Au Japon, des entreprises imposent des “calendriers de grossesse” à leurs salariées
Le Figaro, 04 juin 2018
«Pourquoi
ne faites-vous pas une pause, puisque vous avez déjà un enfant ?» : cette
pratique de fixer un ordre pour les grossesses a été récemment dénoncée via une
lettre publiée dans un grand quotidien national.
Sayako (un pseudonyme) tenant son bébé, lors d'une interview avec l'AFP. Sayako essayait de concevoir un deuxième enfant depuis deux ans quand son responsable, dans une garderie japonaise, lui a demandé d'arrêter, affirmant que ce n'était pas son «tour». (Tokyo, le 23 avril 2018.). Miwa SUZUKI / AFP |
Sayako
(pseudonyme), puéricultrice de crèche depuis seize ans, se souvient du choc qui
fut le sien lorsque sa hiérarchie a tenté de la dissuader d'avoir un deuxième
enfant, alors qu'elle avait consulté un médecin pour un problème d'infertilité.
«Pourquoi ne faites-vous pas une pause, puisque vous en avez déjà un ?», lui
a-t-on demandé, en ajoutant qu'une autre femme de son service, plus âgée et
récemment mariée, était prioritaire.
Le
"malheur" de tomber enceinte
«Je suis
restée bouche bée», a confié à l'AFP cette Japonaise de 35 ans, qui a
finalement changé de travail et vient d'avoir une fille. «Je pense que je me
serais excusée, si j'étais restée et que j'étais tombée enceinte.»
Cette
pratique de fixer un ordre pour les grossesses, qui ne choque pas
nécessairement tous les Japonais, a été
récemment dénoncée, via une lettre au quotidien Mainichi Shimbun,
par le mari d'une puéricultrice qui avait eu le «malheur» de tomber enceinte en
grillant la priorité à une de ses collègues. Le couple avait dû s'excuser
auprès de la directrice de la crèche. «Comment avez-vous osé contourner le
règlement sans demander la permission ?», s'était fâchée l'intéressée.
Un
sentiment de culpabilité
«Ce n'est
pas si rare, c'est une pratique courante dans les lieux de travail où œuvrent
des jeunes femmes. Elles ne trouvent pas cela injuste, elles culpabilisent
plutôt à l'idée de s'absenter pour cause de maternité», explique Kanako Amano,
chercheuse à l'Institut de recherche NLI.
De
nombreuses femmes choisissent donc de renoncer à leur désir de fonder une
famille ou alors démissionnent quand elles tombent enceintes. «Aussi bien les
femmes que les hommes estiment que le lieu de travail appartient aux hommes et
qu'il est naturel que les femmes le quittent durant leur grossesse»,
souligne-t-elle. Et la chercheuse d'ajouter que «le fait d'attendre son tour
pour tomber enceinte a joué dans la dénatalité» dont souffre le Japon depuis
des décennies.
Selon les
récentes études, 40 % des Japonais pensent que le rôle des femmes est de «gérer
la maison», celui des hommes de «travailler à l'extérieur». Les opinions
contraires tendent certes à augmenter, mais lentement. La pénurie de
main-d'œuvre dans plusieurs secteurs, dont ceux de la prise en charge des
tout-petits et des personnes âgées ou encore dans le milieu hospitalier, rend
«inévitable» le fait que les femmes attendent leur tour pour débuter une
grossesse, juge Naoki Sakasai, responsable de l'Institut de recherche sur la
petite enfance et l'éducation.
"Et
puis quoi encore ?"
De telles
dispositions, comme la mise en place d'un calendrier de grossesses, sont
illégales au regard de la Constitution. Elles restent verbales, rarement
dénoncées et toujours impunies. Les victimes ne prennent souvent pas le risque
d'en parler, même aux syndicats.
La
situation ne s'améliore pas quand les jeunes mères reviennent en poste, si
elles reviennent, car plus de la moitié abandonnent leur travail. «Lorsque j'ai
demandé une formation pour une future promotion, ma supérieure m'a dit : vous
avez pris un congé maternité, vous travaillez à horaires réduits, et en plus
vous voulez une formation. Et puis quoi encore ?», se rappelle Mayu (nom
d'emprunt). «J'ai entendu cela trois fois en cinq ans, de la part de différents
chefs», ajoute-t-elle. Selon cette quadragénaire, le fait de travailler moins
longtemps pour pouvoir s'occuper de son enfant a «ruiné la carrière qu'elle
imaginait», tout en soulignant que les femmes qui occupent des postes
d'encadrement ont souvent renoncé à procréer.
Les
choses pourraient changer lentement avec la volonté politique. Le premier
ministre Shinzo Abe s’est en
effet fixé un objectif de 30 % de femmes aux postes de cadres dirigeants
d’ici 2020. Pour la première fois, en janvier 2017, un tribunal
de Tokyo a condamné une entreprise qui avait poussé à la démission
une de ses employées dans l’incapacité de se rendre sur son lieu de travail en
raison de sa grossesse. Selon le Forum économique mondial, le Japon se place à
la 114e place sur 144 en matière d’égalité des
genres.
Une forte
dénatalité
Moins
d'un million de nouveau-nés ont été enregistrés l'an passé au Japon, un total
qui représente la moitié de celui d'il y a cinquante ans, alors que la
population était moins importante. Un changement de culture est nécessaire pour
inverser la tendance, insiste Kanako Amano de l'institut de recherche NLI. Et
de citer l'expression japonaise, «messhi hoko», qui signifie «sacrifier sa vie
privée pour le bien commun». Appliquée au monde du travail, elle est, selon
elle, à la racine de tous ces maux.