Quel territoire Israël occupe-t-il réellement ?
Blake Alcott 24/Janvier/2019 |
Dans ce qui est écrit et dit sur Israël et la Palestine le terme « occupation » est omniprésent. Mais quel territoire l’état ethnocentrique occupe-t-il exactement? Est-ce seulement la Bande de Gaza et la Cisjordanie, ou bien la Palestine dans sa totalité ?
Tout le monde s’accorde à dire que les territoires conquis par Israël en 1967 sont occupés. Cependant, tant les pro-Palestiniens, que les sionistes libéraux ne font référence qu’à ces territoires dans leurs écrits réguliers sur ‘l’occupation’ ou « la Palestine occupée ». L’acronyme dévalorisant TPO ne couvre que la Cisjordanie et la Bande de Gaza. Mais si ces territoires sont occupés, alors il en va de même des 80% de la Palestine historique appelés Israël. Toute la Palestine a été conquise.
Lorsque nous réclamons la liberté « entre le fleuve et la mer » que réclamons-nous d’autre que la fin du contrôle, de la domination, et de l’occupation par une puissance non-indigène ? Lorsque les Palestiniens utilisent le terme ihtilal, ils font toujours la distinction entre « l’occupation de 1948 » et « l’occupation de 1967 ». Alors, pourquoi le discours international en langues occidentales ignore-t-il l’occupation de 1948, et persiste dans le déni qu’Israël en 1948 n’a fait que prendre la succession de l’occupant britannique, puissance mandataire de 1917 à 1948 ?
La Palestine était une colonie britannique, et par définition toutes les colonies sont occupées par la puissance coloniale. Et en effet, quand habituellement nous qualifions à juste titre le successeur du Royaume Uni, Israël, de colonie de peuplement nous ne parlons pas seulement de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. D’autant qu’il jouit d’un soutien total des forces pro-sionistes en dehors de la Palestine historique, toute la Palestine est maintenant une colonie de peuplement et donc occupée du fleuve à la mer. Il s’ensuit que si le concept de colonialisme de peuplement est correct, tous les Israéliens non-indigènes sont des « colons », et pas seulement ceux de Cisjordanie. Si nous parlons de boycott des « produits des colonies », cela devrait s’appliquer à tous les produits israéliens.
Cela importe-t-il ? Bien-sûr : si seules la Cisjordanie et la Bande de Gaza sont occupées, alors le reste de la Palestine « à l’intérieur de la ligne verte », n’est pas occupé, et s’il n’est pas occupé, qu’est-il alors ? Il ne peut qu’être légalement sous contrôle d’Israël, car si vous « n’occupez » pas un territoire, il vous appartient forcément. N’utiliser le terme que pour l’occupation de 1967 implique alors que les Européens qui ont colonisé la Palestine sous protection britannique pendant trente ans sont les propriétaires légitimes de la terre de Palestine. Le postulat de base du sionisme est admis.
En d’autres termes, refuser d’attribuer le qualificatif « occupation » à ce qui est aujourd’hui Israël normalise la présence de l’entité sioniste ; c’est couper l’herbe sous le pied des Palestiniens dans leur revendication à des droits politiques en Palestine. Comme Winston Churchill, secrétaire d’état aux colonies et Herbert Samuel, Haut commissaire l’ont écrit dans leur White Paper pionnier de 1922 sur la question de Palestine, un groupe ethno-religieux exogène mondial est en Palestine « de plein droit et non par tolérance » et par conséquent ne peut être un occupant.
Quel récit ?
Nier implicitement de cette façon qu’Israël occupe les terres conquises en 1948 est donc un élément clé du récit sioniste qui prétend que la Palestine appartient aux juifs, tandis que le récit palestinien diamétralement opposé affirme que les habitants indigènes en sont les propriétaires légitimes (quelle que soit leur appartenance ethnique ou leur religion). Il soutient que c’est le « moi » historique et territorial qui peut prétendre à accéder à l’autodétermination dans la Palestine non divisée. Si de surcroît, ce moi politique est composé de tous les Palestiniens, ils sont donc tous « sous occupation », et la logique qui consiste à qualifier de terre « volée » uniquement la Cisjordanie ou Gaza sape l’unité de tous les Palestiniens.
