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Au large de la Tunisie, l’archipel des Kerkennah souffre des effets du changement climatique, de l’industrie pétrolière et de la répression

par Hamza Hamouchene, Observatoire des multinationales
17 Juin 2016

L’archipel des Kerkennah, au large de la ville de Sfax en Tunisie, se trouve confronté à la fois au réchauffement climatique, qui menace d’engloutir une partie de leur territoire, et aux impacts de l’extraction pétrolière et gazière. Depuis le début de l’année, pêcheurs et diplômés chômeurs sont en révolte ouverte contre les multinationales présentes dans l’archipel. Leur lutte témoigne à cette manière des promesses non tenues de la révolution tunisienne et de l’influence continue des intérêts économiques occidentaux dans le secteur des énergies fossiles. Reportage et analyse de Hamza Hamouchene.

Les Kerkennah sont un archipel de la côte est de la Tunisie, dans le golfe de Gabès, à 20 kilomètres environ au large de la ville de Sfax. Ses deux îles principales sont appelées Chergui et Gharbi. Lorsque l’on s’approche de leurs côtes en ferry, on est frappé par un paysage très curieux : l’eau est quadrillée par des lignes constituées de milliers de feuilles de palmiers. C’est ce que les Kerkenniens appellent charfia, une ingénieuse méthode de pêche vieille de plusieurs siècles, qui consiste à attirer les poissons dans un réceptacle où ils sont capturés.

En raison de son climat aride, l’archipel ne permet qu’une agriculture de subsistance. L’activité économique cruciale est la pêche. Ces îles sont particulièrement renommées pour leurs poulpes, capturés entre octobre et avril grâce à une autre méthode typiquement kerkennienne, qui fait usage de bocaux.

J’ai entendu parler pour la première fois de l’archipel des Kerkennah dans le cadre de recherches que je menais sur une entreprise pétrolière et gazière britannique, Petrofac, à propos d’accusations de corruption liée à l’acquisition par cette firme d’une concession de gaz à Chergui, en 2006, dans la Tunisie de Ben Ali.

Malgré l’article inséré dans la nouvelle Constitution tunisienne qui affirme la souveraineté nationale sur les ressources naturelles et la transparence des contrats pétroliers et gaziers, les entreprises du secteur continuent, en raison du pouvoir des lobbies, d’afficher des profits mirobolants en toute impunité. Les communautés locales, quant à elles, en subissent les externalités sociales et environnementales.

Mécontentement des pêcheurs et des « diplômés chômeurs »
Je me suis rendu dans les Kerkennah en mars 2016, après avoir entendu parler du mécontentement grandissant de la population, dû au refus de Petrofac d’honorer ses engagements à financer un fonds pour l’emploi. Je suis arrivé par le ferry de Gabès tôt le matin. Une délégation menée par le ministre tunisien de l’Environnement, accompagné d’une équipe de télévision, était à bord. Étaient-ils eux aussi venus pour enquêter sur la mobilisation en cours depuis deux mois ? Des sit-ins avaient été organisés par les îliens devant l’usine de Petrofac, mettant la production partiellement à l’arrêt, afin de pousser l’entreprise britannique à honorer ses engagements en termes de développement local et de création d’emplois.

Après un voyage d’une heure, nous sommes enfin arrivés. Nous avons pris un taxi pour la plage de Sidi Fraj, pensant nous diriger vers l’usine de Petrofac. À notre arrivée, nous nous sommes rendus compte que qu’il s’agissait en fait du siège social d’une autre entreprise pétrolière, Thyna Petroleum Services (TPS). Une manifestation était effectivement en cours, mais elle rassemblait des pêcheurs, et non pas les diplômés chômeurs auxquels nous nous attendions. Nous avons ainsi découvert que TPS, une entreprise britannico-tunisienne, exploitait elle aussi une concession pétrolière offshore à Kerkennah. Les pêcheurs protestaient contre une immense marée noire qui avait été provoquée, selon eux, par la une fuite d’un pipeline sous-marin. Des allégations démenties par TPS, qui affirme que la fuite provenait d’un puits dans une des plateformes de forage – j’en comptai six depuis la plage de Sidi Fraj – qui entouraient, en forme de demi-cercle, l’île de Chergui.

Les pêcheurs étaient en colère, non seulement parce que la marée noire décimait les poissons, mettait en danger la biodiversité marine et remettait ainsi en cause leurs moyens de subsistance, mais aussi parce que TPS tentait d’en minimiser l’impact et même de la dissimuler au public. Ils affirmaient que ce n’était pas la première fois, mais la troisième ou quatrième fois qu’un tel incident se produisait. Ils nous accompagnèrent sur les côtes pour nous montrer où la substance noire (sans doute du pétrole) avait échoué sur la plages et comment, à certains endroits, elle avait été recouverte de sable afin d’être dissimulée. Exaspérés, les pêcheurs demandaient à TPS d’assumer ses responsabilités, et exigeaient des autorités tunisiennes qu’elles forcent l’entreprise à rendre des comptes.

