UPM* décide, l’Uruguay s’incline
Luis Ernesto Sabini Fernández 27/08/2019 |
Le 24 juillet, l’émission de radio En perspectiva a diffusé l’interview qu’a faite le journaliste Emiliano Cotelo du directeur principal de l’OPP*, le comptable Álvaro García.
Cotelo commence l’interview par l’annonce de la décision d’UPM de se développer dans le pays.
C’est curieux en soi parce que, s’agissant d’un accord entre deux parties, on est frappé de constater qu’on ne nous présente que la décision d’une seule partie. Décision prise par UPM quand elle l’a jugé opportun. Aucun accord stricto sensu n’a été conclu (par exemple sur les investissements) mais le pays était déjà disposé, et UPM a décidé aujourd’hui, 24 juillet 2019, de jeter son dévolu sur cet ” objet du désir ” qu’est en ce moment l’Uruguay.
Le vice-président local d’UPM, cité dans le programme de Cotelo, nous déclare : « C’est aujourd’hui que nous avons décidé de partager (avec vous) l’information sur ce nouvel investissement”.
Cotelo se présente comme fournisseur de données et non d’opinions et nous parle d’une augmentation attendue de 2% du PIB et de 12% des exportations. La mention de chiffres, qui jouissent indubitablement d’une bonne presse’, attire notre attention. Aucune analyse ne devrait se contenter des chiffres bruts qu’il nous présente de façon si positive, parce que l’augmentation du PIB ne garantit pas une augmentation de la qualité de la vie et peut même signifier son contraire (par exemple, s’il y a augmentation de la pollution ou de la population carcérale, le PIB augmente). Et la valeur des exportations est très différente selon qu’il s’agit d’exportations en provenance du pays, ou d’une zone franche installée sur le territoire et qui garde ses profits pour ses propriétaires, sinon en totalité, du moins en grande partie. C’est pourquoi il est abusif de parler d’exportations uruguayennes quand elles proviennent des zones franches.
Il faut comprendre que les « zones franches » reproduisent la traditionnelle « économie de comptoirs » que le colonialisme a créée au début de l’ « époque moderne » en s’appropriant les ressources de tant de régions transformées en colonies. Les zones de libre-échange ne favorisent pas le progrès ou l’indépendance nationale, elles ne sont qu’une solution économique pour le capitalisme international, qui ne veut pas assumer les frais qu’entraînerait la reconnaissance aux populations des pays périphériques des droits que la démocratie a reconnus aux populations des métropoles.
Cotelo, assumant le rôle de porteur de bonnes nouvelles, nous appâte avec « les 6000 emplois » qu’UPM promet de créer pendant la période de construction de l’infrastructure. Ce que l’on ne nous dit pas, c’est ce que cette construction basée sur le travail temporaire signifie en termes de bouleversement professionnel et économique : il est très significatif que les premières nouvelles du marché du travail après celui des 6000 emplois ont été les attentes des refuges et des lieux de prostitution et de boissons alcoolisées dans la zone d’habitat, concrètement à Pueblo Centenario (qui ne compte que 1 500 habitants)….
Le directeur de l’OPP [Alvaro Garcia] estime que la décision d’UPM aura des “conséquences très positives”. Ce qui reste encore à prouver puisqu’il s’agit de quelque chose à venir. Il peut en être sûr, d’autres peuvent penser le contraire, mais en tout cas, c’est encore de la pure spéculation… il parle de conséquences à venir ; un léger piège linguistique ; dans notre langue un mot existe pour cela : « expectatives ».
Parmi les différents points abordés dans l’interview, García a souligné l’importance de passer du chemin de fer du XIXe siècle à celui du XXIe siècle. Sa description de notre réalité ferroviaire est réaliste ; il reste à voir si un tel bond se fera sans dommage. Pour l’immédiat, les chiffres cités par García sont étonnamment élevés. Il parle d’un coût pour l’État uruguayen de 2,2 milliards de dollars, alors que par le passé, le gouvernement avait parlé d’environ 1 milliard de dollars…
Mais il y a quelque chose de plus grave encore. Le chemin de fer en question, que García donne pour uruguayen (à l’avenir, pour faire la liaison entre le 19ème et le 21ème siècle), est un train 100 % finlandais. Non seulement à cause des exonérations fiscales offertes par l’Uruguay, mais aussi parce que la société finlandaise prévoit un itinéraire de 300 km avec seulement deux accès : un à Pueblo Centenario, près de l’usine, et l’autre au port de Montevideo : à la Aguada, le terminal d’embarquement. La liaison ne comporterait que des voies, aucune gare (ce qui pourrait être problématique en cas d’accident). Mais cela démontre amplement que ce train sera destiné à l’usage exclusif de l’entreprise : transport des grumes, de la cellulose et des ingrédients chimiques que l’entreprise fournit à son usine de traitement.
