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La démolition par Israël de 10 immeubles palestiniens de 70 logements à Jérusalem-Est : la sécurité, un argument bidon

Gideon Levy 02/08/2019
La destruction par Israël de 10 immeubles d’habitation à Jérusalem-Est, sanctionnée par la Cour suprême israélienne, n’avait rien à voir avec la sécurité.

Tradotto da Fausto Giudice
La dévastation est bien visible à travers la fenêtre de son bureau : la scène d’une explosion. Les vestiges d’un immeuble d’appartements explosé, l’entreprise de sa vie, un château de cartes qui a implosé. Il avait prévu de construire 13 étages ici et en avait terminé neuf, mais la semaine dernière, les forces de destruction ont balayé le site et l’ont détruit, ainsi que neuf autres bâtiments. Ils n’ont laissé intacts que les deux étages inférieurs, mais l’explosion provoquée au-dessus d’eux par les soldats des Forces de défense israéliennes, avec des caisses d’explosifs éparpillées sur chaque étage qui ont produit une réplique énorme, rend impossible l’utilisation des restes des étages inférieurs.
Le propriétaire de l’immeuble jette un regard triste sur les ruines, ses yeux humides et rouges par manque de sommeil, et il dit doucement, pas pour la première fois : « J’aimerais demander à Meni Mazuz en quoi cela va aider la sécurité », en référence au juge qui a écrit la décision de la Cour suprême de laisser la démolition se poursuivre.
La question reste en suspens. Le monde entier de Mohamed Abou Tair, propriétaire du bâtiment qui a été rasé, est en ruines avec la structure elle-même. « Il n’y a pas de justice à la Cour suprême de justice », dit-il. « Pendant des années, j’ai entendu les gens le dire, et maintenant je le vois de mes propres yeux. Je n’irai plus jamais à la Cour. Ses décisions sont rédigées par les FDI et l’establishment de la défense, pas par le tribunal ».
L’arrière d’une épicerie en bordure de Sur Baher, un village situé dans le coin sud-est de Jérusalem, a été transformé en poste de commandement. Sur les murs sont accrochés des documents incriminants qui, selon le propriétaire, montrent la profondeur de l’injustice et l’ampleur de l’absurdité : des permis de construire délivrés par l’Autorité palestinienne, qui a la prérogative exclusive de les accorder ici, une déclaration officielle d’Israël confirmant qu’il n’a aucun pouvoir de contrôle ici. Le résultat est accablant : des bâtiments démolis en un jour avec le feu vert de la Cour suprême, l’un des instruments les plus puissants de l’occupation et l’un de ses collaborateurs les plus dociles.
En Israël, la semaine dernière, personne ne s’intéressait aux images qui ne pouvaient que rappeler les événements en Syrie et dans la bande de Gaza. Au rez-de-chaussée de l’immeuble, Abou Tair tente d’estimer les dommages énormes qu’il a subis – les 9 millions de shekels (2,6 millions de dollars, 2,35 millions d’€) qu’il a investis dans l’immeuble, tandis que les coûts de la démolition et du déblaiement des décombres vont ajouter 2 millions de shekels supplémentaires, dit-il. Il mentionne aussi comment il essaie de planifier son avenir, maintenant obscurci par l’incertitude. Son discours s’interrompt brusquement de temps en temps, comme chez une victime de traumatisme.
Au nom de la sécurité, Israël a violé les Accords d’Oslo, ses propres règles de planification et de construction et les principes de justice naturelle. Les bâtiments étaient trop près de la clôture de séparation au goût d’Israël, et la Cour suprême a acquiescé tacitement à l’acte répréhensible. La suggestion d’Abou Taïr – construire, à ses frais, un haut mur de béton pour maintenir la sécurité d’Israël et parsemer la zone de caméras de sécurité, également à ses frais – a été rejetée catégoriquement par Israël.
Mais les brèches dans la clôture créées par les soldats et les policiers qui ont participé à la démolition étaient toujours là cette semaine, sans que personne ne se donne la peine de les réparer : la preuve muette que le “problème de sécurité” était un mensonge. Tous les enfants de Sur Baher savent que cette destruction n’a rien à voir avec la sécurité. Israël ne s’en sert que comme excuse pour mettre en œuvre sa politique de transfert silencieux de population à Jérusalem.
Sur Baher est un théâtre de l’absurde : un village palestinien annexé par Israël à Jérusalem. Une partie de sa superficie se trouve à l’intérieur des limites municipales de la ville, le reste se trouve dans la zone de l’Autorité palestinienne, et la barrière de sécurité court le long de sa périphérie. Les zones A et B, qui à Jérusalem sont sous contrôle de l’Autorité palestinienne, leurs résidents portant des cartes d’identité israéliennes bleues, leurs voitures portant des plaques d’immatriculation israéliennes jaunes, censément sous contrôle de l’Autorité palestinienne, et tout cela du côté israélien de la barrière de séparation.
