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Les Panthères noires ont donné un nouveau départ à la pensée de Foucault et des philosophes français

Petra Carlsson 15/06/2020
Pour Michel Foucault, la rencontre avec les Black Panthers, nées en réponse à la discrimination et aux violences policières racistes des USA dans les années 1960, a provoqué un déclic politique. De fait, l’analyse sociale critique d’aujourd’hui est redevable au mouvement des droits civiques pour plusieurs idées clés.

Tradotto da Fausto Giudice
Des penseurs tels que Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Hélène Cixous et Gilles Deleuze sont l’incarnation de la philosophie française du XXe siècle. Leurs noms témoignent également du pouvoir critique de la pensée et sont encore souvent cités dans les sciences sociales et humaines. L’analyse du pouvoir, la critique féministe et l’analyse sociale critique de nos jours ne leur sont pas rarement redevables. Cependant, la manière dont la philosophie critique française est à son tour redevable au mouvement noir des droits civiques aux USA est moins connue.
La pensée de Michel Foucault a radicalement changé vers 1970. Autrefois plus focalisée sur les questions du développement de la vérité et du savoir à travers l’histoire, elle est devenue plus politique après 1970. Désormais, Foucault ne se contente plus de décrire l’histoire pour montrer, par exemple, comment la vision de la santé mentale a changé au fil du temps, ou pour montrer comment les conceptions de la connaissance et de la vérité naissent dans nos sociétés. Après 1970, il comprend le pouvoir d’une manière différente. Le pouvoir n’est plus seulement quelque chose détenu par l’oppresseur ou par ceux assignés au pouvoir formel. Le pouvoir, pense-t-il maintenant, c’est le savoir et il est partout, une forme de technologie et de stratégie dans tout ce qui se passe dans une société. Les forces qui changent la société peuvent donc venir d’en bas comme d’en haut, elles peuvent croître d’en bas ou des lieux où l’on stocke des individus pour les priver de tout pouvoir, influence et participation, comme les prisons.
Que se passe-t-il en 1970 ? Qu’est-ce qui le pousse à changer sa compréhension du pouvoir et du savoir à un point tel que ce changement fait toujours l’objet de discussions aujourd’hui et est également ressenti par ses collègues ? Beaucoup indique qu’un voyage aux USA a joué un rôle important.
Le premier voyage de Foucault à travers l’Atlantique est déjà réservé lorsqu’il fera la connaissance de l’auteur et militant Jean Genet, un homme avec qui il passera beaucoup de temps dans les années à venir. Genet vient de rentrer des USA où il a passé trois mois avec des membres des Black Panthers (BPP). Le Black Panther Party était à l’origine appelé Black Panther Party for Self-Defense, et le terme d’autodéfense, self-defense, témoigne de l’origine du mouvement : le besoin d’autodéfense contre la violence policière contre la population noire.
Le BPP était un mouvement socialiste, marxiste et révolutionnaire avec des programmes sociaux pour les Afro-Américains vulnérables, formé en 1966 et le plus actif jusqu’en 1982. Ils ont motivé leurs activités avec l’idée que la population afro-américaine aux USA vivait dans une situation de guerre comme colonie opprimée à l’intérieur des frontières du pays. et la police usaméricaine était considérée comme sa puissance occupante. Cette image de la réalité était à son tour basée sur des statistiques sur le nombre d’Afro-Américains victimes de violences policières ainsi que sur le nombre de Noirs emprisonnés pour des motifs douteux. Les statistiques justifiaient également leur activité principale : des civils armés patrouillant dans les zones noires pour protéger les habitants de la police. En outre, un petit-déjeuner gratuit était offert aux enfants, des dispensaires gratuits, la livraison de vêtements, des voyages gratuits en bus pour les enfants et les femmes pour les visites en prison aux pères et aux hommes, et bien d’autres choses.
En 1970, lorsque Foucault fait son voyage aux USA, l’organisation est grande et ramifiée avec des milliers de membres et des sections dans 68 villes. Mais le BPP est perçu comme une menace par le chef du FBI, J Edgar Hoover, qui crée un programme, « Cointelpro », dans le but de saper son leadership et son pouvoir. Les méthodes sont dures car le BPP, selon Hoover, « représente sans aucun doute la plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays ». Lorsque des personnes clés du mouvement sont emprisonnées – dont George Jackson, Huey Newton et Angela Davis – les prisons joueront un rôle de plus en plus important dans l’organisation ainsi que dans son idéologie et sa philosophie. En prison, les membres ont le temps de lire et d’étudier. George Jackson écrit une lettre peu de temps après sous forme de livre, Les Frères de Soledad, lettres d’une prison américaine, à laquelle Jean Genet écrit l’introduction.
Depuis la prison, Jackson décrit comment ils veulent maintenant voir les prisons comme le lieu à partir duquel la transformation sociale a lieu. L’endroit qui est censé les marginaliser de la société qu’ils veulent transformer en serre pour la réflexion, l’écriture et l’approfondissement de l’idéologie. La prison doit être le lieu où commence la «décolonisation» de la population noire. « La classe des prisonniers », dit-il, est la partie de la population noire qui a été privée de voix et d’influence par un pouvoir policiers oppressif, mais au lieu d’accepter la narration policière de la réalité, il choisit de voir le contraire. Pour Jackson, la classe carcérale possède le pouvoir de présenter un autre discours sur la réalité et donc le pouvoir de construire une autre société.
Pour Foucault, le séjour aux USA a une fonction d’éveil. Cela luil rouvre les yeux sur la lutte des classes, sur le contraste entre richesse et misère, dit-il dans une interview. Une fois revenu en France, ce réveil aura des conséquences tangibles. En 1971, avec d’autres, il crée un mouvement militant, le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP), qui souhaite diffuser des informations sur la réalité des prisons françaises.
Tous les penseurs que j’ai mentionnés initialement en font partie ; Sartre, Cixous, Deleuze, Genet et bientôt des milliers d’autres. Ils rédigent des brochures et un programme, distribuent des questionnaires aux détenus via leurs visiteurs familiaux et publient des lettres sur la réalité à l’intérieur des prisons. Ils traduisent et diffusent une interview dans laquelle George Jackson décrit comment il veut donner aux prisons un rôle clé dans la libération de la population noire, et plus tard aussi l’histoire de sa mort. Comme le BPP, ils mettent en évidence les statistiques : statistiques montrant que la majorité des détenus en France sont de jeunes fils d’immigrés.
L’intérêt des médias est grand lorsque l’élite intellectuelle française lit son programme de type manifeste, écrit par Foucault : «Ces enquêtes ne sont faites par personne de l’extérieur, ceux qui enquêtent sont ceux qui sont enquêtés. C’est à eux de prendre la parole, d’abattre les murs, d’exprimer ce qui est inacceptable et de ne plus le tolérer. C’est à eux de prendre la responsabilité de la lutte qui empêchera une poursuite de l’ oppression. » L’inspiration vient de nombreuses directions dans le monde contemporain, mais malgré les influences claires de la rhétorique et de l’idéologie du BPP, ce lien est rarement mis en évidence.
Les activités du GIP ont été à juste titre critiquées par des penseurs tels que Gayatri Chakravorty Spivak, Sophie Fuggle et Cecile Brich, entre autres pour leur croyance naïve que les personnes opprimées peuvent être libérées en se voyant remettre du papier et un stylo en prison. Le groupe semble avoir ignoré les couches d’inhibitions, le manque de confiance en soi et de vocabulaire qui peuvent accompagner la répression structurelle et qui rendent difficile à définir sa propre réalité puis à prendre le pouvoir sur elle. Il suffit rarement de laisser les opprimés venir parler pour que les structures du pouvoir changent. De plus, il y avait une différence cruciale entre le GIP et le BPP, à savoir que GIP n’était pas géré par les prisonniers eux-mêmes. Le pouvoir du GIP n’est pas venu – comme dans la vision de Jackson et plus tard de Foucault – de l’intérieur de la prison mais d’universitaires établis dans les meilleures universités.
Cependant, le mouvement a gagné en importance pour la pensée bien au-delà de ses lacunes. Les actions militantes ont influencé ceux qui y ont participé, des réflexions se sont développées puis exprimées dans des livres qui continuent de marquer de nouvelles générations de penseurs. En 1972, Michel Foucault et Gilles Deleuze discutent de la manière dont les travaux du GIP ont influencé leur point de vue sur la recherche et la relation entre théorie et pratique. Deleuze soutient qu’elle lui a montré que la recherche peut aller au-delà d’une logique de représentation, c’est-à-dire au-delà de la notion simplifiée selon laquelle une théorie peut saisir la diversité de la réalité. Lorsque la réalité apparaît à part entière, les tentatives théoriques de la décrire pleinement s’avèrent imparfaites, la relation même entre théorie et pratique apparaît fragmentaire et la division entre elles s’estompe. Lorsque les prisonniers se sont mis à prendre la parole sur leur propre réalité, celle de la prison, celle-ci, pour ceux qui lisaient, s’est transformée au-delà des théories de ce qu’elle était ou devrait être, et le changement a pris forme. La théorie est entrée en action, résume-t-il.
En 1975, Foucault publie Surveiller et punir. La naissance de la prison, qui est encore discuté en sciences sociales et humaines, et où il développe la nouvelle compréhension du pouvoir et de la relation entre savoir et pouvoir évoquée plus haut. Quelques années plus tôt, il avait écrit un texte pour un catalogue d’exposition de l’artiste Paul Rebeyrolle. C’est quand je l’ai lu pour mon travail sur mon livre Foucault, art, and radical theology (Foucault, l’art et la théologie radicale) (2018), que mon attention a été attirée sur le lien avec le mouvement noir des droits civiques. Un passage mentionne un Jackson et des commentateurs précédents avaient disputé sur ce à quoi Jackson faisait référence. Peut-être n’était-il pas évident de penser que le mouvement de libération des Noirs aurait laissé son empreinte dans ce que l’on considère comme l’archétype de la philosophie européenne blanche ? Mais une comparaison entre le GIP, le BPP et les déclarations qui sont conservées pointe sans équivoque vers George Jackson. «Jackson», écrit Foucault, «a lui-même montré que la prison est aujourd’hui un lieu politique. Un lieu où les forces naissent et prennent forme. Un lieu où l’histoire se façonne et où le contemporain grandit. »
Aujourd’hui, il dirait peut-être la même chose des rues de Minneapolis, de Washington, de Houston, de New York, de Stockholm, de Londres et de chaque ville où la vague de protestations déferle. Encore une fois, nous avons la chance d’être influencés et mis au défi. Le cri étouffé de George Floyd est devenu le point de départ d’une poursuite de la lutte qui a dû recommencer encore et encore dans l’histoire usaméricaine et européenne. Une fois de plus, des images apparaissent qui peuvent transformer la réalité, le pouvoir du changement émerge dans les rues. Les actions donnent naissance à de nouvelles images de réalité, des images qui à leur tour donnent naissance à l’action. La pratique et la théorie se transforment mutuellement ou, comme l’écrit Barack Obama le 1er juin 2020 : « Le choix n’est pas entre la protestation et la politique. Nous devons faire les deux. » [la politique à la Obama ? Non, merci, NdT]