cuelga Muros.
Nous les républicains n’avons obtenu ni compensation ni justice depuis qu’une horde de militaires fascistes interrompit le processus démocratique et avancé de progrès qu’avait initié la IIe République, qu’elle nous décima en une guerre d’extermination et nous plongea dans le tunnel de la dictature, pour une période qui est la plus longue, jamais vécue auparavant dans notre pays, de répression, crimes, misère, tortures et humiliations, pendant que les cadavres s’entassaient dans les fossés des routes, derrière les murs des cimetières, dans tous les champs de l’Espagne. Sans qu’aucun des dirigeants du PSOE qui ont gouverné l’Espagne pendant un quart de siècle, ni vous-même, ait pensé à lancer une véritable opération de récupération et d’identification des restes, pour leur donner une digne sépulture, et leur offrir les hommages qu’ils méritent.
Comme le dit Paloma Aguilar dans El Pais du 25 octobre, « bien des choses consubstantielles au Valle de los Caidos sont une insulte pour la conscience démocratique… Jusqu’au fait que de nombreux prisonniers politiques aient été chargés de sa construction, dans des conditions pénibles, et au prix de nombreux dangers. Et il ne faut pas oublier, même si la page web officielle le fait, que, dans la mosaïque de l’énorme voûte de la basilique, se trouvent, aux côtés des saints et martyrs, les drapeaux carliste et phalangiste, un canon, un homme à la chemise bleue faisant le salut fasciste (dont beaucoup pensent qu’il représente José Antonio) et plusieurs militaires casqués, dont l’un présente une ressemblance suspecte avec Franco… Nous n’avons pas la place ici de commenter toutes les anomalies qui continuent à entourer ce monument, comme ce que disent les religieux lors des messes qu’on y célèbre, d’un caractère idéologique qu’on ne cherche pas à cacher ; le fait que la Communauté de Madrid y promeut depuis de nombreuses années des visites, étant donné qu’il fait partie de ce qu’on a appelé la Route Impériale ; ou que certains des guides officiels présentent une vision bienveillante de la dictature et fassent l’éloge du caractère réconciliateur du monument ; ou qu’il y ait toujours eu des fleurs fraîches sur les tombes de Franco et de José Antonio (1), placées en outre à l’endroit le plus prééminent de la basilique ».
Comme l’a si pertinemment remarqué Santos Julia, le Valle de los Caidos aura du mal à incarner l’idée de réconciliation. Mais vous, vous ne pensez pas à faire sauter ce monument pour éliminer une fois pour toutes cette ignominie qui constitue un hommage pervers au fascisme, (et qui est le seul qui reste debout en Europe après la IIe Guerre Mondiale), comme le firent les femmes de Paris en 1789, quand elles démolirent, pierre à pierre, la prison de la Bastille qui était le symbole de la cruauté de l’Ancien Régime. Au contraire, il semble que vous et vos collaborateurs vous proposiez d’en faire ce que vous appelez un « monument à la concorde », pour qu’ait lieu une fois pour toutes la réconciliation entre tous les Espagnols.
Parce que nous, les victimes de la démence et de la persécution fascistes, ne méritons pas justice et réparation, tandis que les bourreaux, eux, méritent la réconciliation. Ainsi, une association appelée Francisco Franco est légale, qui reçoit des subventions publiques, se permet d’organiser des actes d’exaltation du franquisme et ne rencontre aucun obstacle lorsqu’il s’agit de convoquer des rassemblements où l’on chante les hymnes fascistes et où l’on brandit les drapeaux de la dictature. Et nous voyons toujours les proches du dictateur jouir de la fortune qu’ils nous ont volée et se refuser à respecter les petits devoirs qu’on leur avait imposés, comme cette ridicule condition d’ouvrir le Pazo de Meiràs (2) aux touristes un jour par semaine.
Et nous voyons toujours le Prieur du Valle de los Caidos diriger le complexe architectural, présenter des recours et faire des déclarations publiques contre les accords passés avec le gouvernement espagnol, et célébrer messes et offices, le tout payé par les citoyens, parmi lesquels nous nous trouvons aussi, nous les victimes.
