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Syrie: ce que pardonner ne veut pas dire

Parمرسيل شحوارو,
traduit (en) par Lara Al Malakeh, traduit par Marie Andre, fr.globalvoices


Ce billet fait partie d’une
série
spéciale

d’articles par
la blogueuse et militante Marcell Shehwaro, qui décrit la vie en
Syrie pendant la guerre qui se poursuit entre les forces loyales au
régime actuel, et ceux qui veulent le renverser.

Au début tout était superbe, et
j’étais portée par la beauté puissante de la révolution, par la
certitude que nous étions là pour apporter le changement, que la
haine ne pourrait jamais changer les choses, et que nous n’avions pas
d’autre choix que d’attendre que les autres brisent les murs de
silence et d’humiliation pour nous rejoindre. Nous pensions que
chacun avait son propre parcours et qu’il fallait attendre que chacun
renaisse et prenne conscience. 

Et nous avons attendu.


Nous avions suffisamment de confort,
de luxe, de clairvoyance, pour absorber la douleur. 

Je suivais
régulièrement les photos des militaires du gouvernement tués qui
se répandaient sur les réseaux sociaux. Et j’étais choquée par
les gens qui se moquaient  de ces morts. Je lisais les
commentaires des mères, des frères, des soeurs, des amis, des
fiancées. 

Les morts étaient de beaux jeunes gens dans la vingtaine. 
Cela m’obsédait tellement que je visitais leurs pages personnelles
pour en apprendre plus sur la personne qui se cachait derrière le
visage de la victime, ou de l’assassin, ou des deux.





“Nous avions
suffisamment de confort, de luxe, de clairvoyance, pour absorber la
douleur. Je suivais régulièrement les photos des militaires du
gouvernement tués qui se répandaient sur les réseaux sociaux. Et
j’étais choquée par les gens qui se moquaient  de ces morts.
Je lisais les commentaires des mères, des frères, des soeurs,
des amis, des fiancées.”


Certains avaient été
conditionnés. 
Ils nous prenaient pour des voyous ou des casseurs
soutenus par Israël, envoyés pour troubler la sécurité du pays. 
Ils pensaient que le pays devait lutter contre ses ennemis grâce à
la sagesse de M. le Président, qu’ils étaient persuadés être
irremplaçable. 
Ils étaient si obsédés par la sécurité du pays
qu’ils le détruisaient.
 
D’autres étaient envahis
de discours sectaires qui dégoulinaient de peur et de haine. 
Ils
pensaient que nous allions tous les massacrer et que notre objectif
n’était pas la démocratie, mais que notre méchanceté à leur
égard et à l’égard de leurs familles et leurs sectes dirigeait
notre action. Méchanceté qu’ils pensaient capable de les anéantir
s’ils ne nous anéantissaient pas les premiers.

D’autres encore – dont les
pages étaient les plus difficiles à parcourir- étaient surexcités
avant qu’ils ne meurent. 
Ils comptaient les jours qui les séparaient
de leur départ, date que leurs mères ne devaient pas connaître,
elles qui attendaient patiemment les promesses d’une démobilisation
de l’armée qui n’est jamais venue.


A cette époque, je pouvais
les voir comme nous, victimes d’un régime qui nous obligeait à
descendre dans la rue pour le renverser, et les obligeait à nous
tuer pour sauvegarder le fauteuil présidentiel.


Petit à petit la liste est
devenue trop longue pour que je puisse suivre tous leurs profils et
leurs renoncements. Prisonniers et martyrs. J’allais d’un enterrement
à l’autre. 
Ils tuaient trop de monde parmi les nôtres, et le poids
de ces morts devenait trop lourd à porter pour moi. La pauvreté et
l’endoctrinement n’étaient plus des excuses suffisantes. 
La peur
n’était plus une raison suffisante de se transformer en machine à
tuer impitoyable. Pour moi, ils commençaient à se superposer au
meurtrier, son visage, son travail et tout ce qui le concernait. Ils
sont tous devenus Bachar Al Assad, et plus uniquement ses victimes. 
Petit à petit il reculait, réfugié à l’abri de son palais, alors
que la réalité de son régime c’était le bourreau dans les
prisons, le soldat sur le terrain, l’hélicoptère dans le ciel.


Il nous restait peu
d’énergie, et pas assez pour nous battre contre nous-mêmes et
lutter contre la notion facile de ne les considérer que comme des
‘assassins’. 
L’effort pour les considérer comme nous devenait
épuisant, au fur et à mesure que nous leur ressemblions –en
devenant des meurtriers–  plus qu’ils ne nous ressemblaient —
en tant que victimes.


“Pour moi, ils sont
tous devenus Bachar Al Assad, et plus uniquement ses victimes. Petit
à petit il reculait, réfugié à l’abri de son palais, alors que la
réalité de son régime c’était le bourreau dans les prisons, le
soldat sur le terrain, l’hélicoptère dans le ciel.”