S’appuyant sur le travail de son collègue Nelson Fernández, le journaliste Cotelo examine les différents gouvernements des dernières décennies, des trois principaux partis, et voit comment, à partir des lois sur les zones franches et l’encouragement à l’exploitation forestière de la part du gouvernement colorado de Sanguinetti dans les années 80 (après la dictature), tous les gouvernements des 30 dernières années ont adapté le pays aux besoins du capital international et des investisseurs, renonçant à un développement autonome pour le confier à des maîtres d’œuvre étrangers.
L’usine d’UPM (ex-Botnia ) à Fray Bentos, au bord du fleuve Uruguay, qui constitue la frointère avec l’Argentine, est entrée en fonction en 2007. Elle produit de la pâte à papier à partir de pulpe d’eucalyptus, suscçitant entre autres un conflit avec l’Argentine, qui avait menacé en 2013 l’Uruguay de poursuites devant une jurdicition internationale. La nouvelle usine, prévue pour entrer en fonction en 2022, sera installée à Durazno, sur le Rio Negro
García confirme fièrement en précisant que les structures productives du pays ont changé pour en faire un territoire forestier, c’est-à-dire adapté aux projets des entreprises transnationales. Le territoire avait déjà été aménagé pour accommoder diverses entreprises transnationales, comme d’autres usines de pâte à papier ou la société minière Zamin Ferrous, à Aratirí, qui n’a finalement pas exploité le sous-sol uruguayen pour une question de rentabilité sur le marché international, mais qui, si elle avait abouti, aurait eu le soutien d’un dirigeant comme le président de l’époque, José Mujica, qui ne se gênait pas pour affirmer que si l’Uruguay avait été un pays d’élevage pendant deux siècles, il pourrait bien maintenant devenir un pays minier. Comme si on pouvait changer de structures de production comme on change de chemise.
Ce que le technicien Álvaro García ne dit pas, c’est que, grâce au développement agro-industriel (qui ne concerne pas seulement la sylviculture mais aussi le soja transgénique, par exemple), le pays a perdu une de ses principales richesses naturelles, l’eau[1], faisant du territoire un « heureux propriétaire » d’eau polluée.
« La raison en est qu’une négociation avec les complica…. complicités [sic] et tous les aspects qu’elle comporte est impossible à conduire en public… Je crois que c’est une chose évidente. Toute information publique est extrêmement délicate car elle fait fluctuer le cours des actions (…). La confidentialité est une chose tout à fait normale dans ce genre de situation.
Une fois de plus, Freud nous éclaire sur le rôle de l’inconscient dans les lapsus, avec une circonstance aggravante ici : García a commencé à prononcer un mot qui aurait pu être “complications”, mais il s’est corrigé lui-même en parlant de « complicités ».
Nous n’avons pas d’autre choix que d’associer cette bourde à une autre bien plus élaborée, extraite du texte de l’accord entre l’Uruguay et UPM, et mise en lumière par le professeur Eduardo Lutz, où il est précisé que personne dans cet accord n’a reçu de pots-de-vin, de prébendes, de voyages, de logements ou de repas de la part de la société, ni aucune autre forme de dessous-de-table. Le texte est lourdement exhaustif et l’on se demande pourquoi une telle « clarification » est nécessaire. Il est évident qu’il n’y a pas eu de pots-de-vin, c’est clair. Mais pourquoi une telle autodéfense anticipée ? Un habitué pourra dire : parce que nous connaissons bien les persifleurs.
Mais je souscris à une autre hypothèse : les gouvernements sont si serviles, il font ostensiblement tant de courbettes et de concessions (en fait il s’agit de plusieurs gouvernements, pas seulement de celui du Frente Amplio [Front Large, gauche] mais des trois principaux partis), qu’il faut expliquer qu’ils n’agissent pas « par intérêt personnel », pécuniaire ou autre du même genre.
