Brésil : Vivons-nous en démocratie ou sous un Ordre nouveau en construction ?
Mário Maestri 28/07/2019 |
Avec les élections de 2018, le Brésil a-t-il surmonté le coup d’État de 2016 ou est-il entré dans une sorte de dictature “constitutionnelle”?
Il ne s’agit pas d’une question rhétorique, simplement destinée à susciter des réflexions de salon sur la situation du pays. Une réponse correcte est nécessaire pour définir les voies possibles pour sortir de la terrible réalité que nous vivons. Pour ce faire, il faut tout d’abord préciser les concepts, c’est-à-dire ce qu’est un “coup d’État” et ce qu’est une “dictature” – ou un “régime autoritaire”.
Un « coup d’État politique » est une fracture soudaine à l’intérieur d’un processus institutionnel, en général le fait de forces antipopulaires, qui n’ont donc pas le droit d’intervenir dans l’ordre social. Le « coup d’État », qui peut être « civil », bénéficie généralement du soutien des forces militaires. Mais le plus souvent, il s’agit d’un putsch militaire, expression de secteurs du capital national ou international. Le « coup » d’État – comme son nom l’indique – cherche à interrompre rapidement un processus institutionnel, en revenant à la normalité précédente. Plus fréquemment, il cherche créer un « ordre nouveau » dans le pays. Il s’agit en général de mesures contre le peuple, en faveur de ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir.
Le Paraguay offre en 2012 un exemple de ce qu’est un « coup d’État parlementaire » ponctuel qui, avec la bénédiction des forces armées, et inspiré et guidé par l’impérialisme, a chassé le président, l’ancien évêque Fernando Lugo, pour revenir ensuite aux institutions et mécanismes conservateurs traditionnels. Au moment du coup d’État, Lugo avait perdu une grande partie du soutien populaire grâce auquel il avait été élu, en raison de ses tractations avec les classes dirigeantes. D’innombrables coups d’État ont été perpétrés pour établir un nouvel ordre constitutionnelconservateur ou dictatorial contre la population et les travailleurs, par la suppression des droits démocratiques bourgeois. Le nouvel ordre autoritaire ou dictatorial peut, ou peut ne pas, tolérer certaines institutions démocratiques sur le plan de la forme.
Il est courant que l’ordre dictatorial soit assumé directement par les forces armées, comme dans le cas du Paraguay, en 1954 ; du Brésil, en 1964 ; de l’Argentine, en 1966 ; et du Chili, en 1973. Les militaires aiment aussi avoir leur part du gâteau, et comment ! Les dictateurs présidents peuvent être « tournants », comme au Brésil de 1964 à 1985, ou permanents, comme Stroessner, de 1954 à 1989, “réélus” successivement, ou même, comme Pinochet, de 1973 à 1990, se maintenir au pouvoir sans aucun alibi pseudo-démocratique.
La caractéristique principale d’un régime dictatorial est de maintenir la population en marge de la direction politique, même relative, de la société, répondant ainsi aux besoins et aux exigences des classes possédantes nationales ou mondiales. Les formes institutionnelles destinées à éloigner le peuple de la participation au jeu politique et réprimer son organisation sont diverses et varient en fonction de l’époque et du moment. Au XIXe siècle et au début du XXe, les gouvernements oligarchiques ou capitalistes sont restés en place, sans qu’il soit nécessaire d’intervenir militairement, principalement par le biais du scrutin censitaire, où seuls les riches pouvaient voter pour d’autres encore plus riches. Ce fut le cas des grandes nations européennes, avant que les travailleurs n’imposent le suffrage universel et le droit d’association, et même du Brésil, pendant le Second règne (1840-1889) et la República Velha (Vieille ou Première République, 1889-1930).
