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« Les jardins partagés et les initiatives locales rendent possible un renouveau démocratique »

16 Décembre 2016


Et si les jardins partagés, les potagers urbains et la nouvelle vigueur de l’agriculture familiale représentaient bien plus qu’une alternative écolo – et perçue comme un peu « bobo » – à la malbouffe et à l’agriculture industrielle ? C’est la position de la philosophe Joëlle Zask. Dans son livre La démocratie aux champs, elle souligne le potentiel individuel et collectif de pratiques agricoles. Généralement ignorées ou déconsidérées par les politique, ces pratiques s’inscrivent dans une longue histoire d’expérimentations démocratiques, porteuses d’autonomie et génératrices de solidarités.

Basta !  : Votre dernier ouvrage, La démocratie aux champs, étudie ce qui favorise l’essor démocratique dans l’action de cultiver la terre. Pourquoi l’agriculture et les agriculteurs ont-ils été laissés de côté par la pensée politique et la construction des démocraties modernes ?

Joëlle Zask [1] : Pendant longtemps, les paysans n’ont pas été considérés comme des sujets politiques. Le mot “citoyen” désigne à l’origine littéralement l’habitant de la cité. Le terme politique désigne la “polis”, la ville. Le vocabulaire politique même de la démocratie écarte le paysan. Longtemps, ils ont été exclus de cette capacité de discuter des conditions de la vie en commun, parce qu’ils sont réputés isolés. C’est la rhétorique de Marx, selon lequel le paysan est penché sur son sillon ; il ne va donc pas arriver à une conscience politique. En fait, l’agriculture repose sur des formes de solidarité anciennes, complexes, et absolument nécessaires. L’agro-industrie, qui dissocie les gens, se passe au contraire de ces formes de sociabilités et de solidarités qui sont le propre des productions à petite échelle.

Ce livre veut inciter à une correction des défauts de nos démocraties modernes. Au moment où elles se sont constituées, elles se sont construites sans une immense majorité de la population, que constituaient alors les paysans. En Europe, la méfiance envers les paysans est très forte. Ils sont tantôt humiliés et disqualifiés, tantôt considérés par les calculateurs politiques comme des forces très conservatrices et tournées vers le passé, quand ce n’est pas fascistes. Ils ne sont pas reconnus dans leur capacité démocratique. Ce n’est pas tout à fait le cas des États-Unis.

En quoi est-ce différent aux États-Unis ?

Aux États-Unis, il y a quelques courants politiques, comme le courant jeffersonnien (de Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, ndlr), qui ont considéré la possibilité d’une démocratie agraire. Jefferson a porté une voix très minoritaire dans la construction des États-Unis. Mais il a tout de même fait passer un certain nombre d’idées profondément démocratiques. Même si cela n’a pas abouti dans les faits. Les institutions représentatives mises en place à la fin du 18e siècle ont finalement bridé le pouvoir du peuple, y compris du peuple agraire. Les choix constitutionnels ont été les mêmes qu’en Europe. De nombreuses expériences de démocratie agricole ont cependant existé en Amérique du Nord. En Europe aussi, des assemblées villageoises pré-démocratiques ont vu le jour dès le Moyen âge.

Le regain d’intérêt actuel pour les jardins partagés où une forme collaborative de retour à la terre s’inscrit-il dans la continuité de ces formes de démocratie agricole très anciennes ?

Il n’y a pas une continuité au sens où un héritage historique serait assumé. Je pense que c’est une sorte de grammaire universelle : cultiver la terre, c’est aussi se cultiver soi, et cultiver la communauté. Cette culture à trois étages forme un tout cohérent, satisfaisant humainement, à la portée de tout le monde, resocialisant, cicatrisant, très intégrateur, qui permet aussi à tous ceux qui ne maitrisent pas le langage de dialoguer avec leur environnement. Les mouvements actuels de permaculture sont animés par des considérations écologiques, mais ils s’inscrivent aussi dans ce paradigme de cultiver la terre en se cultivant soi-même et en formant une communauté. C’est une expérience que l’on retrouve un peu peu partout sur la planète. C’est intéressant de découvrir cette humanité commune du jardinage.

Les jardins partagés ne seraient donc pas seulement un passe-temps pour classes moyennes urbaines en quête de sens, mais un véritable phénomène politique global ?