Cela ne fait aucun doute. Nous sommes en présence d’une solide entente idéologique. Parce que les réactionnaires, suivistes de l’axe géopolitique mondialiste, acceptent ces capitulations comme “le prix du progrès” et les progressistes, qui sont légion au sein du FAEPNM [Frente Amplio-Encuentro Progresista-Nueva Mayoria], parce qu’ils sacralisent tant le progrès technique, qu’ils finissent par partager le même projet social que les réactionnaires les plus modernistes.
La question est de savoir si nous avons le courage, la ténacité suffisance pour assurer par nous-mêmes la croissance de notre société, ou si nous nous adaptons seulement au regard des autres et à leurs besoins et si nous leur « louons » notre territoire à prix cassés pour leurs essais, projets et réalisations. Des exemples comme celui de British Petroleum dans le golfe du Mexique, de Texaco en Amazonie équatorienne, ou le désastre des élevages de saumon à Chiloé causé par la cupidité des Norvégiens qui, ayant les mêmes types de production, respectent beaucoup plus, ou plutôt négligent moins l’habitat marin dans leur propre pays que celui qui se trouve au large du territoire de l’île principale du Chili, qu’ils ont littéralement dévasté[i] ; ces exemples devraient servir de garde-fous quand de tels accords sont conclus.
Il suffit de rappeler la « doctrine » de Larry Summers [ii], que César Vega a invoquée à juste titre, pour comprendre la “rationalité” du « Premier monde »[aussi appelé le « Nord global »][2] Certains technocrates du Tiers Monde font leur la stratégie du « centre planétaire », non pas pour des pots-de-vin, mais en acceptant de recueillir les miettes que le centre moteur de l’économie laisse tomber, car ils craignent que nous retombions dans des ténèbres dignes du Moyen Âge si nous ne les acceptons pas…
García nous dévoile quels sont les enjeux, avec une fierté qui n’est en fait que de la stupidité : « L’Uruguay ne fait pas de discrimination entre les entreprises nationales ou étrangères. Il y a bien une différence en termes de volume d’investissement… et de nécessité de réaliser un profit. » [sic]
García pense qu’il est bon de parier sur les économies d’échelle. C’est pourquoi ce gouvernement, comme les précédents, a misé sur l’agro-industrie et les matières premières, et non sur la production de spécialités. Quelque chose qui correspondrait beaucoup mieux à nos dimensions. Parce que parier sur la quantité pourrait avoir un sens (le cas échéant) pour des pays comme le Brésil, l’Australie, le Canada, la Russie, qui couvrent plusieurs millions de km², mais c’est un non-sens économique pour des États dont les dimensions réduites les rendent plus sensibles à la pollution, aux inondations et aux altérations diverses.
Il y a un autre facteur aggravant : la production à grande échelle est la principale cause de pollution, d’agression contre la planète (et cela s’applique aussi bien aux pays de plusieurs millions de km2).
Et enfin il y a un aspect stratégique : alors que le marché européen absorbe de plus en plus de spécialités, parce qu’il a remarqué la mauvaise qualité (et bien pire, la toxicité) des produits alimentaires, et que l’Uruguay aurait pu devenir un verger, étant donnée notre irrigation naturelle, ceux qui investissent en Uruguay, nous ont conduit à une modernité technologique de plus en plus contestée…
Comment García fait-il face aux objections et critiques par les environnementalistes du projet qu’il soutient tant ? : « L’Uruguay a un cadre institutionnel très solide dans ce domaine.
C’est une déclaration lénifiante pour les oreilles institutionnelles de la région, mais tristement mensongère, pour ne pas dire impudente.
En réalité, la conscience écologique dans le pays est à un niveau affligeant. Nous vivons heureux dans un monde de plastique, alors que tout le monde connaît déjà les immenses dégâts qu’il entraîne. Et pourtant, l’Uruguay a été l’un des derniers États à envisager la limitation de son utilisation. Une limitation très limitée – ce n’est pas un jeu de mots-, car son utilisation est très répandue. Rappelons que l’Uruguay est allé jusqu’à s’engager, suivant les directives des multinationales, à se débarrasser de son industrie du verre, alors que cette industrie connaissait un développement appréciable en Uruguay, et que le verre est bien plus fiable sur le plan environnemental et sanitaire.
Les institutions chargées de la protection de l’environnement évoquées par García ne nous ont pas permis d’éviter la pollution de nos eaux, essentiellement par l’agro-industrie. Pire encore : les organismes de régulation environnementale ont constamment proféré des excuses et des dénégations sur l’état de la pollution. Cela ne nous a pas non plus permis de nous protéger d’une épidémie généralisée de saturnisme, dont il faudrait analyser l’impact sur la société, ce qui reste à faire).
