L’Autorité palestinienne a-t-elle joué un rôle dans la vente de maisons palestiniennes aux colons de Jérusalem ?
Mersiha Gadzo 14/Janvier/2019 |
Un matin d’octobre, Adeeb Joudeh a appris à son réveil que des colons juifs s’installaient dans son ancienne maison de la vieille ville.
Joudeh a été abasourdi parce qu’il avait vendu sa maison à Khaled Attari, un homme d’affaires palestinien, six mois auparavant, après avoir passé six ans à essayer de trouver un acheteur fiable.
« Pour toute la famille, c’est comme si le ciel nous tombait sur la tête », a dit Joudeh à Al Jazeera qui se trouvait dans la maison de ses parents à Sheikh Jarrah.
« Notre famille est enracinée de longue date, ici, à Jérusalem. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour nous assurer que la personne qui achetait cette propriété respecterait le contrat. Et finalement toutes nos craintes se sont avérées fondées quand nous avons appris que notre maison était passée aux mains des colons. »
« Nous ne souhaiterions pas cela même à notre pire ennemi. »
Son ancienne maison qui est très bien située à Jérusalem, à deux minutes à pied de la mosquée Al-Aqsa, appartient aujourd’hui à Ateret Cohanim – une organisation de colons dont le but est de judaïser la vieille ville et ses environs.
La vieille maison d’Adeeb Joudeh se trouve à seulement deux minutes à pied du complexe convoité et sacré d’Al Aqsa – Photo : Mersiha Gadzo / Al Jazeera
Joudeh occupe la fonction de « gardien de la clé de l’église du Saint-Sépulcre » dans la vieille ville, l’un des sites les plus sacrés du christianisme. Ses ancêtres gardent les clés depuis le 12ième siècle.
Non seulement la réputation de sa famille est désormais salie, et sa famille subit des pressions pour renoncer à la clé, mais Joudeh a également reçu des menaces de mort de la part de Palestiniens suite à cette vente qui est un grave délit.
En vertu de la loi de l’AP, la vente de terres et de biens aux Juifs est illégale. Ces lois visent à protéger les biens palestiniens contre la prise de contrôle des terres palestiniennes par les colons sionistes.
Bien que ce ne soit pas la première fois qu’une maison palestinienne soit cédée à un groupe de colons par l’intermédiaire d’un entremetteur, cela a provoqué une vague de réactions parmi les habitants de Jérusalem, car ce cas-ci soulève des questions sur l’implication possible de l’Autorité palestinienne (AP).
Une grande vigilance
Joudeh dit qu’il a fait preuve d’une grande vigilance pour s’assurer que sa maison se retrouve entre de bonnes mains.
Il dit qu’il a été approché pour la première fois en 2014 par Fadi Elsalameen, un militant palestinien américain d’Hébron connu pour critiquer le président palestinien Mahmoud Abbas et la corruption de l’AP, et chercheur non résident à l’Institut de politique étrangère à la John Hopkins School of Advanced Studies.
Comme c’est Nabil Jaabari, un dirigeant respecté, président du conseil d’administration de l’Université d’Hébron, qui lui avait suggéré le nom d’Elsalameen, Joudeh était convaincu qu’il avait en lui un acheteur digne de confiance.
Grâce à ses contacts dans le Golfe, Elsalameen avait appris qu’un conglomérat commercial émirati qui avait pour objectif de protéger les maisons palestiniennes des colons, subventionnerait à hauteur de 2,5 millions de dollars l’achat de la maison.
Cependant, peu après qu’Elsalameen eut versé un acompte de 1,5 million de dollars, l’Autorité palestinienne aurait gelé son compte bancaire au prétexte qu’il avait des liens avec Mohammed Dahlan, l’ancien chef de la sécurité de Gaza qui vit en exil aux Emirats Arabes Unis et qui est le principal rival d’Abbas.
Elsalameen n’ayant pas pu transférer le reste de l’argent, Joudeh a annulé le contrat.
Elsalameen, a nié être le mandataire de Dahlan.
« Je ne fais pas partie du mouvement politique de Dahlan, je n’évolue pas dans son orbite politique, je ne travaille pas pour Dahlan. Je n’ai rien à voir avec les activités politiques de Dahlan, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la Palestine », a déclaré Elsalameen à Al Jazeera.
« L’AP a toujours essayé de me discréditer de toutes les manières possibles, à cause de mon travail anti-corruption. »
Joudeh a ensuite été contacté par Khaled Attari, un homme d’affaires palestinien. Selon le journal israélien Haaretz, il aurait des liens étroits avec l’AP, en particulier avec son chef du renseignement Majed Faraj.
Avant de conclure l’accord avec Attari, Adnan Husseini, alors gouverneur de Jérusalem de l’AP, avait donné à Joudeh le feu vert pour vendre sa maison à Attari.
C’est une pratique courante pour les habitants de Jérusalem d’avertir le gouvernorat avant de vendre leur maison, pour que ce dernier fasse effectuer un contrôle sur l’acheteur par les forces de sécurité de l’AP.
L’AP ayant donné sa bénédiction, Joudeh a vendu la maison le 23 avril 2018 à Attari.
Le même jour, Attari a transféré la propriété de la maison de son nom à sa société, Daho Holdings, enregistrée aux Antilles pour échapper à l’impôt, selon Joudeh.
Quelque six mois plus tard, des colons ont emménagé dans la maison. Ateret Cohanim aurait acheté la maison à Daho Holdings pour 17 millions de dollars.