De même, nous identifions Israël en tant qu’état d’apartheid, promulguant et pratiquant une politique de séparation discriminatoire non seulement à l’égard des Palestiniens résidant en « Israël proprement dit » et en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, mais également des 6 ou 7 millions de Palestiniens qui résident hors de Palestine – comme l’ont argumenté Richard Falk et Virginia Tilley dans leur rapport de la CESAO en 2017. La ligne verte qui délimiterait les zones d’application des concepts ‘d’occupation’ et ‘d’apartheid’ n’est historiquement, éthiquement et émotionnellement pas pertinente.
Un troisième récit « sioniste-libéral » prétend également qu’Israël n’occupe que ce qu’il a pris aux occupants jordaniens et égyptiens en 1967. Ce récit s’écarte de celui du courant principal israélien juif dans la mesure où au moins il reconnaît l’occupation, mais ne remet pas en cause Israël – malheureusement amputé, néanmoins, de la « Judée » et de la « Samarie ». Les adeptes de ce sionisme « soft » trouvent un réconfort à voir que certains Palestiniens et beaucoup de leurs défenseurs les rejoignent dans la reconnaissance que l’état juif n’est pas coupable d’occupation des territoires de 1948.
Fatalement, le champ d’application limité du terme « occupation », par quel que camp qui soit, implique qu’une fois qu’Israël cesse d’occuper 20% de la Palestine (et une partie de la Syrie) , il redevient un état normal, qui se comporte bien dans ses relations avec ses voisins. L’utilisation de ce terme capital constitue donc une épreuve de vérité. Si on la limite à la Cisjordanie et à la Bande de Gaza, Israël est normalisé.
Une définition en langage courant
En langage courant, on dit qu’un territoire est « occupé » si, premièrement, une force ou un état y est venu de l’extérieur du territoire en question. Deuxièmement, cette force a établi une hégémonie politique et militaire sur ce territoire. Troisièmement, ceci s’est fait contre la volonté de la population indigène.
Les deuxième et troisième conditions sont remplies sur l’ensemble de la Palestine. Ce qui est seulement contesté, c’est de savoir si Israël était une force venue de l’extérieur s’installer en Palestine de ‘1948’. Ou d’une manière ou d’une autre s’y trouvait-il déjà ? Était-il en 1948 en quelque sorte aussi « indigène », auquel cas la situation ne devrait pas être qualifiée ‘d’occupation’ mais de victoire dans une guerre civile – comme le dit en fait le récit israélien ? Bien que la communauté juive européenne fût largement « moins indigène » que les Palestiniens en terme de durée et de continuité de résidence, peut-être est-elle soudainement devenue légitime le 15 mai 1948.
Cependant, une fois libérés de l’occupation ottomane en 1918, laissés libres de décider de leur sort, les Palestiniens auraient certainement au début des années 20 constitué leur propre état sur l’ensemble de la Palestine – ou un seul état autonome, la Grande Syrie, aurait peut-être vu le jour couvrant al-sham, c’est à dire la Palestine historique plus le Liban, la Syrie et la Jordanie d’aujourd’hui. Mais au lieu de cela, des étrangers de Grande Bretagne et en Grande Bretagne l’ont occupé.
Mais l’agence juive et son bras armé la Haganah, renommées ensemble « Israël » en 1948, ne venaient-elles pas, tout comme la Grande Bretagne, de l’extérieur ? L’écrasante majorité des juifs de Palestine à cette date, était après tout de très récents immigrés européens, et étant donné l’opposition indigène quasi unanime motivée par la crainte justifiée d’une prise du pouvoir politique, leur implantation n’aurait pu se réaliser sans les trente ans de soutien de la part de la puissance co loniale britannique. Les « baïonnettes britanniques » ont nourri la puissance militaire juive et, surtout au cours des années 1936-39 de la révolte, ont écrasé les forces armées arabes et anéanti tout potentiel politique. Sans ce concours de la Grande Bretagne et les puissances amies, l’entité juive, ainsi auto définie, n’aurait eu la moindre raison plausible de prétendre au statut d’état dans une quelconque partie de la Palestine à l’époque des débats décisifs de 1947, qui ont mené à la Résolution de partition adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU (Résolution 181).
En d’autres termes, l’image la plus réaliste des forces qui ont assujetti la Palestine est celle d’un conglomérat de Britanniques et de juifs européens fonctionnant pendant trois décennies entières. Il s’agit d’une seule occupation, transférée de protecteur à protégé avec une période de chevauchement.
Soit dit en passant, même les 55% de la Palestine préconisés par la majorité de l’Assemblée Générale pour former « l’état juif » avaient une légère majorité indigène non juive de 509780 pour 499020 s’il avait été tenu compte des 105000 bédouins qui y vivaient, ce qui renforce la notion d’un occupant extérieur rejeté par une majorité.