En réalité, le ministre de l’Environnement avait été envoyé sur l’île pour rassurer les pêcheurs et promettre aux habitants qu’une enquête aurait lieu, et que des mesures seraient prises pour réparer les dégâts. Cependant, il ne paraissait pas être présent tant pour répondre aux doléances des pêcheurs que pour protéger les intérêts de l’industrie pétrolière, en empêchant une escalade des protestations. D’autant plus qu’au même moment, une autre entreprise pétrolière et gazière était elle aussi cible de la colère de la population de l’île.

Soulèvement contre Petrofac
Dix ans après avoir acquis la concession de gaz de Chergui dans des conditions douteuses, et cinq ans après le soulèvement de la Tunisie pour le pain, la liberté et la justice sociale, l’entreprise pétrolière et gazière britannique Petrofac est en effet confrontée au mécontentement grandissant de la population dans l’archipel des Kerkennah. Les deux premières semaines d’avril, les îles ont été le théâtre d’une violente répression policière contre les manifestants qui ciblaient l’entreprise.

Les manifestations et leur répression faisaient suite à la dispersion de sit-ins pacifiques organisés pendant deux mois par les militants de l’Union des Diplômés Chômeurs devant l’usine de gaz de Petrofac. Le but de ce sit-in était de mettre la pression sur l’entreprise britannique afin qu’elle reprenne le financement d’un fonds pour l’emploi qui permettait de couvrir leurs maigres salaires.

Lors de me séjour dans l’archipel, j’ai eu l’occasion de parler avec plusieurs jeunes qui avaient participé au sit-in de février-mars. Au cours de ces discussions, j’ai perçu leur ressentiment et leur colère face à la situation qu’ils vivaient. Comment était-il possible d’être chômeur quand toute cette richesse issue du pétrole et du gaz est produite dans ces îles ? Qu’en est-il des promesses de la révolution de 2011 en matière de justice sociale et de dignité nationale ? Autant de questions que j’avais déjà entendues lors d’autres voyages en Tunisie, la Tunisie intérieure, loin des sites touristiques, la Tunisie du sous-développement, où les gens continuent de se battre contre la paupérisation, la corruption et les injustices quotidiennes.

La Tunisie sous la coupe des lobbys pétroliers
Si les activités de Petrofac dans l’archipel ont attiré l’attention, il n’en va pas de même des conditions dans lesquelles la firme a fait l’acquisition de 45% de la concession gazière de Chergui. Une série de documents obtenus par la Justice indiquent que Petrofac a versé des pots de vin à Moncef Trabelsi, beau-frère de l’ancien président Ben Ali, lequel a été condamné pour ces faits en octobre 2011 [1]. En revanche, l’entreprise qui aurait versé les 2 millions de dollars en cause a échappé à toute poursuite au Royaume-Uni et en Tunisie.

Ce n’est pourtant pas la première fois que Petrofac est impliquée dans un scandale de corruption : un de ses anciens dirigeants a été accusé d’avoir payé un pot-de-vin de 2 millions de dollars pour obtenir un contrat au Koweït. Ce qui est particulièrement incroyable dans cette affaire est qu’après avoir été impliquée dans l’acquisition illégale d’une concession, Petrofac fasse aujourd’hui preuve d’un tel mépris envers le peuple tunisien en refusant d’honorer ses engagements et en soutenant la répression policière. Son patron en Tunisie, Imed Derouiche, a formulé des accusations particulièrement condescendantes à l’encontre des jeunes manifestants. Comment Petrofac peut-elle continuer à bénéficier d’une telle impunité ?

Le fait est que le lobby du pétrole est extrêmement puissant en Tunisie. L’influence de l’industrie des énergies fossiles est tellement omniprésente que l’opacité et l’irresponsabilité y sont devenues la norme. Par exemple, personne ne sait si des activités de prospection ou d’exploitation de gaz de schiste ont lieu ou non dans le pays. Les opérations pétrolières dans le sud de la Tunisie – de Tataouine à la zone militaire fermée (sauf pour les entreprises pétrolières et gazières apparemment) – paraissent particulièrement opaques.

Les autorités tunisiennes semblent considérer les pratiques de l’industrie pétrolière et gazière comme une sorte de boîte de Pandore qu’ils préfèrent ne pas ouvrir [2]. Malgré le processus révolutionnaire initié il y a plus de cinq ans, les mêmes méthodes répressives sont aujourd’hui employées par l’État, qui prend le parti des multinationales contre les demandes légitimes de populations qui souhaitent simplement mener des vies décentes.