Non seulement ils ont fusillé nos grand-pères et nos grand-mères, nos pères et nos mères. Non seulement ils ont assassiné les dirigeants syndicaux, politiques, civiques, les instituteurs, les intellectuels, les professeurs, les scientifiques, les ouvriers et paysans et les femmes qui se sont opposés à l’horreur du fascisme. Non seulement ils nous ont livrés sans défense à nos geôliers et bourreaux. Non seulement ils ont plongé dans la misère, l’ignorance et le désespoir les classes travailleuses et les femmes. Non seulement ils ont empêché tout progrès dans notre pays dans tous les domaines pendant presque un demi-siècle, mais ensuite, pendant toute la période démocratique jusqu’ici écoulée, les mêmes criminels qui avaient commandé sous la dictature ont gouverné la démocratie, et leurs fils et héritiers jouissent des fortunes dont ont été spoliées des milliers de familles espagnoles républicaines, et ils occupent les postes les plus importants des institutions publiques.
Et aujourd’hui, au cours d’une cérémonie inacceptable, les restes du dictateur ont reçu l’hommage des troupes franquistes, au milieu de chants et drapeaux fascistes, en présence de la Ministre de la Justice, qui a assisté impavide à cette cérémonie d’exaltation de Franco, qui a vu, 44 ans après, le déploiement médiatique le plus spectaculaire depuis l’annonce de sa mort.
Lorsque nous avons assisté, avec enthousiasme, à la désignation de toutes ces ministres, qui s’autoproclamaient féministes, nous ne pouvions pas supposer qu’elles ne seraient que la courroie de transmission des ordres de leur chef, pleines de complaisance pour ses décisions les plus affligeantes : la ministre de la Justice (?) disant qu’ « elle avait vécu cette journée avec beaucoup de respect et de solennité », celle de l’Éducation (?) déclarant « qu’on a eu beaucoup de respect pour la famille du dictateur ». Il semble que seuls les fascistes méritent le respect.
Non, Monsieur Sanchez, « Aujourd’hui, l’Espagne ne fait pas son devoir envers elle- même », et cette cérémonie n’est pas non plus le fruit du pardon. Pour les victimes et leurs descendants, il n’y a ni oubli ni pardon.
La plus grande humiliation, Monsieur Sanchez, pour nous qui avons survécu, contre toute attente, aux terribles événements du XXe siècle, a été de vous entendre dire que désormais nous avions réglé nos comptes avec la dictature et qu’il convenait de passer à la réconciliation. Ainsi donc, pour ce qui me touche directement, je dois me réconcilier avec Billy the Kid (2) ? Pourquoi ? Parce que vous avez ordonné le transfert du cercueil de Franco à une tombe propriété du Patrimoine National en lui décernant toutes sortes d’honneurs ? Et les autres ? Les enfants, petits-enfants, neveux, amis et coreligionnaires des républicains assassinés doivent se réconcilier avec leurs assassins ? Sans qu’on ait réalisé les exhumations de leurs proches et les hommages qui leur sont dus, sans que les procès pertinents aient eu lieu, sans qu’on ait payé les dettes en cours ? Et, pendant ce temps, le Monument du Valle de los Caidos nous rappellera pour les siècles des siècles la tragédie de notre patrie et le triomphe des fascistes ?
Une phrase mémorable d’un article inoubliable du peintre Tàpies consacré à Dali définit le moment que nous vivons : « En Espagne, rien n’est si rentable que d’avoir eu un passé fasciste »
Vous croyez que nous, les victimes, allons nous réconcilier avec nos bourreaux ? Ou avec vous, qui permettez que cette infamie se perpétue ?
NdlT
(1) José Antonio Primo de Rivera : fils du dictateur Miguel Primo de Rivera et fondateur de la Phalange Espagnole ; exécuté par des Républicains en novembre 36
(2) Pazo de Meiràs : palais situé en Galice, offert pendant la dictature à la famille de Franco
(3) Billy el Niño : surnom d’un policier tortionnaire de l’époque franquiste