Pour en revenir au Brésil, hormis des exceptions notoires comme le PSTU [Parti Socialiste des Travailleurs unifié, trotskyste], le MES [Mouvement Socialiste de Gauche, tendance trotskyste dans le Parti Socialisme et Liberté (PSOL)] de Luciana Genro, le CST [Courant Socialiste des Travailleurs] de Babá, tendance trotsko-moréniste dans le PSOL] tout le monde à gauche est d’accord pour dire, quels que soient les qualités ou les défauts du gouvernement Dilma Rousseff, que celui6-ci a été la victime d’un coup d’État en 2016, alors qu’il avait déjà perdu le soutien de la population en raison de son fort coup de barre à droite. Un coup d’État qui, mutatis mutandis, ressemblait fort à celui qu’avait subi Lugo. C’est-à-dire perpétré par le biais d’une destitution parlementaire (« impeachment ») totalement manipulée, qui a porté au pouvoir le vice-président, comme le prévoit la constitution dans les deux pays. Avec toutes les apparences de « respect de la Constitution », scénario auquel, il faut le reconnaître, le PT et surtout Dilma Rousseff ont donné leur aval, en acceptant jusqu’au bout de participer à une dispute parlementaire et judiciaire grotesque, dont le résultat était décidé d’avance, au lieu de «péter les plombs »et donner un grand coup de pied dans la fourmilière.
Incontestablement, coup d’État
Ce même comportement fut adopté par Lula da Silva qui, bien que tous les hommes et femmes honnêtes du Brésil et du monde le considèrent comme un prisonnier politique, s’est rendu au lieu de rester au milieu des travailleurs, malgré la nature totalement illégale de son arrestation. Pire encore, il est allé en prison en disant qu’il faisait confiance à la justice. Et maintenant qu’il est emprisonné depuis plus d’un an, il continue d’exiger que la justice reconnaisse son innocence, bien qu’elle soit responsable de son emprisonnement, et qu’elle le maintienne prisonnier, pour des crimes imaginaires, dont il n’existe aucune preuve.
S’il est clair et limpide qu’il y a eu un coup d’État en 2016, il reste à définir quel était son objectif. En d’autres termes, est-ce que la destitution de Dilma Rousseff avait pour but de la chasser, pour revenir à la normalité institutionnelle (comme au Paraguay) après l’interrègne de Michel Temer ? Ou l’objectif était-il de créer un ordre nouveau qui interdirait définitivement au peuple toute intervention dans la gestion politique de son destin, même dans le contexte d’un ordre capitaliste, mettant ainsi fin dans les faits à la démocratie bourgeoise elle-même ? Autrement dit, le grand objectif du coup d’État n’aurait pas été de renverser Dilma Rousseff, mais d’instaurer par le biais des institutions un régime autoritaire qui permette d’imposer de façon permanente aux travailleurs et au pays tout entier une dictature totale du grand capital et de l’impérialisme.
Les dirigeants de l’opposition de gauche en général et parlementaire en particulier ont déjà répondu à cette question. Et la réponse que cette dernière lui a apportée a eu des résultats indéniablement désastreux pour la population. Le PT, le PCdoB, le PSOL, et leurs dépendances, ont tenu un discours, ou se sont comportés, comme si la vie politique avait continué à fonctionner après 2016 comme avant, sans modifications essentielles, à part l’occupation illégale de la présidence par le vice-président et quelques autres petits problèmes. Ils ont ainsi présenté l’élection présidentielle comme le meilleur moyen de combattre le « gouvernement putschiste » de Michel Temer, issu de la destitution de Dilma, avec octobre 2018 comme date de péremption. Après les élections, tout reviendrait à la normale, ou presque, ont-ils suggéré, voire affirmé. En fait, certains des principaux dirigeants de l’opposition parlementaire, comme Haddad, ont même hésité à définir la destitution comme un coup d’État. Et peu après la défaite à l’élection présidentielle de 2018, qu’ils n’ont jamais dénoncée comme une mascarade, Haddad, Guilherme Boulos [PSOL] et leurs associés ont souscrit à la légalité d’élections complètement truquées par les grands médias, les entreprises, la justice électorale, le STF (Cour suprême fédérale), la police fédérale, et surtout le haut commandement militaire. Ensuite, les différentes directions de l’opposition « bien élevée » ont offert de s’opposer et de résister à la politique du gouvernement Bolsonaro, et non au gouvernement lui-même, qu’ils estiment légitime. Et surtout, ils misent sur sa défaite par la lutte parlementaire et les élections de 2020 et 2022. Exactement comme si nous vivions sous un régime de légalité institutionnelle. C’est à cette même politique que souscrit Lula da Silva, depuis son arrestation, explicitement, par ce qu’il dit, et implicitement, par ce qu’il ne dit pas.