Et qu’en est-il du territoire conquis en 1948 au delà des 55% accordés par les étrangers à l’ONU, qui s’élevaient à environ la moitié du territoire accordé à l’ « état arabe » ? Il est sans aucun doute, quel que soit le critère adopté, « occupé » – pris de force sans même le moindre semblant de légitimité. Il est donc particulièrement choquant de l’exclure du terme TPO, d’autant plus qu’il comprenait la Galilée dont la population était presque totalement indigène.
Ainsi en toute logique pour être cohérent, on ne peut que qualifier « d’occupé » l’ensemble du territoire qui se trouve « à l’intérieur » de la ligne d’armistice de 1949. Comme l’a écrit Uri Davis en 1972 dans le Journal of Palestine Studies, « au départ (j’) ai eu du mal à intégrer le fait que, au fond l’affirmation des sionistes de droite selon laquelle il n’y avait pas de différence fondamentale entre la colonisation de Tel Aviv et Jaffa avant et immédiatement après 1948, et la colonisation d’Hébron, était exacte. »
Des exemples du problème
Les quakers de Grande Bretagne ont récemment décidé d’arrêter de soutenir « l’occupation …. maintenant dans sa 51 ième année », ne faisant ainsi démarrer cette « occupation illégale » qu’en 1967. Les autres 80% ne sont donc pas occupés et sont forcément « légaux », sous contrôle israélien légitime. Par conséquent, comme c’est l’occupation de 51 ans qui motive les quakers, ces derniers cesseront de boycotter les produits israéliens lorsqu’il sera mis fin à l’occupation de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, quel que soit le sort des autres Palestiniens. Cette position résulte de la distinction faite entre un boycott des produits « complices des colonies » et le boycott généralisé d’Israël qui ciblerait la source du problème et serait l’authentique héritier du boycott généralisé de l’Afrique du Sud qui a mis fin à l’apartheid.
Un autre exemple est le discours d’une grande organisation basée aux États-Unis, qui à sa création en 2001 a pris le nom de « Campagne états-unienne pour mettre fin à l’occupation israélienne ». Elle s’est battue pour la plupart des droits palestiniens, mais comme son nom le suggérait, très vivement contre l’occupation des zones occupées en 1967. Consciente peut-être que le fait d’avoir « occupation israélienne » dans son intitulé conférait une reconnaissance implicite du caractère permanent d’Israël, en 2016 elle a changé de nom en faveur de « Campagne états-unienne pour les droits palestiniens » . Néanmoins, ses « principes communs » et sa « brochure » indiquent toujours clairement que l’expression « occupation militaire » ne fait référence qu’à ce qu’Israël a saisi en 1967, car sur le plan théorique elle fait une distinction entre les réfugiés et les « Palestiniens d’Israël ». De la même façon elle n’utilise systématiquement le terme « colonie » qu’en référence à la Cisjordanie.
En outre, le soutien de cette Campagne états-unienne à toutes les « résolutions pertinentes de l’ONU » fait partie intégrante de ce récit. Parmi ces résolutions doit figurer la position sioniste « soft » de la Résolution 242 du Conseil de Sécurité qui consolide la Ligne verte et l’état juif qu’elle délimite. L’organisation prend également soin de ne critiquer que « les politiques et pratiques d’Israël », et non son droit d’être en Palestine en premier lieu. Enfin, sa mention « des colonies illégales de Cisjordanie » implique que la colonisation de la majeure partie de la Palestine par l’agence juive/Israël auparavant était légale.
Un dernier exemple de récit « d’occupation » accordant à un état d’Israël une présence légitime en Palestine, l’article de Gideon Levy paru dans Haaretz le 29 novembre 2018 et intitulé “Why I am obsessed with Israel’s occupation of the Palestinians” (Pourquoi la colonisation des Palestiniens par Israël m’obsède). La dite occupation est encore celle de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Ses principales victimes sont, certes, « les Palestiniens », mais elle « nuit » à un Israël digne d’être sauvé à cause de « l’impact crucial sur notre vie quotidienne et l’image de ce pays ».
En référence aux lois israéliennes sur l’allégeance culturelle, l’état-nation, la nakba, la citoyenneté, et lois anti BDS, M. Levy affirme même que « Sans occupation, toutes ces lois seraient superflues. » J’en déduis que pour lui le pire crime d’Israël c’est son traitement de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza – vue qui ne peut que décevoir les trois-quarts environ des Palestiniens vivant en Israël ou hors de Palestine.