La municipalité de Jérusalem ne fournit aucun service ici, la zone est en dehors de sa juridiction, mais il est interdit à l’AP de fournir des services – c’est Jérusalem, vous savez. Seule l’Autorité palestinienne peut délivrer des permis de construire ici, pas Israël, mais Israël rase toujours les bâtiments qui ont reçu des permis de construire de l’Autorité palestinienne. Flou artistico-militaire au pays de nulle part.
Le quartier de Wadi Hummus a été le théâtre du derby de démolition de la semaine dernière, qui a vu la destruction de 10 bâtiments, contenant en tout 70 appartements. Sur le chemin, on traverse d’énormes travaux de terrassement liés à l’élargissement de ce qui est connu depuis l’époque jordanienne sous le nom de “Route américaine”, qui est sur le point de devenir une autre voie rapide pour les colons, reliant Ma’aleh Adumim au bloc de colonies de Gush Etzion. Non loin d’ici se trouve un autre village palestinien qui appartient à Jérusalem, Umm Tuba – ses habitants sont ceux qui construisent et déménagent à Wadi Hummus.
En 1994, des terres appartenant à Umm Tuba ont été expropriées afin de construire la colonie de Har Homa, et neuf ans plus tard, une deuxième expropriation a eu lieu, cette fois pour construire la route qui mène à la colonie de Nokdim, où vivait Avigdor Lieberman, ancien Ministre de la Défense. Au total, Umm Tuba, dont les 5 000 habitants appartiennent au clan Abou Tair, a perdu environ 1 000 dounams (100 hectares), la majeure partie de sa superficie.

Il n’y avait nulle part où construire. En 2008, les jeunes du village ont commencé à acheter un terrain à Wadi Hummus et à y construire. C’était le seul endroit où l’on pouvait obtenir un permis de construire – la zone étant sous contrôle de l’AP – et les coûts de construction sont relativement bon marché dans le quartier. Cela semblait être une bonne solution, et bientôt plus de gens ont déménagé à Wadi Hummus.

Sur le mur des bureaux de Mohamed Abou Tair se trouve un document : le procès-verbal d’une réunion du comité de supervision du Conseil suprême de planification de l’administration civile israélienne en Cisjordanie. Le document, daté du 22 août 2010, dit : « C’est la zone A et aucun ordre militaire n’interdit d’y construire. Des permis de construire délivrés par l’Autorité palestinienne ont été délivrés pour la zone où l’autorité, en vertu des lois sur la planification et la construction, est dévolue à l’Autorité palestinienne. Résolu : Nous décidons de clore cette affaire ».
La décision fait référence à l’immeuble d’habitation au rez-de-chaussée duquel nous nous trouvons actuellement. En 2011, Abou Tair et plusieurs membres de sa famille ont acheté le terrain sur lequel se trouve le bâtiment aujourd’hui démoli. Lorsqu’ils ont commencé à creuser sur le site, l’administration civile a émis un ordre d’arrêt des travaux. Il s’avère qu’après la construction de la barrière de séparation, Israël a décidé d’interdire la construction sur frange entre 250 et 350 mètres.
Mais l’ordre d’arrêt des travaux a expiré le 31 décembre 2014. Abou Tair et ses partenaires ont attendu, et quand l’ordre a expiré et qu’aucun nouvel ordre n’a été reçu, ils ont commencé à construire. Fin 2015, alors que la construction est à son apogée, il reçoit un ordre de démolition. Il a continué à construire, à la suite de la décision de l’administration civile de 2010, et a saisi la Cour suprême contre cette décision.
Au cours des deux années et demie qui ont suivi, la Cour a tenu quatre audiences. Abou Tair dit qu’il est sorti de chacune d’elles avec un très bon sentiment. « Je sentais que les juges étaient mes avocats ».
Puis vint la décision affirmant la validité de l’ordre de démolition et faisant droit à toutes les demandes de l’armée israélienne. Une demande de report de la démolition jusqu’à ce qu’un autre recours puisse être entendu a également été rejetée. Les juges Menachem Mazuz, Uzi Vogelman et Isaac Amit ont accepté les arguments du ministère de la Défense et ont écrit dans leur décision : « La poursuite de la construction sans permis à proximité immédiate de la clôture de sécurité limite la liberté de mouvement opérationnelle à proximité de la clôture et augmente les frictions avec la population locale. Ces constructions peuvent également servir de cachette pour des terroristes ou des personnes en séjour irrégulier au sein d’une population civile non impliquée, et permettre à des terroristes de faire entrer clandestinement des armes ou même d’entrer en Israël à partir de cette zone… Il y a un besoin de sécurité militaire de restreindre la construction à proximité de la clôture afin de prévenir ce risque ». La sécurité – pour les Israéliens seulement, bien sûr – est une considération qui l’emporte sur toutes les autres.