Fantasmes politiques et terre brûlée
Pendant que les dirigeants politiques et syndicaux hégémoniques dans l’opposition racontent des histoires à la population désespérée et désorganisée afin de l’endormir, les forces putschistes perpètrent au pas de charge un authentique et irréversible saccage social et économique du pays, auquel la direction du mouvement populaire déclare également s’opposer, essentiellement au parlement, où elle n’obtient aucun résultat concret. Quand elle s’exprime ! Depuis sa tour d’ivoire, la direction de l’opposition, dans sa large majorité, détourne la population et les travailleurs de la lutte contre la mise en place d’un régime autoritaire, en donnant son aval à la mascarade institutionnelle mise en scène par les putschistes. Elle prétend que tout est comme avant dans ce quartier général d’Abrantès de plus en plus lugubre*. Elle reprend à son compte le triste rôle que tenait autrefois le MDB, celui de l’opposition permise par la dictature, avec pour fonction de détourner la population de la lutte. Elle défend ses intérêts privés et ceux des classes qu’elle représente, se désintéressant du sort des travailleurs et de la population dans son ensemble.
Mais aujourd’hui, cette opposition illusionniste vient de subir une défaite monumentale, qu’elle attendait et qu’elle avait, d’une certaine manière, préparée, qui dévoile l’absurdité de sa rhétorique et de ses propositions, qu’elle n’abandonnera pas pour autant. Les 379 voix contre 131 au premier tour en faveur de la liquidation des systèmes public et privé de Sécurité sociale montrent que le « putschisme », en dominant totalement la Chambre, dispose des moyens pour totalement « reformater » les institutions nationales, construisant un ordre nouveau qui permet d’écarter ad vitam aeternam la population de tout contrôle sur son destin, écrasée sous le talon despotique du grand capital et de l’impérialisme. Ainsi, parallèlement à la destruction en cours des conditions d’existence de la population et de la nation, la Chambre et le Sénat, sous couvert de la « légalité », continueront à élaborer une véritable dictature institutionnelle contre le peuple, contre les travailleurs et contre la nation.
Cette dictature institutionnelle a déjà été discutée en détail et sera renforcée par des réformes fiscales, politiques, budgétaires, judiciaires, etc., qui laisseront le monde du travail et le pays entre les mains du grand capital mondialisé et de l’impérialisme, par l’intermédiaire de ses opérateurs locaux – les grands médias, la Justice, la Police, le Congrès, les Forces armées, tous déjà sous le contrôle de l’impérialisme et corrompus jusqu’à l’os. Une réalité confortée par la destruction de tout espace de légalité réelle et par l’adoption de la loi de la jungle imposée par le grand capital dans la gestion de la société.
Il est impératif de dépasser la politique et les propositions des dirigeants collaborationnistes avant que la métamorphose pathologique de la société nationale et de ses institutions ne se consolide. Il est urgent de lutter, dans les rues, dans les usines, dans les écoles, dans les campagnes, dans les quartiers, pour en finir avec ce deuxième gouvernement putschiste et le régime qu’il est en train de mettre en place. Avant que le Brésil ne soit transformé en néocolonie du capitalisme mondialisé, et sa population en semi-esclaves salariés, sous la botte de la police et des militaires, aux ordres de généraux tout à fait étrangers au pays. Avant que toute la nation ne se fige dans l’enfer où nous vivons déjà.
NdE
Abrantès : allusion à une phrase devenue proverbiale dans le monde lusophone, Está tudo como dantes no quartel de Abrantes (Tout est comme avant dans la caserne d’Abrantès), prêtée à la population de cette localité proche de Lisbonne où le sergent, bombardé général, Junot, à la tête des troupes d’invasion napoléoniennes, installa son QG en 1807, se proclamant « Duc d’Abrantès ». Équivalent de « Tout va très bien, Madame la Marquise », la phrase illustrait la passivité observée par le roi du Portugal João VI et son appareil face à l’avancée des troupes bonapartistes.