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Ubu en Calabre (Dernières nouvelles de Cesare Battisti)

Serge Quadruppani 09/11/2020

« Je vais jouer au foot avec la tête de tes parents d’abord, et avec la tienne ensuite » : tel est le contenu des lettres que reçoit Cesare Battisti au Centre Pénitentiaire de Rossano, en Calabre. 


Ce sont curieusement les seules lettres qu’il reçoit puisqu’une censure stricte s’est abattue sur le reste de son courrier. Pourvu qu’on ait un peu suivi ses vicissitudes sur lundimatin, on sait qu’après avoir été enlevé en Bolivie dans des circonstances exorbitantes du droit international et montré comme un trophée de chasse à son arrivée en Italie, Cesare a été incarcéré dans la prison sarde d’Oristano sous le régime de surveillance spéciale réservé aux terroristes.

Cette classification comme « terroriste » était évidemment absurde dans son principe : voilà 40 ans que Cesare avait, dans ses écrits comme dans sa pratique, rompu avec l’activité politique armée qui lui avait valu ses condamnations. Mais, dans la prison sarde qui n’était pas équipée pour ce régime de détention, cette absurdité s’est traduite très concrètement par un isolement total et diverses tracasseries, telle que l’obligation de choisir entre manger et se promener. C’est contre cela qu’il avait entamé une grève de la faim en réclamant d’être traité comme un détenu ordinaire. A la suite de quoi il a été transféré dans la prison calabraise de Rossano.
Là, l’absurdité, loin de reculer, a atteint des sommets. Dans cette section où sont détenus 18 condamnés pour terrorisme islamiste, qu’il n’est pas question pour lui de fréquenter, on lui a notifié une mesure de censure officielle du courrier pour les motifs suivants : « appartenance au groupe subversif armé PAC et une intense activité épistolaire de claire connotation subversive ». Or, comme l’a fait remarquer Cesare au Tribunal de surveillance de Catanzaro : le groupe subversif Pac « s’est éteint en la lointaine année 1979 et tous ses anciens membres sont aujourd’hui en liberté. » Quant à la supposée activité épistolaire, il faisait remarquer que, n’ayant jusque-là jamais été soumis à une mesure de censure légale, les autorités ne devraient pas être au courant de son contenu. « Mais si au contraire par correspondance » ajoutait-il, « on entend les articles à contenu juridique et socio-culturel que [Cesare] a écrits et rendus publics en toute légalité par des moyens de communications tout aussi légaux », encore faudrait-il que les autorités démontrent leur caractère délictuel, ce qu’elles se sont bien gardé de faire.
Dans un communiqué parvenu à travers sa famille, il raconte que ses protestations, ont eu comme résultat une « pluie de rapports disciplinaires au rythme inouï de deux par jour. Les motivations de ces rapports, dont chacun comporte de dix à quinze jours de punition », sont les plus invraisemblables ou fantaisistes. (…) Par exemple, hier, le 15 octobre, après avoir demandé des nouvelles sur les photocopies de certaines communications de censure de correspondance, des lettres soit [parce qu’elles sont]en français, soit parce qu’elles citent le protagoniste de mon roman en cours, à la légitime demande exprimée dans le formulaire réglementaire, la réponse d’un responsable spécialement chargé de traiter avec le soussigné, a été une nouvelle mesure disciplinaire ». Et Cesare concluait : « Je voudrais publiquement déclarer que, bien que subissant toute sorte d’intimidations, quoi qu’il arrive, il n’est pas dans mes intentions de commettre des actes inconsidérés, ni ne médite absolument d’attenter à mon intégrité physique. »
Il faut espérer que sa fermeté d’âme se maintiendra contre le dernier coup en date de l’Ubu calabrais : on lui refuse l’usage de son ordinateur au motif que l’administration n’a pas connaissance qu’il ait une activité professionnelle nécessitant d’en posséder un. Vous avez bien lu : pour ses geôliers, Cesare n’est pas un écrivain. Il est déjà ahurissant et bien dans l’air du temps que désormais une administration pénitentiaire s’attribue le droit de décider qui est écrivain et qui ne l’est pas. Quand il s’agit de quelqu’un qui a publié une vingtaine de romans, des dizaines d’articles et de nouvelles en France, au Brésil, au Mexique et en Italie, la cruelle absurdité de la vengeance d’Etat atteint un sommet qui paraît indépassable. Qui paraît mais Ubu peut toujours surprendre…
Nous ne laisserons pas indéfiniment Ubu se surpasser. Dans les semaines à venir Lundi Matin mettra à disposition du matériel informatif pour contrer la propagande haineuse contre Cesare en même temps que des moyens pour alimenter un fonds de soutien.
En attendant, lisons-le :
Lettre ouverte d’un intellectuel vaincu mais pas résigné
En plus d’être, sous tous ses aspects, très clairement punitif, mon transfert dans un Guantanamo calabrais équivaut à un isolement ininterrompu, en raison de l’impossibilité pour moi d’avoir des contacts avec les membres de Daesh ou supposés tels. Je veux espérer que l’administration pénitentiaire trouvera un aménagement digne d’un pays civilisé, sans me contraindre à reprendre la grève de la faim. Certes, il est préférable d’en finir en un mois, à la grande joie de l’hypocrisie nationale, plutôt que d’agoniser un an dans des conditions honteuses et insoutenables. Après l’isolement forcé d’Oristano, je suis ici soumis à un régime infiniment plus restrictif. Mon espace vital a été réduit aux termes minimums de la survie. Dans un climat de tension extrême et d’intimidation constante, surveillé à vue et contraint à l’oisiveté forcée dans une cellule d’une taille inférieure à la précédente, dépourvue de l’équipement indispensable. On m’a confisqué l’ordinateur, m’empêchant ainsi de fait de m’adonner à mon activité d’auteur et de conclure le travail sauvegardé dans la mémoire. A ma demande, il a été répondu de manière très provocante que les autorités n’ont pas connaissance que j’aie une profession qui implique la disponibilité d’un ordinateur ou de tout autre matériel didactique. Comme si ça ne suffisait pas, une censure féroce m’a été imposée. Non pas pour une hypothétique « intense activité épistolaire subversive (sic) » comme le prétend une honteuse mesure disciplinaire, mais bien dans le but évident de m’empêcher d’interagir avec les instances extérieures, culturelles et médiatiques, grâces auxquelles, face à la vengeance de l’Etat, je serais en train de me gagner des soutiens du côté des démocrates et des défenseurs des droits humains.
Cesare Battisti
[Pour qui souhaite être tenu au courant de la situation de Cesare, un site indispensable : https://www.thechangebook.org/pages/1630/]