Abou Tair avait un mois pour démolir le bâtiment. “Je ne le démolis pas”, a-t-il répondu. Lundi dernier, à 2h30 du matin, le téléphone a sonné chez Abou Tair. Il a 43 ans, père de quatre enfants, et depuis deux ans, il s’occupe exclusivement de la démolition imminente de son immeuble d’habitation. Sur la ligne se trouvait son frère, qui lui a dit que des soldats avaient coupé à travers la clôture de séparation et qu’un important contingent de forces se dirigeait vers le quartier.
Il est arrivé en quelques minutes. Il n’avait pas dormi les quatre nuits précédentes – depuis la décision de la Cour suprême qui avait exclu un nouveau report de la démolition. Il a simplement attendu qu’ils soient là pour commencer le travail de démolition.
La police des frontières avait déjà bouclé l’accès au bâtiment inachevé et tenté de l’empêcher d’entrer. “Je croyais que la guerre avait éclaté.” Des centaines de policiers et de soldats ont pris position dans le quartier, dit-il.
Il a réussi à entrer dans la structure. Des agents de la police des frontières l’ont fait sortir de force, l’ont arrêté et l’ont emmené au poste de police d’Atarot, dans le nord de Jérusalem. Il était déjà 5 heures du matin. Avant le départ de la jeep militaire, il a vu des soldats se disperser dans le bâtiment et y planter des explosifs. La police l’a accusé de s’être ingéré dans l’exercice de leurs fonctions par des agents de police ; plus tard, une accusation d’incitation (à la violence) a été portée. Il a été libéré sous caution à 17 heures et a reçu l’ordre de rester à l’écart de Wadi Hummus pendant trois jours. Ce soir-là, à la télévision, il a vu son immeuble, le travail de sa vie, exploser.
Il a également vu la vidéo révoltante, diffusée sur les médias sociaux, dans laquelle un capitaine des FDI et deux policiers exultent et s’embrassent pour célébrer la démolition. Cela, dit-il, a été le moment le plus difficile. « Quand j’ai vu des gens heureux de l’explosion, c’était plus dur que de voir mon immeuble exploser » , dit-il.
« Le policier qui m’a détenu dans le bâtiment a dit : « Je suis policier, je ne décide pas, c’est une décision de la Cour suprême et je ne fais que mon travail. Je lui ai dit : ‘Un terroriste dit la même chose. Il va se faire sauter et dit : J’ai été envoyé’ . Mais quand je vois l’officier et les policiers jubiler, ils ne sont pas seulement venus pour faire leur boulot. Ils étaient heureux de venir et de détruire, heureux de tuer quelqu’un. »
Nous allons faire un tour des ruines. Un impressionnant bâtiment de 13 étages en pierre rougeâtre, situé à quelques dizaines de mètres de la tour rasée et encore intact la semaine dernière, a servi de modèle pour son projet, dont les 40 appartements prévus avaient déjà été vendus. Une modeste piscine pour enfants se trouve déserte à proximité des ruines, entrée 20 shekels (5.70$, 5,15€). Les occupants des structures voisines étaient chez eux lorsque les FDI ont démoli les 10 bâtiments. Ils ont assisté à la destruction depuis leur balcon. Dans certains cas, seuls les étages supérieurs ont été démolis. Aujourd’hui, 24 personnes, qui vivaient déjà dans cinq des appartements, sont sans abri ; les autres appartements étaient encore en construction.
Des chiens reniflent dans les ruines, ajoutant une touche apocalyptique à l’image. Les bâtiments détruits se trouvent de part et d’autre de la clôture de séparation. La barrière se compose de deux tronçons de clôture et d’une route de sécurité. N’importe qui peut franchir la clôture en quelques minutes, dit Abou Tair. Les FDI ont laissé un panneau sur les sites qui ont été détruits : “Danger, démolition ! Entrée interdite.” En montrant du doigt ce qui reste de son immeuble, Abou Tair dit : « Je veux demander à Meni Mazuz : En quoi cela aide-t-il la sécurité ? Voilà, c’est démoli. La sécurité est meilleure maintenant ? Je veux une réponse de Meni Mazuz, qui a décidé de détruire 40 familles. »
Un jour de cette semaine, après minuit, Abou Tair a envoyé un SMS : « Nous pensons que tout le monde nous a piégés. Les FDI et la Cour suprême ont rapidement démoli pour aider Netanyahou à remporter davantage de sièges à la Knesset. Pourquoi ? La droite est douée pour baiser la population arabe. »