Arguments contradictoires
J’ai pris à partie divers orateurs pour leur utilisation restreinte du terme. La réponse la plus courante qui m’a été faite est que l’on ne peut appliquer le terme occupation à la Palestine parce que par la même logique la Californie – ou toute l’Amérique du Nord, ou l’Australie – seraient occupées.
Ma première réaction a été « et alors ? Qu’il en soit ainsi. Si c’est vrai, remédiez-y. » Mais plus fondamentalement, ou inconsciemment, cette réponse ne prend pas les populations indigènes conquises avec le sérieux qu‘elles méritent, car qu’est-ce qu’un Amérindien pourrait dire d’autre, sinon Oui, des Européens sont venus, se sont appropriés leurs terres et les ont occupées ? Si cela se veut comme l’affirmation que les colonies de peuplement à travers le monde sont en quelque sorte légitimes, il ne s’agit pas de post-sionisme, mais de sionisme pur et simple.
Une autre réponse consiste à dire que « l’occupation » est un terme spécifique en droit international et ne devrait pas être galvaudé par un usage plus large. Mais à supposer que le terme soit réellement défini en droit international, cela n’a aucune utilité dans une discussion politique; ce n’est qu’une toile de fond aux règles humanitaires pour le traitement de peuples occupés dans les conflits armés entre états.
Et de manière générale, des termes comme « occupation » qui fonctionnent très bien dans un langage courant et historique ne devraient pas être récupérés à des fins particulières. En fait, utiliser systématiquement le terme « illégal » pour qualifier l’occupation de 1967 et ses « colonies » – comme le fait même le mouvement BDS – n’implique pas seulement que le reste est légal, mais détourne l’attention de considérations politiques et éthiques plus importantes.
Une troisième réponse consiste à dire que nous ne devrions pas utiliser notre terminologie de manière à faire des Palestiniens une seule entité parce que cela supprime la Ligne Verte. La division de la Palestine donne aux Palestiniens (à un nombre restreint d’entre eux) le pouvoir au sein des institutions et tribunaux internationaux de plaider comme égaux politiques, sinon militaires dans le cadre du discours dominant. Il n’est pas possible de traiter ici ce ‘piège de la parité’, mais sans aucun doute il fait partie du discours sioniste libéral qui veut que l’état d’Israël dans le cadre de la solution à deux états soit légitime.
L’illégitimité d’Israël
L’impact fondamental et fatal de la cooptation du terme arabe « occupation » pour les territoires de 1967 seulement est l’implication qu’un état non ethniquement palestinien, qui ne pratique pas l’occupation, peut être légitimement, ou au moins de manière acceptable propriétaire du reste. C’est tout à fait incompatible avec l’autodétermination palestinienne, la libération de la terre, le droit au retour, ou l’antisionisme.
Du point de vue d’une « approche » à la mode « basée sur les droits », elle n’est pas davantage compatible avec le respect de tous les droits de tous les Palestiniens parce qu’elle normalise le postulat sioniste selon lequel, d’un point de vue éthique, dans une partie de la Palestine au moins, il est possible d’ignorer les souhaits de la population indigène. Par contre, si l’on rejette ce postulat, l’entité sioniste occupe l’ensemble de la Palestine.
Nous nous recommandons nous mêmes de faire très attention aux mots que nous employons. Israël consacre des millions à adapter certains mots au service de ses objectifs – « droit d’exister », « retour », « démocratique et juif » et « antisémitisme » pour ne citer que quelques exemples – et ceux qui sont solidaires de la Palestine devraient prendre exemple sur cette approche et se demander si le terme « occupation » ne mérite pas qu’il soit utilisé avec le plus grand soin.
En toute logique et dans le cadre de l’action militante en faveur de l’autodétermination palestinienne, adhérer au récit sioniste, voire même simplement se laisser aller à l’ambiguïté ne sert aucun objectif. Le moment est venu de dire que, si la Palestine appartient aux Palestiniens, il n’est pas juste qu’Israël l’occupe.
* Blake Alcott est un économiste de l’environnement et le directeur de One Democratic State in Palestine (Angleterre). Toute information concernant une activité relative à ODS ou au bi nationalisme est la bienvenue et à envoyer à blakeley@bluewin.ch. Cet article est une contribution de l’auteur à PalestineChronicle.com.
17 décembre 2018 – The Palestine Chronicle – Traduction: Chronique de Palestine – MJB