Papers, papers, papers : les publications scientifiques, un business ténébreux
Álvaro Lorite – 26/07/2019 |
Se faire une place dans le monde de la recherche passe par la publication d’articles dans des revues scientifiques.
Plus un chercheur publie d’articles, plus il s’ouvre de portes dans le monde ultra-compétitif de l’université. Il en va de même pour les universités : leurs publications contribuent à leur prestige. Mais qu’y a-t-il derrière l’industrie des papers ?
« Il y a quelques années, dans des conversations de couloir, j’ai entendu des professeurs aborder le sujet : “Eh bien, maintenant je me fais un peu d’argent de poche en écrivant que j’appartiens aussi à cette université”. » Ainsi commence le récit d’un scientifique, chercheur dans une université publique espagnole. Il veut parler des fraudes qui affectent la publication des papers ou articles de recherche scientifique, bien que, selon Xose Carlos Bermejo Barrera, professeur à la Faculté de Géographie et d’Histoire de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle, c’est couramment pratiqué dans toutes les disciplines et tous les départements de l’université publique.
Environ trois millions d’articles scientifiques sont publiés chaque année dans le monde et, bien que cela puisse sembler une bonne chose, la vérité est que ce nombre de publications est directement lié à des pratiques douteuses et à la falsification de résultats. C’est ce que soutient Horace Freeland Judson dans son livre The Great Betrayal : Fraud in Science [La grande trahison : la fraude scientifique] (2004). Une autre chercheuse interrogée dans le cadre de ce reportage rapporte que, alors qu’elle travaillait à la fois à son doctorat et sous un contrat de recherche, « elle subissait des pressions pour publier jusqu’à six papers par an, alors que, en faisant des recherches suffisamment rigoureuses, il lui aurait fallu un an pour publier chacun d’eux ». Cela donne lieu également à un grand nombre de ce qu’on appelle communément dans ce petit monde des resucées de publications, où sont reformulés des articles déjà publiés, afin de maintenir une cadence effrénée.
Environ trois millions d’articles scientifiques sont publiés chaque année dans le monde et, bien que cela puisse sembler une bonne chose, la vérité est que ce niveau de publications est directement lié à des pratiques malhonnêtes et à des falsifications de résultats.
« La quantité de publications qu’ils nous demandent est excessif, même comparée à d’autres pays comme le Royaume-Uni, où elle est déjà très élevée », déplore un autre chercheur, qui demande également à rester anonyme. Les raisons : dès qu’un doctorant lance une attaque contre le système, il peut oublier la perspective de retravailler un jour à l’université. « Nous, les précaires, qui nous battons pour nous faire une place, nous ne pouvons pas nous rebeller ouvertement. Et après avoir lutté tant d’années pour obtenir un poste, quand on l’obtient, on a perdu toute velléité de critique, » expliquent-ils.
Les publications sont une industrie
Ce n’est pas le cas de Bermejo, qui a publié quatre livres et des centaines d’articles où il analysait et dénonçait les fraudes qui gangrènent le système mondial des publications universitaires. Dans son livre La Tentación del Rey Midas [La tentation du roi Midas](Siglo XXI, 2015), dans le chapitre « Papernómics », il démontre, données à l’appui, comment les grandes compagnies pharmaceutiques manipulent les articles de psychiatrie pour vendre leurs produits. « Les publications sont une industrie. La recherche scientifique ne dépend pas de la publication d’articles. Rien ne se publie dans les domaines les plus importants de la recherche scientifique. Pour prendre un exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, on a cessé de publier des articles sur l’énergie nucléaire, parce que les deux camps avaient commencé à fabriquer la bombe », nous dit-il.
En 2017, Remedios Zafra a remporté le Prix de l’Essai Anagrama avec son livre El entusiasmo[L’enthousiasme] (Anagrama, 2017). L’essai explore la précarité à laquelle sont soumises les personnes nées à l’ère numérique, dont le personnage de Sibila est la métaphre. Plus concrètement, dans le chapitre « La cultura indexada y el declive de la academia » [La culture, valeur indexée, et le déclin de l’université], l’auteure, s’appuyant sur une enquête rigoureuse, passe en revue les souffrances qu’endurent celles qui sont obligées de publier pour l’université plus qu’elles ne le peuvent, dans le cadre d’un système entaché de fraude. Certaines pratiques dénoncées par Zafra sont : le manque de pertinence et le caractère répétitif de nombreux articles scientifiques, les systèmes d’évaluation qui privilégient la quantité plutôt que la qualité des travaux universitaires, la précarité des chercheurs due aux CDD et à la bureaucratie.