« Le Projet Rio Negro prévoit tout cela. Il prévoit aussi de s’occuper intégralement de l’état des eaux du Rio Negro, suivant les normes du développement durable dont nous avons parlé, et l’entreprise finlandaise UPM suit ces mêmes normes. […]. Parce que les pays nordiques sont aux quatre premières places pour ce qui est du développement durable dans tous les classements mondiaux. »
En parlant du classement environnemental des pays nordiques, García cherche à nous rassurer. Tout en ignorant des situations honteuses comme celle mentionnée plus haut de l’élevage de saumons par l’ entreprise norvégienne Marien Harvest au Chili.
En ce qui concerne la « dilution des déversements », García parle de garantir un débit suffisant pour rendre cette dilution acceptable, mais il s’empresse de préciser qu’il ne sera pratiquement pas nécessaire de s’occuper de cet aspect de la question, car il n’y aura pratiquement pas de dilution, puisque les pays nordiques appliquent des normes environnementales de très haut niveau.
Si la confiance tue l’homme, comme dit le proverbe,, elle souille l’homme crédule. Que Garcia m’excuse, avec sa dépendance infantile.
D’ailleurs, il ne dit pas un mot sur la modification du texte de l’accord entre l’Uruguay et UPM qui, au lieu de suivre à la lettre le texte principal, a été corrigé suivant le texte secondaire qui est au désavantage, comme par hasard, de l’Uruguay ( une erreur de traduction a transformé 0,5 en 0,05, entraînant une différence annuelle de plusieurs millions de dollars).
García (comme Cotelo) n’a pas parlé de l’essentiel : qu’est-ce qu’ils retirent de l’Uruguay, qu’est-ce qu’ils y prennent ? L’eau. Ils ne la paient pas. En économie, c’est ce qu’on appelle “l’externalisation des coûts”.
Ils ne paient pas l’eau. Et ils la polluent. Ils ne paient donc pas pour les dégâts qu’ils causent à la santé du pays et de ses habitants, humains et êtres vivants en général.
De cela, de ce qui est essentiel, on parle à peine.
*Notes de Tlaxcala
UPM-Kymmene Corporation, communément appelée UPM, est une société finlandaise spécialisée dans la fabrication de pâte à papier. UPM-Kymmene est née de la fusion en 1996 de Kymmene Corporation et Repola Ltd et de sa filiale United Paper Mills Ltd et possède une importante usine de pâte à papier à Fray Bentos en Uruguay. Elle est présente dans 12 pays, avec 19 000 collaborateurs (7 000 en Uruguay) et un chiffre d’affaires annuel de 12 milliards d’euros.
OPP : Le Bureau de la planification et du budget ( Oficina de Planeamiento y Presupuesto en espagnol ) de l’Uruguay est un service de la Présidence de la République chargé de conseiller le pouvoir exécutif sur la formulation des plans, ,des programmes et la politique aux plans national et départemental, ainsi que sur la définition de la stratégie économique et sociale du gouvernement.
[i] Voir Le roi norvégien et le “saumon zombie” chilien, par Frederico Füllgraf, 1/5/2019
[ii] La « stagnation séculaire » . On peut lire à ce propos, entre autres : http://www.blog-illusio.com/article-larry-summers-et-la-stagnation-seculaire-121370066.html
NdA
[1] L’Uruguay est traditionnellement l’un des pays où le pourcentage de terres arables est le plus élevé au monde, entre 80 et 90 % du total. C’est une donnée capitale, en principe, si on parle d’eau potable, non polluée.
[2] Larry Summers, un apparatchik au service du pouvoir hégémonique mondial (USA, Israël, Royaume-Uni) a occupé plusieurs postes-clés ; directeur de la Banque mondiale, secrétaire du Trésor des USA, directeur du National Economic Council des USA. Très rationnellement, il a estimé qu’il serait intéressant de transférer les industries polluantes du Premier monde au Tiers-Monde car elles causeraient beaucoup moins de dégâts dans ces pays, déjà ravagés par la pauvreté, et qui comptent peu de personnes âgées, alors que ces mêmes industries polluantes font des ravages dans le Premier Monde qui compte beaucoup plus de personnes âgées, qui sont les principales victimes des longues maladies, comme le cancer, causées principalement par cette pollution.