A Strasbourg, un cimetière musulman contribue à lutter contre les discriminations
31 Octobre 2017
Le premier cimetière public musulman de France a été inauguré en 2012, rendu possible par le statut particulier – le concordat – appliqué aux départements de l’ex-Alsace et de la Moselle. Une réalisation qui a permis aux pratiquants de l’Islam d’être enterrés selon les rites qui comptent pour eux. Mais pas seulement : en étant littéralement mêlés au sol français, cela permet la reconnaissance symbolique de leur appartenance pleine et entière au pays, et de leur droit fondamental à y demeurer. Reportage.
Il fait beau ce jour là. L’herbe du cimetière vient d’être taillée. Le lieu est accueillant, aussi étrange que cet adjectif puisse paraître. On se dit même que les morts doivent s’y trouver bien. Au sud de Strasbourg, le premier et unique cimetière public musulman de France a été inauguré en février 2012, permettant aux adeptes de cette religion d’être enterrés selon les rites qui leurs sont propres. Et de rompre, ne serait-ce que symboliquement, avec le mythe du « retour au pays » qui a longtemps hanté – et hante encore souvent – les populations issues du Maghreb, jamais totalement acceptées malgré leur participation essentielle à la construction du pays. Être enterrés en France et comme Musulmans pour, enfin, se sentir appartenir pleinement à la communauté nationale…
Le mythe du retour a donc fini par s’effondrer et ces travailleurs, Maghrébins pour les plus anciens, rejoints au fur et à mesure par de plus en plus de Subsahariens. Ils se sont installés durablement en France, seuls ou en famille, car c’est ici qu’ils ont construit leur vie, et que la France est devenue leur « chez eux ».
« C’était la première fois qu’il se sentait appartenir à cette terre d’Alsace »
« Que peut-il y avoir de plus comme “chez soi” que l’envie d’être mêlé à cette terre ? » questionne Mustapha El Hamdani, militant associatif, passé un temps par la politique, qui a participé en 1985 à la fondation de l’Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF) à Strasbourg, puis à la création en 2008 de Calima, la Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine, qu’il coordonne toujours. Son implication dans le monde de l’aide sociale et de l’immigration le fait plonger dans un travail d’accompagnement des retraités immigrés, souvent pour l’obtention de leurs droits sociaux. Au fil du temps, une complicité s’est créée entre lui et les vieux hommes, qui lui confient leurs joies et leurs peines.
Il se rappelle clairement du jour de l’inauguration du cimetière : « Il y avait ce vieux travailleur maghrébin qui regardait partout autour de lui et qui m’a demandé : “Pourquoi le maire, le préfet et tous ces officiels sont là ?” Je lui ai expliqué que cette cérémonie, ce n’était pas rien, que c’était un événement unique. Il s’est mis à pleurer. Et m’a dit que c’était la première fois qu’il se sentait appartenir à cette terre d’Alsace. Pour lui, cet événement était une reconnaissance de tout ce qu’il avait apporté à cette terre. Une reconnaissance pour lui et sa famille. »
« Peut-être n’avons nous pas vécu avec toute notre dignité, mais nous mourons avec »
Selon Mustapha El Hamdani, ce que ce vieil homme lui expliquait, c’est qu’un combat avait en quelque sorte été gagné. Au sentiment de reconnaissance se mêlait celui de la dignité. « Peut-être n’avons nous pas vécu avec toute notre dignité, mais nous mourons avec », explique le militant. Et d’ajouter « C’est le seul moment où tu sens que le mythe du retour s’évapore, tout seul, alors qu’il ne les a jamais quitté. »
Mustapha El Hamdani est présent dans le quotidien de ces personnes âgées, et suit de près les projets de chacun. Il connaît les histoires et les rêves, est tenu au courant de l’avancement des travaux des maisons de chacun dans son pays respectif, n’hésite pas à taquiner pour savoir qui souhaite rentrer ou rester en France. Bien souvent, la réponse est la même : la France est le pays choisi. Quand il va plus loin et demande le lieu d’inhumation envisagé, la réponse arrive de manière pudique et déguisée : « C’est ma famille qui décide. On peut m’enterrer ici, ou au pays. »
En terre de Concordat
Même si cinq carrés musulmans existaient déjà dans les cimetières de la ville, l’ouverture de ce lieu d’inhumation a été ressenti comme un symbole fort. Bénédicte Bauer, responsable du service funéraire de la ville de Strasbourg, explique la genèse du cimetière : « Il existait un projet d’extension du cimetière sud. Mais avec les élections, des engagements ont été pris envers la communauté musulmane, qui avait fait part de ses besoins. Très vite, il y a eu l’idée de consacrer un nouvel espace, assez étendu, à l’inhumation des personnes de confession musulmane. »
Si cette ouverture a pu avoir lieu, dans un pays où depuis plus de 130 ans le caractère confessionnel des cimetières a été aboli, c’est par le biais du Concordat qui s’applique en Alsace (Haut et Bas-Rhin) et en Moselle. Un régime qui n’a pas abrogé la séparation entre l’Église et l’État et qui a permis de séparer des espaces selon les confessions. Bien que la religion musulmane n’y soit pas mentionnée, il a suffi de travailler par analogie, en se calquant sur la relation d’exception que l’Alsace Lorraine entretient avec la religion. Et c’est tout un travail de coordination entre les différentes communautés musulmanes de la région, ainsi qu’un travail de connaissance des rites funéraires musulmans qui ont été nécessaires, pour que le lieu ouvre ses portes.