Un archipel en première ligne du changement climatique
Les Kerkennah sont l’un des endroits les plus vulnérables de la Méditerranée. Ils se caractérisent par un climat semi-aride avec une saison très sèche en été, des températures élevées, une forte évaporation de l’eau, et un déficit d’eau moyen d’environ 1000 mm/an. La montée des mers en raison du réchauffement met en danger cet archipel, dont l’altitude maximale est de 13 mètres, avec la majorité des terres sous les 10 mètres. Plusieurs études ont déjà mis en lumière l’érosion et le retrait de la ligne de côte de plus de 10 centimètres par an. Selon une étude alarmante réalisée par le gouvernement tunisien sur l’impact du changement climatique dans le pays, l’archipel pourrait être transformé en un plus grand nombre de petites îles. 30% de sa superficie (environ 4500 hectares) se retrouverait immergée d’ici 2100.

En moins de trois décennies, les zones que l’on appelle sebkhas (marais salants côtiers) qui constituent près de la moitié de la surface de l’archipel, se sont étendues de 20%. L’eau de mer s’infiltre dans les réserves d’eau souterraines et dans les sols. Tout ceci exacerbe la pénurie d’eau, qui tue les palmiers locaux et grignote les terres arables, augmentant ainsi la vulnérabilité alimentaire et économique de la population. On compte aujourd’hui des centaines de milliers de palmiers parsemés sur l’île. Ils représentent un joyau à protéger, d’autant qu’ils servent plusieurs usages : source d’alimentation, mais aussi d’outils pour la pêche et l’artisanat traditionnels, etc.

La population des Kerkennah a fortement baissé dans les années 1980 en raison des sécheresses. Les îles n’étaient pas en mesure de soutenir des systèmes d’irrigation adaptés, et avec le déclin des réserves d’eau douce, beaucoup d’habitants ont dû partir pour le continent, à commencer par la ville voisine de Sfax. Aujourd’hui, la population de l’archipel est estimée à 15 000 personnes. Elle est multipliée par 10 au cours de l’été, quand les émigrés du continent et de l’étranger reviennent. En raison de la fragilité de l’écosystème et des contraintes climatiques et environnementales qui pèsent sur l’agriculture et la pêche, les autorités tentent désormais de promouvoir l’éco-tourisme ou « développement touristique soutenable ». Mais à ce jour, ces programmes n’ont pas été mis en route.

Souveraineté sur les ressources naturelles et transition juste
La violence du changement climatique n’est pas naturelle. Elle est liée aux choix des puissants de continuer à brûler des énergies fossiles. Ce choix est fait par les multinationales et par les gouvernements occidentaux, en coopération étroite avec les élites nationales et militaires du Sud, y compris en Tunisie.

Dans une économique néolibérale comme celle de la Tunisie, où l’économie est subordonnée aux lois du marché, qui génère des inégalités, privatise le social, et échoue à créer des emplois productifs de qualité, les phénomènes habituels de la précarité et de l’instabilité seront sans doute exacerbées par le réchauffement climatique, qui agit comme un « multiplicateur de menaces ».

La pollution marine à répétition causée par l’industrie pétrolière, couplée à la montée des températures des océans et à la pêche illégale, aura très certainement un impact délétère sur les activités de pêche, sur les écosystèmes et sur la biodiversité des Kerkennah. Un document préparé pour la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) évoque la possibilité que les modes de pêche artisanaux des îles (charfia) soient restreints. On parle même de fracturation hydraulique offshore au large des Kerkennah, ce qui viendrait encore ajouter aux menaces.

La population des Kerkennah est dans l’obligation de s’adapter à une situation qu’elle n’a pas créée, et se trouve à la merci de pollueurs puissants et corrompus, dissimulés sous l’aile protectrice de la répression d’État. Afin que les îliens conjurent le danger de devenir un jour des réfugiés climatiques et reprennent le contrôle de leur vie, de leur environnement, de leurs ressources et de leur destin, l’industrie des énergies fossiles doit être mise au pas et sommée de rendre des comptes. La poursuite de ses activités destructrices revient à signer l’arrêt de mort de l’archipel.

Restaurer un contrôle démocratique sur les ressources naturelles apparaît comme une étape vitale en vue d’une transition juste des énergies fossiles vers les renouvelables. C’est particulièrement vrai dans une perspective de justice climatique, qui se focalise sur la minimisation du fardeau du réchauffement sur les populations marginalisées, dépossédées et vulnérables. Après tout, des décisions aussi cruciales sur la nature, la structure et le sens même de nos systèmes énergétiques peuvent-elles être prises sans consulter les populations ?

Hamza Hamouchene

Cet article a été traduit de l’anglais et abrégé. La version originale a été publiée sur OpenDemocracy.