Toni Morrison, la Prof
Vinson Cunningham 07/08/2019 |
Toni Morrison, décédée lundi, a fourni à de nombreux jeunes lecteurs un premier terrain d’entraînement à l’analyse littéraire.
À chaque fois que je pense à Toni Morrison, je pense à ma professeure préférée, Deborah Stanford, une femme noire qui, quand j’étais au lycée, m’a aidé à comprendre que lire sérieusement était une discipline et un privilège, et qu’un auteur qui nous aide à le faire est une sorte de héros ou d’héroïne. Sa variété, rigoureuse et féconde, de New Criticism, (je suis presque sûr que c’est elle qui m’a appris ce terme) plongeait ses racines dans son respect total des écrivains et de leurs intentions. Pourquoi s’écarter du texte alors qu’il avait été si minutieusement élaboré ? C’est grâce à madame Stanford que j’ai entretenu toute ma vie un rapport avec Flannery O’Connor et Adrienne Rich, entre autres, mais il m’a toujours paru évident que ce qui l’enchantait vraiment, c’était d’enseigner l’œuvre de Toni Morrison. (étrangement, elle ressemblait un peu aux photos de Toni Morrison sur la couverture de ses premiers ouvrages : même peau claire, même coupe afro courte et duveteuse, même bouche large et même regard intense et amusé).
J’ai suivi ses cours en première et en terminale, années au cours desquelles j’ai lu The Bluest Eye, Song of Solomon et Beloved, me délectant du temps qu’on pouvait passer sur une seule ligne, image ou passage, en les retournant dans tous les sens pour y découvrir des sens nouveaux (et, à la demande insistante de Mme Stanford, pour les étayer). Dans les premières années de ma vie de lecteur, l’image symbolique qui m’a peut-être le plus marqué fut l’énigme de l’absence de nombril de Pilate, dans Song of Solomon, qui est toujours mon roman préféré de Morrison. Nous avons parlé de ce ventre sans nombril pendant une heure d’affilée, retournant l’idée jusqu’à ce que ma tête me paraisse curieusement propre.
Je parierais que les gens qui ont à peu près mon âge, et qui ont eu la chance de fréquenter le lycée alors que Morrison était déjà un personnage de légende, voient majoritairement dans son œuvre un terrain d’entraînement précoce à l’exégèse littéraire. Elle nous a appris ce que cela pouvait signifier d’être coupé de son passé, ou d’être soudain envahi et traumatisé par des perceptions effrayantes. Elle nous a aussi appris à quel point une expérience extra-sensorielle (un souvenir ou une remémoration) peut être une expérience de tous les sens. Nous la lisions même quand nous ne la lisions pas, parce que nous l’avions toujours à l’esprit quand nous lisions autre chose. C’est dire à quel point elle était, et reste, importante.
J’ai appris de nouvelles manières de lire depuis le lycée (Beloved est une merveille de structure, une sorte de cathédrale médiévale, et c’est difficile à voir quand on est enfant), mais au plus profond de moi-même, je penserai toujours à Morrison en termes de moments et d’images : des arbres énormes et généreux, qui se multiplient rapidement, offrant des fruits analysables indéfiniment. Elle partageait avec O’Connor un catholicisme dont la tradition de lecture biblique rigoureuse à plusieurs niveaux, qu’elle détaille dans Christ and Apollo, l’un des livres préférés de Flannery O’Connor, s’accorde, avec une profondeur assez satisfaisante, au processus ardu de la lecture des œuvres de Morrison.
Il était donc normal que Morrison ait été à la fois une éditrice et un curatrice exhaustive d’écrivains noirs (qu’est-ce qu’un éditeur, sinon un pédagogue bienveillant?) et que son essai classique de critique littéraire, Playing in the Dark: Whiteness and the Literary Imagination, soit devenu un guide inépuisable pour toutes sortes de phénomènes usaméricains. La voilà qui nous enseigne Cather et Melville, comme on nous a un jour enseigné Morrison elle-même. Je ne connais aucun autre écrivain dont l’œuvre, et le culte dont elle fait l’objet (et qui n’en est certainement qu’à son premier stade), incarnent mieux l’idéal de l’écriture et de la lecture comme pratique communautaire destinée plus à l’enrichissement d’un peuple qu’à la thérapie ou au divertissement d’un individu isolé.
« Nous n’avons plus besoin d’écrivains qui soient des héros solitaires », a-t-elle dit un jour. « Nous avons besoin d’un mouvement d’écrivain héroïques : énergiques, militants, pugnaces. » Son écriture fait découvrir d’autres écritures, ses richesses font découvrir d’autres richesses, d’une manière qui permettra à une telle solidarité de se réaliser. Mais une chose n’en exclut pas une autre. Notre prof est aussi notre héroïne.