Ils étaient celui qui peut
aimer torturer quelqu’un à mort. 
Ils étaient celui qui donne
l’ordre d’utiliser des armes chimiques, ou de poignarder un enfant à
mort à Houleh à Homs. Un massacre qui nous a retiré toute
possibilité de lutter contre la haine. Notre haine a fait partie de
notre combat pour l’existence. On avait besoin de colère pour
survivre, pour comprendre que la violence que nous ressentions
n’était pas “normale” ou “banale”. On avait besoin de colère
pour libérer nos vies et refuser la mort. 
“La vie vaut la peine
d’être vécue”, certes, mais dans cette vie-là il n’y a plus
assez de bonté pour permettre à l’assassin et à la victime de
vivre ensemble.


A partir de ce moment-là,
devoir les tuer n’était plus un problème pour nous.


Après, il a été logique
que l’EI surgisse de notre haine. 
Avec leur arrivée la peur s’est à
nouveau emparée de nous dans les zones où nous pensions avoir versé
assez de sang pour les reconquérir. En Syrie, rien n’est gratuit,
tout a un prix, en particuliers nos droits. Retour au point de
départ, on tente de sympathiser avec ce nouvel ennemi. Cette fois je
me justifiais en disant qu’ils étaient victimes de violence et
détestés. 
Victimes et forts d’une cause défendable contre un monde
qui les avait ignorés, eux et ce qu’ils avaient subi.


Certains étaient
radicalisés, et à leurs yeux nous représentions des infidèles
soutenus par les Etats-Unis pour détruire le Levant. D’autres
étaient mobilisés par la haine, la peur et la colère, et pensaient
qu’ils étaient les seuls à protéger l’Etat Islamique. D’autres
étaient fascinés par les photos de combattants étrangers
lourdement équipés, comparé à leurs armes désuètes et à des
approvisionnements hasardeux. C’étaient des adolescents qui
croyaient que EI était un jeu de Counter Strike dans la vraie
vie. 
Certains étaient encore hier avec nous, des victimes, jusqu’à
ce qu’ils en aient assez de jouer ce rôle de victimes et qu’ils
comprennent que d’un côté comme de l’autre ils étaient morts,
alors ils décidaient qu’ils ne voulaient pas mourir en victimes mais
en tueurs.


”D’autres étaient
mobilisés par la haine, la peur et la colère, et pensaient qu’ils
étaient les seuls à protéger l’Etat Islamique.

D’autres étaient fascinés par les photos de
combattants étrangers lourdement équipés, comparé à leurs armes
désuètes et à des approvisionnements hasardeux.
C’étaient des adolescents qui croyaient que l’EI était
un jeux de Counter Strike . . .”


Avec le temps –mais plus
rapidement cette fois– je me suis habituée au cycle
victime/assassin. J’ai perdu ma sympathie envers eux et la
culpabilité qui me faisait me demander s’il y avait quelque chose à
faire pour les empêcher de devenir encore plus fous.


Ils étaient devenus nos
ennemis et je n’avais plus la force de les plaindre. 
Le peu de force
qui me restait ne suffisait pas pour les centaines de victimes qui
mourraient tous les jours même sans avoir tué personne. 
Et une
obsession me hante aujourd’hui sur ce qui est considéré comme juste
? Comment décider qui est victime de l’oppression d’un régime,
local ou universel, et qui est à l’origine de ce régime et de ses
prophètes ? Quelle est la juste punition pour un pion dans le jeu du
pouvoir, de l’argent et de la peur ?


J’aimerais que l’esprit de
la révolution ait été assez fort pour leur pardonner à tous, tout
au moins “au tribunal de mon cerveau”.
J’aimerais qu’un seul
partisan du “pardonne et oublie” puisse garantir que ce pardon
épargne la Syrie de la folie dans laquelle elle se trouve et ne soit
pas une sorte de récompense pour les assassins.

J’aimerais que ce pardon ne
soit pas complicité de notre part et oubli des droits de ceux qui
sont partis, les droits des victimes parce qu’elles sont plus
faibles. J’aimerais pouvoir haïr le régime 1000 fois et trouver
1000 excuses à ses anges de la mort. J’aimerais pouvoir haïr l’EI à
mort et trouver des milliers d’excuses à ses soldats adolescents.


Mais je suis en proie à la
colère, j’enrage d’avoir survécu. J’enrage de mon incpacité à
changer ce qui a été et ce qui sera.
On peut pleurer d’un côté
ou d’un autre, quelque soit le degré de chagrin ou d’hypocrisie. 
Que
ce soit sur celui qui se bat encore pour le régime, ou sur celui qui
a fait allégeance à l’EI. On peut même pleurer sur les deux si on
a encore les épaules assez solides. 
Mais on ne peut plus jouer sur
le cycle victime/assassin et se laisser enfermer dedans. 
On ne peut
plus se laisser mettre la pression au point d’oublier qui nous avons
été et ce que nous avons perdu. Nous obliger à pardonner et à
oublier. 
On ne peut pas subir tout cela sans que l’on nous prouve,
pour une fois, que ce pardon empêchera l’histoire de se répéter.

On ne peut pas subir tout
cela sans que l’on nous dise comment notre position, à égale
distance de tous les partis, pourrait garantir un petit peu de
justice, seulement un petit peu.