Colombie: conspuer et censurer. Les mots qui tuent
Reinaldo Spitaletta 23/09/2019 |
Nous naturalisons la violence par des discours, des imaginaires, des petites phrases et d’autres manifestations.
Il se crée un langage qui, parfois, vise à adoucir, euphémisme du mal et de l’exercice criminel d’effacement de l’adversaire, et parfois est ouvert, vulgaire, résolument aligné sur des méthodes sanguinaires. Des horreurs de cette violence bipartisane, qui a eu son “vase de Llorente”* avec l’assassinat de Gaitán, jusqu’à aujourd’hui, alors que des facteurs d’horreur tels que ceux du trafic de drogue ont déjà servi de médiation, la Colombie souffre du syndrome de la cruauté.
Tradotto da Fausto Giudice
Il semble que le sang appelle le sang, son déversement. Et depuis ces temps sombres où la violence libérale/conservatrice ravageait les campagnes (avec des échantillons utilisés dans les villes, comme les planches à repasser* par exemple), le langage prenait de la même manière des significations pour désigner les crimes, les spoliations, la disparition de l’adversaire, marqué par une couleur, une propriété, une désignation fatidique comme ennemi.
Ainsi, tout comme les coupes de cheveux spécifiques (la mocha, la boule a zéro)), la langue, les organes sexuels, les tueries en masse, les mots rendaient compte d’une culture, de certains comportements barbares. certains comportements barbares. “Pasar al papayo” (passer au papayer) a été pendant des années une façon de faire référence, ou d’occulter par des tropes, au fait de tuer. Et comme on camouflait avec le langage une arme (le revolver était appelé durant la Violence “ange gardien”), on appelait un massacre une “décharge”. “Tostar” (Griller) (un emprunt à la caféiculture et à la cuisine), c’ était tuer quelqu’un, tout comme “pavear” ou “palomiar” signifiait “tuer depuis les buissons”.
Les « pájaros » (oiseaux) (tueurs à gages ruraux, tuant à tour de bras) étaient un fléau qui dévastait les campagnes. Le plus célèbre était le Condor Lozano. Il y en avait des milliers. Au milieu de l’hécatombe, on a multiplié les désignations, certaines très apologétiques de la violence et de ses méthodes. Et soudain, les tueurs sont devenus “nécessaires”, comme s’ils étaient les envoyés d’une quelconque divinité. Et puis il y a eu des moments où ils ont été ceux qui faisant du “nettoyage” social (à Medellín, par exemple, il y avait un groupe de ces années-là, appelé “amour pour Medellín”, contre les “tireurs” de voitures ; puis, contre les habitants des rues et les travestis), une activité qui a ensuite évolué pour balayer tout ce qui signifiait désobéissance, critique, désaccord avec le fonctionnaire, défense des droits humains, etc.
Un mort dans la rue était un “muñeco” (poupée), une victime du crime était quelqu’un qui “devait (avoir fait) quelque chose” ou qui sait “ce qu’il faisait”. Naturalisation de la violence. Acceptation pure et simple de l’incivilisation. Le trafic de drogue a stimulé non seulement les méthodes d’extermination, mais aussi la résolution de tout conflit à la pointe du flingue, d’une voiture piégée, du vol d’un avion, de l’assassinat de journalistes, de juges, de magistrats…
Ces préliminaires peuvent servir à une vision du présent. Lorsqu’un ancien président (et même lorsqu’il était en fonction) introduit des mots qui créent des emplois de violence, la situation peut être très grave, car, comme le syndrome du verre brisé, les mauvais exemples abondent. “Je te pète la gueule, pédé” est un appel à résoudre tout incident par l’irrationalité. Avec le méli-mélo des paramilitaires, des guérilleros, des lumpen pullulants (tous mis à la sauce du trafic de drogue), la langue a également subi des modifications. Et à travers les mots, une culture de la violence s’est avancée masquée.
La collection de petites phrases est vaste (et suffisante). Elle rend compte d’une façon de voir le monde et de tout résoudre à la pointe d’un flingue, d’une censure, d’une menace. Il s’agit d’intimider. Transformer la peur en une forme de gouvernement, de comportement quotidien, bref d’imposition d’un point de vue. C’est le temps de l’extradition des arguments, de l’exil de la raison, dans un troc sans vergogne avec la vulgarité et la force.
Il n’est pas étrange, au milieu de la procession de clairons désaccordés, que n’importe quelle perruche de perchoir dise que “le plomb est ce qu’il y a, le plomb est ce qui vient”, ou qu’il devienne, comme dans les jours hasardeux de la violence libérale/conservatrice (dont les effets néfastes se font encore sentir), des termes tels que “pelar” (peler, éplucher, déplumer) (qui n’a rien à voir avec la fessée à coups de ceinture de la maman), qui est la même chose que « passer au papayer ». En plus des changements climatiques, ils réchauffent ici l’atmosphère d’intolérance par des discours et des gros mots.
Dans un tel contexte, il est possible de mesurer la portée et les intentions de mots tels que “Fermez-la ou on vous la ferme” d’un ancien président et sénateur [Alvaro Uribe], lorsqu’il a été hué à La Calera : une menace, une tentative de censure, un dérapage ? Les appels à la violence et au bâillon expriment la faiblesse de ceux qui les encouragent et les soutiennent. Ils veulent cacher leur culpabilité ou, comme dirait Bukowski, cacher une réalité devant eux-mêmes et devant les autres.
NdT
*Le Vase de Llorente (El Florero de Llorente) est le nom donné à l’un des épisodes de l’indépendance de la Colombie. Cet événement, également connu comme Le Cri (El Grito) ou La rixe (La reyerta) du 20 juillet, se déroule le 20 juillet 1810 à Santa Fe de Bogota, alors capitale de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade. Le nom de l’incident vient du refus de la part du commerçant espagnol José González Llorente de prêter un vase à Luis de Rubio et est à l’origine du processus d’indépendance de la Nouvelle-Grenade (actuelle Colombie). L’expression, dans son usage contemporain, signifie :”La goutte d’eau qui fait déborder le vase”
* Aplanchadores : surnom des plus terribles tueurs, conservateurs ou libéraux, ayant sévi pendant la Violencia (1948-1964)