Les non-blancs appartiennent-ils à l’humanité ? Hommage à Zineb Redouane
Youssef Girard 6/Février/2019 |
Lors de son voyage en Égypte, répondant à une question sur le mouvement des Gilets Jaunes, Emmanuel Macron a affirmé que onze citoyens français avaient perdu la vie durant cette mobilisation mais qu’« aucun d’entre eux n’a été la victime des forces de l’ordre (1)».
Pourtant, Zineb Redouane est décédée le 2 décembre 2018 à l’hôpital de la Conception à Marseille au lendemain de l’Acte III des Gilets Jaunes alors qu’elle ne participait même pas aux manifestations. Zineb Redouane a reçu une grenade lacrymogène en plein visage. Cette femme âgée de 80 ans était simplement en train de fermer la fenêtre de son appartement afin que les vapeurs des grenades lacrymogènes lancées par les forces de l’ordre n’y pénètrent pas. Juste après avoir été touchée, Zineb Redouane a eu le temps de dire à sa fille au téléphone : « Il m’a visé, un policier m’a visée…(2)».
Nous pourrions nous poser bien des questions sur les raisons qui peuvent pousser un agent des forces de l’ordre à tirer une grenade lacrymogène sur la tête d’une femme algérienne de 80 ans portant un hijab qui ferme simplement ses volets ?
La longue histoire du racisme anti-arabe, l’islamophobie d’État promu depuis des années et le ciblage systématique des musulmanes portant le hijab n’y sont certainement pas étrangers.
Mais comment se fait-il que le chef de l’État puisse ignorer totalement la mort de Zineb Redouane lorsqu’il évoque les personnes ayant perdu la vie durant le mouvement des Gilets Jaunes ?
Plusieurs réponses s’offrent à nous.
Premièrement, Emmanuel Macron serait simplement mal informé de la situation actuelle. Nous n’y croyons guère.
Deuxièmement, le Président français cherche à minimiser la répression policière dont il est lui-même à l’origine en omettant la mort de Zineb Redouane. Cette seconde hypothèse nous semble déjà bien plus crédible.
Troisièmement, dans son allocution Emmanuel Macron parle de ses « concitoyens français » qui ont perdu la vie. Étant Algérienne, Zineb Redouane n’entre certainement pas dans la comptabilité strictement française du chef de l’État. Les morts non-français n’auraient finalement pas grande importance pour les plus hautes autorités de l’État. Cette troisième hypothèse, qui ne s’oppose aucunement à la seconde, nous semble assez probable même si elle ne sera jamais ouvertement revendiquée par le chef de l’État ou les membres du gouvernement.
Enfin notre quatrième hypothèse ne peut se comprendre que si nous replaçons la mort de Zineb Redouane dans le temps long de l’histoire coloniale car elle ne sera jamais revendiquée explicitement par le chef de l’État ou par un membre du gouvernement. Elle sera même niée avec la plus grande force malgré le poids d’une histoire accablante. Nous postulons qu’aux yeux de l’État français, suivant sa longue tradition coloniale, Zineb Redouane, comme tout Arabe, tout musulman et tout colonisé, n’était même pas un être humain. Elle était simplement une Arabe, une musulmane et une non-blanche, c’est-à-dire un untermensch à qui l’Occident dénie toute humanité.
Comme l’aurait écrit Malek Bennabi, nous sentons, derrière l’histoire tragique de Zineb Redouane, « toute la trame des événements sanglants que l’Afrique du Nord a vécu » car il s’agit bien évidemment d’une énième illustration du « drame colonial »(3).
En effet, comment ne pas lier la mort de Zineb Redouane et son occultation par Emmanuel Macron à l’histoire de la politique génocidaire française qui a provoqué la disparition de 30 à 58% de la population algérienne entre 1830 et 1872 ? Comment ne pas la lier aux massacres du 8 mai 1945 et à ses milliers de morts ? Comment ne pas la lier aux centaines de milliers de morts, de disparus et de déplacés, aux milliers de torturés et de femmes violées lors de la guerre de libération nationale algérienne (1954-1962) ? Comment ne pas lier cette mort aux centaines d’Algériens tués en octobre 1961 à Paris au cours de ce qui fut le plus grand massacre qu’ait connu la capitale française depuis la Commune de Paris (1871) ? Comment ne pas lier la mort de Zineb Redouane aux centaines d’Arabes, de musulmans et de non-blancs victimes de crimes et de violences racistes dont les auteurs, policiers ou citoyens armés, ont été innocentés ou condamnés avec des peines minimums par une « Justice » complice depuis cinquante ans (4) ?