Un cimetière « vivant »
« C’est un lieu plein de vie, raconte Renaud Kintz, le directeur du cimetière musulman. Ici les familles viennent et passent du temps. D’ailleurs, elles laissent leur tabourets, qui se baladent d’une tombe à l’autre en fonction des visites. Le vendredi les gens viennent, souvent à plusieurs, ils prient, discutent, se retrouvent. C’est vivant. »
Renaud Kintz raconte aussi les évolutions dans les rites, visibles en une simple balade entre les carrés musulmans et le cimetière. A l’origine, les tombes sont faites d’un simple tertre, sur lequel est planté une planche de bois avec le nom du défunt, et qui se désagrège avec le temps. « Mais de plus en plus de familles font appel à des marbriers qui ont trouvé des monuments avec des formes appropriées, explique-t-il. Ils proposent des modèles à l’esthétique orientale, avec des croissants de lune gravés dans le marbre par exemple. »
« Honorer ses morts dans de bonnes conditions »
Une attention de plus en plus grande est portée aux sépultures car, comme en est témoin Mohamed Latahy, l’aumônier musulman des hôpitaux universitaires de Strasbourg, de plus en plus de travailleurs immigrés et leur famille décident d’être enterrés à Strasbourg. L’aumônier s’occupe des personnes en fin de vie, et de l’accompagnement à domicile. « Avant les patients disaient : “s’il y avait un cimetière, au moins, je me serais fait enterrer ici”. Depuis qu’il a ouvert, même si ce n’est pas la majorité, il y a de nombreuses personnes qui préfèrent être enterrées ici, car leur enfants sont là. Du coup, les liens se perpétuent. »
Le « retour au pays » brandi aux visages des travailleurs immigrés n‘a pas lieu d’être pour Eric Schultz, adjoint au maire de la ville de Strasbourg. « Il y a aujourd’hui des traditions familiales plus ancrées. Les familles sont là, installées, posées, comme tout le monde. Et la manière dont on pouvait faire enterrer les défunts il y a des années, en les faisant retourner, entre guillemets, dans leur pays, se pose de moins en moins comme une option, parce que leur pays est ici. A partir du moment où l’on a vécu ici, travaillé ici, vu ses enfants naître ici, il est tout à fait normal de pouvoir être enterré ici. Il y a donc nécessité de prendre des dispositions pour permettre à tout le monde d’honorer ses morts, dans de bonnes conditions. »
Quête d’égalité permanente
Ce cimetière c’est aussi une manière parmi d’autres d’être dans une quête d’égalité permanente, explique-t-il : « Aux discriminations qui peuvent avoir lieu du vivant de certaines personnes, il ne faut pas rajouter une discrimination après leur vie, dans leur repos. » Strasbourg compte aussi un cimetière israélite, géré par le consistoire du Bas-Rhin, ainsi que plusieurs carrés – dont un pour les juifs libéraux pour que les couples mixtes puissent y être inhumés, ainsi qu’un carré soviétique pour les soldats russes tombés pour la France – au sein des cimetières laïcs.
« Il n’y a pas de morts de première ou de seconde zone. Tout le monde doit être accueilli à égalité », explique encore Eric Schultz. Pour lui, la question du cimetière musulman va au-delà de la question de l’intégration : « Nous nous inscrivons dans un courant inclusif : chacun doit se sentir chez soi dans la République, dans la vie comme dans la mort et chacun doit pouvoir, d’un bout à l’autre de sa vie, avoir sa place, comme tous les citoyens, dans la République et ses institutions », explique-t-il. Finalement à Strasbourg, il a été possible de faire une place à tous, et reconnaître comme faisant partie de la communauté nationale une partie de la population longtemps rejetée.