Naissance des « slamazones » pour libérer la parole des femmes
Léo Pajon 15 décembre 2017 |
De plus en plus de femmes africaines se lancent avec succès sur la scène slam. Cet art oratoire poétique, sensible et engagé leur donne enfin l’occasion de se faire entendre.
«Il y a des nuits qui accouchent des jours absents / J’ai traversé des ténèbres qui glacent le sang / Mais quand la foi attrape un froid et que ne tourne plus l’heure / L’espoir est le soleil qui éteint nos peurs et douleurs. » Sur la scène du festival N’Djam s’enflamme en slam, qui se tenait fin octobre dans la capitale tchadienne, une brindille de 27 ans, longues tresses coulant sur ses épaules, s’égosille dans le micro, déclamant avec fougue, comme si sa vie en dépendait. C’est un peu le cas.
Épiphanie a failli s’éteindre sur un lit d’hôpital. Une crise aiguë d’appendicite, une semaine de coma, des opérations à la chaîne sans résultats… « Même ma famille avait perdu espoir, se souvient la jeune femme. Je suis restée à la maison plusieurs mois, plus morte que vivante. Et puis j’ai retrouvé la force. Et l’un de mes premiers gestes a été d’écrire. Je ne savais pas que ce serait du slam… mais il fallait que je déclame ce texte en public pour donner de l’espoir autour de moi, dire que, malgré les ténèbres, on garde toujours une force intérieure qu’il faut distribuer aux autres. »
Festivals de slam
Le slam, cet art oratoire porté en France par des ténors comme Abd Al Malik ou Grand Corps Malade, a fait des émules en Afrique, où la scène semble même plus dynamique. Une dizaine de festivals existent sur le continent : N’Djam s’enflamme en slam, le Festival international de slam et d’humour du Mali (Fish), Babi slam à Abidjan, Poetry Slam Africa à Nairobi, Lagos International Poetry Festival, Poetry Africa Festival en Afrique du Sud (le plus ancien festival de « spoken word », avec 21 éditions, et le plus réputé)…
Nous sommes une quinzaine en tout. Mais nous sommes soudées, et l’on essaie de se tirer vers le haut
Mais, sur les centaines de talents qui viennent porter leurs textes sur scène, il n’existe qu’une poignée d’artistes féminines africaines. Épiphanie, par exemple, est la seule Tchadienne représentant la discipline. « Nous sommes une quinzaine en tout, évalue Malika la Slameuse. Mais nous sommes soudées, et l’on essaie de se tirer vers le haut. »
Femmes avant d’être artistes
La Burkinabè de 24 ans est la plus suivie de ce petit groupe. Avec plus de 89 000 abonnés sur Facebook, des vidéos visionnées plusieurs dizaines de milliers de fois sur YouTube, et un album 13 titres (Slamazone, autoproduit) vendu à plus de 5 000 unités, elle reste certes loin des grandes stars de la pop africaine, mais immensément connue pour une jeune poétesse. « Il y a de la compétition dans le slam, note l’artiste. Mais, entre Africains, il n’y a pas vraiment de concurrence. Le genre est trop récent. Comme les filles sont rares, on se rassemble, on partage nos expériences, certaines organisent, comme moi, des ateliers… Des amitiés naissent. Et puis au fond nous sommes toutes unies pour faire connaître notre art. » L’artiste reconnaît que des thématiques se retrouvent de texte en texte. « Avant d’être artistes, nous sommes des femmes. Nous avons les mêmes problèmes… »
On m’a demandé de changer des mots dans mes textes, mais j’ai tenu bon – Princesse Kadidja
Venue du nord du Cameroun, Princesse Kadidja s’est longtemps censurée. « Au début, je ne pouvais pas parler des sujets qui fâchent, moi qui viens d’une région très traditionaliste, où la religion peut être instrumentalisée par les hommes, raconte l’élégante artiste de 27 ans. Ce n’est que lorsque j’ai été reconnue en tant qu’artiste que j’ai commencé à écrire sur ce qui me touchait le plus. Chez nous, les filles se marient très tôt, parfois à 9 ans, nous subissons l’excision, nous n’avons souvent pas droit à l’éducation…»
« On m’a demandé de changer des mots dans mes textes, mais j’ai tenu bon. Et le public m’encourage beaucoup aujourd’hui. Surtout les femmes. Quand je fais des ateliers avec elles, je me rends compte que ce sont toujours les mêmes sujets qui reviennent, sur la stigmatisation, l’injustice qu’elles ressentent de ne pas pouvoir faire la même chose que les garçons, par exemple. »
Je veux parler à ces femmes qui ont perdu leur enfance […] à celles qui ne voyageront jamais, qui ne peuvent pas voir le monde. Je veux les aider à sortir de leur cage – Meriem Bouraoui
Au festival de N’Djamena, une jeune slameuse algérienne invitée, Meriem Bouraoui, témoignait des mêmes réalités. « Partout la femme est sous-estimée, partout, quand elle crie, elle n’est pas entendue. » Le slam, lui, permet de dire ses textes à tous dans un pays où une grande partie de la population ne sait pas lire. « Je veux parler à ces femmes qui ont perdu leur enfance, obligées de se marier à 10 ans dans les montagnes, à celles qui ne voyageront jamais, qui ne peuvent pas voir le monde. Je veux les aider à sortir de leur cage. »
Provoquer le dialogue
Le slam est peut-être une partie de la solution. Lors des spectacles, le public réagit en direct aux punchlines les plus frappantes. Mais la discussion se poursuit longtemps après le show. « Le texte qui m’a fait connaître, “L’homme qu’il me faut”, a fait beaucoup réagir, rigole Malika la Slameuse. Sur scène, j’entendais certains me dire : “C’est moi l’homme qu’il te faut !”, mais les propositions se faisaient de plus en plus rares au fur et à mesure que je donnais tous mes critères du mec idéal.
Il y a même eu des répliques sur internet, des slameurs qui ont écrit “La femme qu’il me faut” ! » Le slam ne résoudra sans doute pas comme par magie tous les problèmes des « slamazones », mais il a déjà amorcé un dialogue.