Ce qui m’intéresse, c’est de rendre visible un système qui fonctionne et qui est déployé sur toute la planète. L’agriculture familiale ou partagée produit 95 % des ressources alimentaires mondiales. Il faut la prendre en considération. Ce n’est pas un phénomène de bobos, une activité qui serait réservée à des urbains désabusés en mal de passe-temps et de sens de leurs existence. Si la possibilité d’un renouveau démocratique existe, c’est en direction des initiatives locales à la portée de tous, comme les jardins partagés, que nous devons regarder.

Pour vous, le jardinage partagé doit être différencié des utopies agraires ?

Des utopies, il en a existé de toutes sortes : des utopies agraires productivistes, comme le kolkhoze en Union soviétique, ou la grande ferme collective chinoise. Ces « utopies » étaient d’ailleurs en compétition. Une rationalisation de la production agricole, avec une prolétarisation des paysans, peut aussi s’accompagner d’une mythologie du retour à la terre : l’homme, par son travail, renouerait avec son authentique nature, son terroir… Au 19ème siècle en Allemagne, les stations agricoles expérimentales et le mythe d’un retour à la nature ont fusionné. Là, l’idéal productiviste et l’idéal naturaliste ont marché main dans la main. En revanche, le jardin partagé est clairement une expérience et pas une utopie. Ce n’est pas un modèle. C’est un processus par lequel on construit un pouvoir d’agir. L’expérience, ce n’est pas forcer la nature, ni la contempler. C’est agir.

N’y aurait-il pas néanmoins une dimension très individualiste dans cette volonté de retour à la terre incarnée par les mouvements d’agriculture urbaine ?

Je ne pense pas, parce que recréer des conditions d’indépendance alimentaires dépend avant tout d’une gouvernance partagée. Si chacun fait cela dans son coin, ça ne va pas fonctionner. Le jardin partagé n’est pas un phénomène gauchiste. Il réunit aussi des personnes qui peuvent avoir une tendance plus conservatrice. C’est une manière de valoriser la capacité d’innovation, indépendamment des origines sociales ou professionnelles. Si tant est qu’un “mouvement” du jardinage partagé existerait aujourd’hui, il traverse les catégories sociales, ethniques, politiques. C’est pour cela qu’il constitue un outil puissant. D’autant plus que, grâce à des techniques agricoles comme la permaculture, presque tous les espaces peuvent être mis en culture : un coin de cour, un bas-côté, des interstices urbains suffisants pour nourrir les habitants, comme le montre l’expérience des incroyables comestibles en Grande-Bretagne. Cela crée une dynamique dans la ville, qui n’est pas fusionnelle ou identitaire dans la mesure où, à partir des jardins, on démultiplie les initiatives et les activités.

Longtemps, les paysans n’ont pas été perçus comme des citoyens par le politique. Estimez-vous que le phénomène de l’agriculture urbaine, des jardins partagés, est aujourd’hui encore déconsidéré par les responsables politiques ?

De plus en plus de responsables voient bien que le jardinage est une source de socialisation et d’intégration, qu’il génère des revenus. Déjà dans les années 1870 en France, les pouvoirs publics ont soutenu les jardins ouvriers, et ce jusqu’à la Première guerre mondiale. Les jardins potagers aident à passer les crises, ils constituent un enjeu de survie, de subsistance. Aujourd’hui comme hier, il s’agit d’une source d’indépendance alimentaire fondamentale. Cela n’apporte jamais la richesse, mais comme avec les jardins communautaires de New York dans les années 1970, c’est une source de nourriture gratuite. Le jardinage urbain est aussi un loisir, mais ce n’est pas seulement ça.

De la même manière, l’opposition entre les savoir-faire paysans et la science des ingénieurs agronomes est très idéologique. Cultiver la terre suppose des connaissances très complexes, transmises, accumulées, et sans lesquelles il est impossible de faire pousser un haricot. Dans les jardins partagés, des formations sont mises en œuvre, dans le but de rendre chacun autonome. Nous retrouvons là les fondamentaux de la démocratie. Qu’est-elle sinon le fait qu’un groupe mette à la disposition de chacun les moyens communs d’acquérir leur propre autonomie ? La démocratie, c’est fabriquer l’indépendance des individus. Pour cela, le jardin partagé est un outil très puissant.

Propos recueillis par Rachel Knaebel

Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, éditions La Découverte, 2016.

Photo de une : Jardin partagé à Marseille. Nathalie Crubézy / Collectif à-vif(s).
Notes
[1] Professeure au département de philosophie de l’université Aix-Marseille, Joëlle Zask est l’auteure, entre autres, de Participer. Essais sur les formes démocratiques de la participation (Le Bord de l’eau, 2011) et Outdoor Art. La sculpture et ses lieux (La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2013).