Arrestation des membres de la commission d’enquête
Le cheikh Abdullah al-Qam, le secrétaire général qui représente les familles de Jérusalem, a créé une commission pour enquêter sur cette affaire. Qam a dit à Al Jazeera qu’ils avaient en leur possession des documents prouvant qu’Attari avait bien vendu la maison aux colons.
Le même mois, la police israélienne a arrêté des membres du comité, dont Qam lui-même, parce qu’ils avaient enquêté sur cette affaire, a indiqué Qam. A sa libération, on a ordonné à Qam d’arrêter l’enquête.
Mais cela n’a pas découragé le groupe et ils ont rapidement planifié une autre session. Cette fois, c’est l’AP qui est intervenue et a donné les mêmes ordres que les autorités israéliennes, ce qui a mis fin au travail de la commission, a dit Qam à Al Jazeera.
« L’un des représentants officiels de l’AP, Adel Abu Zunied, m’a demandé [d’arrêter l’enquête], » a déclaré Qam.
« L’AP a donné sa accord pour que la maison soit vendue à Khalid Attari… Les 17 millions de dollars, où sont-ils passés ? Ils sont allés à l’Autorité palestinienne », subodore Qafreelancem.
Le porte-parole du service de sécurité de l’AP n’a pas répondu à la demande de commentaires d’Al Jazeera.
Les orphelins politiques de Jérusalem
Le problème des cessions de maisons palestiniennes aux colons juifs est la partie émergée d’un problème plus vaste – les 330 000 Palestiniens de Jérusalem sont devenus des « orphelins politiques » en raison de l’absence d’une « direction politique unifiée qui puisse les guider », comme l’écrit le journaliste Daoud Kuttab dans son article sur cette affaire.
Khaled Abu Arafeh, ancien ministre des affaires de Jérusalem pendant le gouvernement palestinien de 2006-2007 dirigé par le Hamas, a déclaré à Al Jazeera que l’Autorité palestinienne devrait déposer des plaintes officielles pour que des poursuites judiciaires soient engagées contre Israël pour avoir violé les accords d’Oslo.
« Les contrats entre la population civile locale et la puissance occupante sont nuls et non avenus selon le droit international », a déclaré M. Arafeh, faisant remarquer que cela inclut les contrats avec les organisations de colons, car ils sont financés par le gouvernement israélien.
« L’Autorité palestinienne est censée lutter contre ce problème à Jérusalem. Elle aurait dû, en s’appuyant sur les Accords d’Oslo, demander des comptes à Israël qui est coupable de modifier la démographie de la ville. »
« Il incombe également aux organisations internationales de respecter leurs engagements envers Jérusalem, d’appliquer les accords internationaux selon lesquels Jérusalem est une terre occupée, et de ne pas laisser les habitants de Jérusalem à la merci des forces d’occupation », a déclaré Arafeh.
« L’Autorité palestinienne ne fait pas son travail dans ce domaine. Elle n’a pris que des mesures superficielles jusqu’à présent, et uniquement pour sauver la face vis-à-vis du peuple palestinien. »
[Le journal libanais] Al Akhbar a rapporté en 2016 que huit des dix maisons de la rue où se trouve l’ancienne maison de Joudeh étaient déjà passées aux mains des colons, au cours des dernières années.
Quelque 2500 colons vivent actuellement dans une centaine d’immeubles dans des quartiers palestiniens de la vieille ville et de ses environs.
Fakhri Abu Diab, porte-parole d’un comité local de défense des biens palestiniens à Silwan, un quartier de Jérusalem situé juste à l’extérieur de la vieille ville, a dit à Al Jazeera qu’il fallait créer un nouvel organisme indépendant, dirigé par des personnes [indépendantes] et des institutions respectées de Jérusalem, afin de d’enquêter correctement sur les acheteurs potentiels et s’assurer que les maisons restent en de bonnes mains.
Cependant, leurs appels en faveur de la création d’un nouvel organe restent sans réponse des dirigeants palestiniens depuis des années, y compris de la part du gouverneur de Jérusalem, selon Abu Diab.
Une situation similaire s’est produite en 2014 lorsqu’un homme d’affaires palestinien d’Israël a proposé d’acheter des maisons palestiniennes à Silwan.
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Selon les habitants, l’acheteur a prétendu avoir des liens avec de riches hommes d’affaires des Émirats qui voulaient utiliser les propriétés pour loger des touristes musulmans qui se rendaient à la sainte mosquée Al-Aqsa.
Après la vente, des colons accompagnés de policiers et de gardes armés sont entrés dans les maisons qu’il lui avaient été vendues.
« C’était la plus grosse affaire de ce genre à Silwan; 27 maisons lui avaient été vendues en même temps, » a dit Abu Diab.
Selon lui, il y a actuellement 72 unités de logement pour colons à Silwan, dont 43 leur ont été cédées frauduleusement.
Les Palestiniens sont dans une position difficile car, vivant dans une grande misère, ils sont obligés de vendre leur maison pour joindre les deux bouts. 82% des habitants de Jérusalem-Est vivent en dessous du seuil de pauvreté.
« C’est une chose lorsque l’Occupation confisque ou démolit votre maison par la force, mais c’en est une autre lorsqu’elle est offerte aux colons sur un plateau d’argent », a déclaré Abu Diab.
« C’est un phénomène douloureux qui fait énormément de tort à notre société. »
Farah Najjar a contribué à cet article.
* Mersiha Gadzo est journaliste et productrice en ligne pour Al Jazeera English. Avant de rejoindre Al Jazeera, elle travaillait en tant que journaliste freelance en Bosnie-Herzégovine et dans les territoires palestiniens occupés.
6 janvier 2019 – Al Jazeera -Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet