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Tandis que le vent, comme il le fait, se tait* Sciences sociales, travail universitaire et écriture pendant la pandémie

Carla Panico 31/05/2020
En 1949, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe allemand Theodor Adorno a écrit cette phrase célèbre :

La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait corrode même la conscience de la raison pour laquelle il est devenu impossible d’écrire de la poésie aujourd’hui.
Tradotto da Fausto Giudice
Il est peut-être exact de dire que les cinquante années de la pensée européenne qui ont suivi aient été largement consacrées à discuter – et à réfuter – cette célèbre déclaration du philosophe allemand, à tel point qu’Adorno lui-même, une vingtaine d’années plus tard, rectifiait le tir en déclarant, en 1966, que « c’était peut-être un erreur d’avoir dit qu’après Auschwitz on ne peut plus écrire de poésie ».
Malgré la distance théorique et politique qui m’a éloigné, au cours de ma formation, du philosophe de Francfort, je me trouve aujourd’hui à reprendre cette déclaration, ou plutôt le débat qui s’ensuivit, comme l’indice d’une grande question épistémologique, à savoir le rapport entre l’écriture et le sens de la catastrophe.
Je me retrouve assise devant l’ordinateur et je dois écrire un article pour une revue scientifique ; en même temps, je suis plongée dans l’expérience la plus globale et la plus envahissante que l’époque contemporaine nous ait offerte : nous sommes dans le deuxième mois de quarantaine causée par la propagation de Covid-19 et je me retrouve – par pur hasard et après quelques années de nomadisme académique à l’étranger – en Italie, le pays qui, après la Chine, est devenu le deuxième épicentre de la pandémie.
L’expérience de la maladie, de l’isolement, de la peur, du contrôle social que cet événement nous amène à vivre envahit totalement notre présence dans le monde, nous prive de la perspective d’un « dehors », émotionnel et mental, elle met en crise la distance entre nous et nos propres émotions et pensées. Depuis des semaines, je ne suis pas arrivée à écrire quoi que ce soit.
D’où la question, provocatrice et en même temps très matérielle : est-il possible d’écrire un paper à l’époque du Coronavirus ?
Je suis historienne contemporaine, je fais des recherches en sciences sociales et j’utilise des méthodologies féministes : c’est-à-dire que je m’occupe principalement des émotions qui font bouger le monde autour de moi – à cheval entre le numérique et l’analogique – comment elles (re)définissent la distance et l’appartenance entre les êtres humains en mouvement ; je suis convaincue qu’une partie intégrante du processus d’ « écriture des cultures » est aussi l’acte fondamental de se situer soi-même, de situer sa propre histoire, son lugar de fala (lieu d’où l’on parle).
Vu ces conditions de départ, je vis le déchirement venant de l’impossibilité d’abstraire mon travail académique de la condition sociale qui m’entoure et dans laquelle je suis immergée : si, en général, cette condition ouvre un débat méthodologique qui traverse l’ensemble des sciences sociales, sur la relation entre l’observateur et l’objet d’étude, dans la situation exceptionnelle de ce moment historique spécifique, cette condition produit un ouragan épistémologique parfois paralysant.
Si Adorno avait rectifié, en 1966, en faisant appel à la légitimité de la poésie comme moyen d’expression de la douleur, comparable au cri des torturés – et donc potentiellement désarticulé, spontané, cathartique – les sciences sociales – à une époque où leurs propres catégories sont complètement mises en crise par l’événement – échouent dans leur tâche première : elles nous apparaissent comme n’expérimentant que l’aphasie, le silence produit par l’illisibilité du monde, par l’impossibilité de le dire.
Tout comme il est difficile, voire impossible, pour l’instant, de recueillir et de diffuser des données médicales fiables – des Big Data – sur le virus Coronavirus, car la présence même de cet élément perturbateur et sa diffusion à une échelle sans précédent « polluent » le système de référence dans lequel s’applique la collecte de données, de la même manière que l’omniprésence de l’expérience pandémique « pollue » les données sociales sur lesquelles nous nous basons : en d’autres termes, celle-ci « déforme » complètement la perception et la ramification des émotions humaines, des relations et des priorités politiques et sociales.
Au-delà des métaphores de guerre – très discutables – diffusées par les médias sur la lutte contre le Covid-19 , la raison pour laquelle le débat adornien semble aujourd’hui se rouvrir est précisément la conscience de se retrouver, une fois de plus et pour la première fois en ce siècle, à se poser la question de la légitimité en soi de l’écriture sur le monde : on ne peut pas écrire sur le Coronavirus et en même temps on ne peut pas écrire sur autre chose sans le Coronavirus. Est-ce le moment de penser au silence comme la pratique la plus légitime des sciences sociales, puisqu’il est difficile de leur attribuer un rôle cathartique par rapport à la société ? Est-ce un acte de soin, au sens féministe du terme, d’embrasser notre vulnérabilité qui, dans ce cas, se manifeste aussi par l’impossibilité de dire et d’écrire ? (Il est intéressant de noter, à cet égard, ce qui est rapporté dans cet article, selon lequel depuis le début de la pandémie, les soumissions d’articles académiques par des chercheuses ont chuté de façon spectaculaire, alors que celles des auteurs masculins ont augmenté de 50%).
Aujourd’hui, alors que je me trouve à reprendre le fil de tant de réflexions que j’ai menées ces dernières années d’étude, de recherche et de pratique féministes – réflexions qui parlent d’affects à distance, de réseaux de soutien numérique et matériel, de révolutions ratées et de migrations – je le fais avec la conscience de ne pouvoir tout relire qu’à la lumière du présent incertain dans lequel je me trouve immergée, en admettant qu’il me coûte plus que jamais d’exercer ce regard sur le présent que j’avais pris l’habitude d’envisager dans ma pratique de la vie quotidienne. Nous devons exercer le droit de garder le silence, alors que le monde semble nous submerger par son excès d’informations – et peut-être qu’un jour, cet aveu de non-dicibilité du monde nous aidera à relire les événements de ces mois confus avec une plus grande lucidité théorique et émotionnelle ; ou bien, nous avons le droit de vivre notre pratique de l’écriture non pas comme un mécanisme qui parviendra à remettre le monde en ordre lorsqu’il est mis en paroles – ce que nous sommes habitué·es à penser, trop souvent, en tant que spécialistes des sciences sociales – ni comme une catharsis – explosive et inarticulée – qui, selon Adorno, était la fonction unique qui redonnait une légitimité à la poésie après Auschwitz, ce qui lui évitait d’être un « acte barbare » contre la culture.
Je voudrais plutôt qu’aujourd’hui nous puissions écrire en admettant et en embrassant le caractère partiellement inutile de nos analyses, ainsi que les erreurs de lecture et que de temps en temps, nous commettons tou·tes devant ce présent confus.
Je voudrais que nous sentions que nous avons le droit de garder le silence ou – pour qui en a envie ou quand c’est son tour – d’écrire « barbarément » ; d’écrire, tout simplement, par le même acte barbare par lequel Shéhérazade racontait : pour faire passer un autre jour et une autre nuit, et repousser un peu la mort, la tromper – ou la consoler – avec des paroles.
NdT
* “Mentre che ‘l vento, come fa, ci tace” : vers de L’Enfer, Chant V, de Dante Alighieri