D’où vient cette obsession académique d’un rythme de publication gonflé aux amphétamines ? Toutes les publications dans les revues scientifiques sont entre les mains de quelques éditeurs. Le plus grand conglomérat est Elsevier, qui regroupe des publications scientifiques en médecine, informatique, recherche ou psychologie, entre autres.
Les autres comprennent De Gruyter, Cambridge Scholar Press, Wiley ou Brill. Ces éditeurs contrôlent les publications scientifiques dans divers domaines. Être publié dans ces revues donne un prestige qui, selon Bermejo, « n’a pas lieu d’être. Les CV des recteurs des grandes universités espagnoles sont bourrés de titres de publications ». C’est en fonction d’un tel barème qu’on grimpe les échelons dans ce qu’un des chercheurs définit comme « le système féodal universitaire ».
Au vu du chiffre d’affaires de ces entreprises, c’est un système qui brasse littéralement des millions. La raison en est que ce sont les universités elles-mêmes qui paient ces entreprises pour pouvoir accéder à leurs publications. Ce modèle, appelé Gold Open Access, fonctionne ainsi : des chercheurs, presque toujours financés par l’argent public, réalisent des études dont les résultats sont ensuite présentés dans des revues et des congrès. Ces articles sont évalués par les comités scientifiques de chaque revue, qui ne facturent pas ce travail. Lorsque l’article est accepté et publié par l’éditeur, on peut y accéder en payant un abonnement de plusieurs milliers d’euros par revue et institution. L’éditeur ne supporte que les frais d’une partie de la mise en page, de la gestion de la revue et du catalogue numérique.
« Il en coûte un milliard d’euros par an à l’université publique espagnole pour publier dans ces revues scientifiques. Et cela n’a rien à voir avec le brevetage d’une idée, car il existe des systèmes fiables et gratuits comme Arxiv, où l’on peut publier n’importe quelle découverte de manière ouverte et immédiate (accès libre) », ajoute le professeur de l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle. Malgré cela, plusieurs communautés universitaires se sont rebellées et ont créé leurs propres revues en libre accès et sans frais, comme le Journal of Machine Learning Research.
Avoir un grand nombre de publications est une condition sine qua non pour pénétrer, se maintenir et avancer dans le système universitaire. Si vous ne publiez pas, vous ne valez rien. La valeur en soi des articles n’a pas d’importance, seul compte le prestige qu’ils vous apportent. Ces éditeurs proposent également des cours, des ateliers et des publications qui vous montrent comment y publier. Cambridge Scholar Press offre la publication de livres électroniques pour environ 12 000 euros, par exemple.
Dans le cas de la médecine et de la psychiatrie, Bermejo dit que lors d’un congrès international de psychiatrie financé par Pfizer, cette grande entreprise, fabricante de la rispéridone, un médicament pour le traitement de la schizophrénie qui a généré beaucoup de rejet chez les patients car il inhibe l’expression des sentiments, a commandé des papers rédigés selon les propres modèles de croisement de données offerts par la compagnie*. Si les experts se conformaient aux données de ces modèles, ils obtenaient une publication automatique dans un magazine prestigieux associé à l’entreprise.
Publier un grand nombre d’articles dans de telles revues vous donne le statut de « très fréquemment cité », ce qui vous confère un très grand prestige dans les classements mondiaux de la recherche. Les chercheurs interviewés soulignent qu’une autre pratique est que des groupes de collègues dûment positionnés choisissent des revues de niveau Q4 (à faible facteur d’impact), y envoient un grand nombre d’articles et se citent les uns les autres pour améliorer le positionnement de la revue et, par conséquent, le leur. Ils dénoncent également le fait que leurs directeurs de projet leur demandent de mentionner dans leurs propres publications des « co-auteurs » n’ayant pas participé à leurs recherches, déjà précaires en elles-mêmes .
Les “très souvent cités” se font “un peu d’argent de poche” : l’arnaque de la KAU (Arabie saoudite)
En 2014, la journaliste Megan Messerly publie dans le Daily Californian une enquête sur l’Université Roi Abdulaziz (KAU) en Arabie Saoudite, où elle démontre que, depuis plusieurs années, l’université payait un grand nombre de chercheurs distingués du monde entier pour qu’ils ajoutent la mention de leur « double affiliation » à leurs publications.