Comme la mort de Zineb Redouane, ces massacres de masse et ces crimes ont d’abord été niés et occultés par les autorités françaises. Certains d’entre eux ont été reconnus par la France que de longues années après qu’ils aient été perpétrés uniquement parce qu’il y a eu une longue mobilisation pour leur reconnaissance. Comme ces crimes coloniaux, la mort de Zineb Redouane ne pourra être pleinement reconnue pour ce qu’elle est que suite à une véritable mobilisation en faveur de la justice et de la vérité comme l’ont fait des familles de victimes de violences policières qui lui ont rendu hommage lors de l’Acte XII des Gilets Jaunes le 2 février 2019 à Paris.
Néanmoins, malgré une reconnaissance des crimes coloniaux souvent partielle et incomplète (5), une part importante de la société française reste toujours prompte à les nier ou à les minimiser, voire même à faire l’apologie de la colonisation.
Ces massacres de masse, ces crimes, leur négation et leur occultation n’ont été rendus possibles que parce qu’il ne s’agissait pas d’une confrontation entre deux groupes d’hommes mais d’une opposition entre l’Européen et l’Indigène, c’est-à-dire de deux images qui constituent « le schéma de base du drame colonial quelle que soit sa forme épisodique (6) ». La déshumanisation des colonisés a permis aux Occidentaux de déployer une violence illimitée sans la moindre considération pour ceux et celles qui en étaient victimes. Comme ils n’appartenaient pas à l’humanité, les colonisés pouvaient être foulés aux pieds comme une botte écrase un reptile.
La mort de Zineb Redouane puis son occultation s’inscrivent dans ce « schéma de base du drame colonial » faisant de la mise à mort d’un Arabe, d’un musulman ou d’un non-blanc en général par les forces de l’ordre ou par un suprémaciste blanc un non-événement ne méritant ni d’être comptabilisé ni d’être évoqué et encore moins sanctionné. Ainsi replacée dans le cadre de cette histoire longue de la colonisation, l’occultation d’Emmanuel Macron nous apparaît avant tout comme un aveu de la persistance d’une réalité coloniale qui n’ose s’avouer.
La mort de Zineb Redouane puis son occultation repose une nouvelle fois la question qu’ont posée les massacres et les crimes coloniaux : aux yeux de l’Occident, les Arabes, les musulmans et l’ensemble de non-blancs appartiennent-ils à l’humanité ?
Deux siècles d’histoire coloniale nous répondent que non… Alors, face à cette négation de l’humanité des Arabes, des musulmans et de l’ensemble des non-blancs, seule la résistance et la lutte pourront rendre pleinement l’humanité aux hommes à qui l’Occident a essayé de l’ôter.
Youssef Girard
Notes de lecture :
(1) « Macron sur les 11 personnes décédées pendant la crise des gilets jaunes : » “aucun d’entre eux n’a été la victime des forces de l’ordre”
(2) Flora Carpentier, « 1er décembre 2018 : la dernière journée de Zineb Redouane, racontée par sa fille. Justice et vérité !», Révolution Permanente, 24/01/2019
(3) Malek Bennabi, « Le substrat colonial », La République Algérienne, 4 novembre 1953, in. Colonisabilité, Alger, Ed. Dar El Hadhara, 2003, page 75
(4) La quatrième de couverture de l’ouvrage de Fausto Giuduce explique : « Force est de le constater : on a pu, dans la France de l’après-68, tuer impunément des Arabes. Souvent traité par la justice comme un « accident du travail » ou de la circulation, l’arabicide a bénéficié d’une jurisprudence de fait le transformant en simple délit. Cause première des révoltes des « Beurs », puis de l’embrasement des banlieues, la banalisation des arabicides est l’aspect le plus dur de la « question de l’immigration ». » Cf. Fausto Giuduce, Arabicides, Une chronique française, 1970-1991, Paris, Ed. La Découverte, 2017 ; Mogniss Abdallah, Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire (des années 1970 à aujourd’hui), Montreuil, Éditions Libertalia, 2012.
(5) Par exemple, les massacres du 17 octobre 1961 ont été partiellement reconnus mais la conquête génocidaire de l’Algérie reste ignorée et occultée.
(6) Malek Bennabi, « Le substrat colonial », art. cit.
http://www.ism-france.org