Bien que le magazine Science ait déjà publié un article sur le sujet en 2011, le scandale a éclaté aux USA en 2014 lorsque Messerly a découvert que la KAU occupait le septième rang mondial en mathématiques, alors que son école doctorale n’avait démarré dans cette discipline que deux ans auparavant. Lior Pachter, professeur à l’Université de Californie à Berkeley, a divulgué des courriers dans lesquels on lui offrait jusqu’à 6 000 dollars US par mois pour signer des articles mentionnant son « affiliation » à la KAU. D’autres professeurs se sont joints à cette dénonciation, comme Jonathan Eisen, à qui l’on a offert jusqu’à 72 000 dollars, des billets d’avion en première classe vers l’Arabie saoudite et des séjours en hôtel cinq étoiles pour participer à cette mascarade et inscrire son nom parmi ceux des professeurs associés à l’université. Dans l’article de la revue Science, il est expliqué que l’université a été en mesure d’offrir des sommes aussi astronomiques grâce à une perfusion de 2,1 milliards de dollars de la part du gouvernement saoudien.
Si on regarde la carte qui illustre l’article de Megan Messerly, on voit que certaines des lignes directrices des articles aboutissent dans notre pays [l’Espagne, NdT], ce qui nous ramène directement au début de cet article. Les chercheurs contactés par la KAU, une université peu ancienne mais qui désire fortement grimper en flèche dans les classements mondiaux, appartenaient tous à cet aréopage des auteurs les plus fréquemment cités.
España is (not) different
« C’est un secret de polichinelle, tout le monde le sait. Ça ne me coûte rien de le dénoncer, je l’ai fait toute ma vie parce que je suis professeur titulaire de chaire et qu’ils ne peuvent pas me chasser de mon poste, mais les jeunes ne peuvent rien faire, » admet Barreno. En effet, nombre de ces chercheurs très souvent cités appartiennent à l’ANECA (Agence nationale d’évaluation et d’accréditation de la qualité), l’organisme responsable de l’évaluation des projets de recherche et des accréditations pour l’accès aux postes dans les universités. Ils en accaparent les postes, et font en outre partie des comités de rédaction des revues où il est essentiel de publier pour être évalué positivement par l’agence elle-même.
En croisant les données de publications de Scopus, un inventaire auquel on ne peut accéder que si l’on est chercheur, certains noms d’universités espagnoles qui ont publié en mentionnant leur affiliation à la KAU ressortent. Le nom le plus connu est peut-être celui de Francisco Herrera, de l’Université de Grenade (UGR), qui est l’un des auteurs de la stratégie I+d+i [Investigación, desarrollo e innovación, en français R&D&I, soit recherche, développement et innovation] en Intelligence Artificielle, promulguée par le cabinet de Pedro Sánchez. Mais on trouve aussi Enrique Herrera-Viedma, de l’UGR ; Hermenegildo García, du Département de Chimie de l’Université Polytechnique de Valence ; Sebastián Ventura, du Département de Sciences Informatiques et Analyse Numérique de l’Université de Cordoue ; Ángel M. Carracero, du Centre de Recherche Biomédicale en Réseau sur les Maladies Rares de l’Université de Saint Jacques de Compostelle ; ou Juan Bisquert, de l’INAM (Institue of Advanced Materials) à Université Jaume I de Castellón.
Les chercheurs s’entendent pour dire qu’il ne s’agit peut-être pas d’un système entièrement illégal, mais plutôt d’un système alégal [qui n’est pas prévu par la loi], mais qu’il ne fait aucun doute que ces pratiques nuisent gravement à la recherche universitaire publique.
Barreno et les autres chercheurs s’entendent pour dire qu’il ne s’agit peut-être pas d’un système entièrement illégal, mais plutôt d’un système alégal [qui n’est pas prévu par la loi], mais qu’il ne fait aucun doute que ces pratiques nuisent gravement à la recherche universitaire publique. Le montant des fonds publics destinés à alimenter ce système est pour le moins scandaleux. Un début de solution consisterait, selon le professeur, à cesser de valoriser le classement dans les rankingsinternationaux comme une exigence pour la priorité ou la dotation économique des projets et à se concentrer sur la qualité et la pertinence des travaux et des recherches menés dans chaque domaine.
Lorsque la recherche devient moins importante que le fait d’être publié, le prestige professionnel se compte en nombre de publications, et la qualité de la recherche est compromise. Quand on lui a remis le prix Nobel en 2013, Peter Higgs, l’auteur de la théorie du boson de Higgs, a confié au journal The Guardian : « Aujourd’hui, je n’obtiendrais jamais un poste dans une université. C’est aussi simple que cela. Je pense qu’on me considérait comme pas assez productif. »
* La rispéridone (appelée aussi Risperdal ou R64766) est un antipsychotique atypique, c’est-à-dire un neuroleptique de seconde génération (Wikipédia).