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Bons baisers de Chine Adieu, journée de 8 heures !

Giorgio Griziotti 19/06/2020
Ce récit est une contribution au cycle de science-fiction radicale au titre prémonitoire La Fine dell’Uomo (La Fin de l’Homme), qui a eu lieu à Milan en 2019, ainsi qu’au n° 10 de Un’ambigua utopia (Une utopie ambiguë), numéro spécial au format papier de la revue culte consacrée au même thème, dont la sortie est prévue pour fin juin 2020.

Tradotto da Vanessa De Pizzol
C’est lorsque nous avons réussi à craquer Grand Bond, l’ordinateur quantique le plus puissant au monde, chinois bien entendu, que nous nous sommes rendu compte que dans son système, tournait un module logiciel que nous appellerons time machine par commodité.
Bien que le laboratoire national d’informatique quantique de Hefei[1], qui l’avait conçu, ait revendiqué une puissance de calcul plusieurs milliards de fois supérieure à celle des superordinateurs traditionnels, en réalité cette manne restait théorique et non utilisée totalement. Malgré la prouesse technologique de son architecture et de ses 100K qubits, les Chinois s’étaient résignés à utiliser le système d’exploitation Free Quantum, le dernier grand projet en date partagé librement par la Free Software Foundation, même si bien entendu ils n’en appréciaient guère la transparence et les règles FOSS[2].
Tout cela était du domaine public, mais personne ne savait qu’une start-up de l’Innoway à Pékin, la Silicon Valley chinoise, avait développé un logiciel capable de changer la perception du temps en lui donnant un cours différent. Ce flux était transmis à un utilisateur par l’intermédiaire d’une application et d’un dispositif mobile dénommé Time Glass, une version spéciale de lunettes « intelligentes ». Le système exigeait cependant une grande puissance de calcul pour chaque utilisateur individuel et seul un mégaordinateur quantique aurait pu piloter une multitude d’utilisateurs simultanément. Comprenant quelles perspectives biopolitiques offraient les Time Glass, l’administration chinoise prit le contrôle de la start-up et lança le projet « Long printemps ». L’objectif officiel était l’amélioration de la qualité de vie pour le personnel et officieusement, l’augmentation de sa productivité.
En portant des Time Glass connectées, tout membre du personnel pouvait consacrer au moins dix ou douze heures par jour à son travail en ayant l’impression de n’y passer que sept ou huit, bien que son corps reste ancré à l’UTC[3]. Pour la phase expérimentale, des « volontaires » furent choisis dans les grandes usines Foxconn à Shenzhen. Il s’agissait avant tout de jeunes femmes préposées à la chaîne de montage des smartphones, auxquelles on avait promis en récompense un jour de congé.
Durant la période de test, on limita la durée des journées de travail et ce fut un succès. Les participantes, à la fin de leur service, étaient plus détendues et de bonne humeur, même si ensuite, peu ou prou, la fatigue physique refaisait surface. Lorsque la nouvelle de cette application extraordinaire se répandit chez Foxconn, les volontaires se multiplièrent, au point qu’il fut difficile de contenter tout le monde immédiatement. Rares étaient ceux qui se montraient plutôt réservés parce qu’ils comprenaient que, en dépit des déclarations officielles, il s’agissait de faire passer la pilule des journées sans fin et des heures supplémentaires non payées.
Et en effet, il en fut vraiment ainsi : le gouvernement lança en grande pompe le projet « Long printemps » en l’intégrant au programme des Crédits Sociaux (SCS)[4]: chaque travailleur, en adhérant, recevrait 50 points sur sa red list des mérites, tandis que le paiement des heures supplémentaires était remis en cause. Dans les usines, les protestations timides se trouvèrent aussitôt réduites au silence par les syndicats gouvernementaux afin de permettre au système d’être élargi à d’autres secteurs.
Le véritable objectif du gouvernement, en effet, concernait non seulement les ouvriers des grandes usines déjà en cours de robotisation, mais tous les travailleurs de quelque condition que ce soit et pas uniquement les salariés. Les activités cognitives, incluant aussi le télétravail, étaient dans le collimateur. Précaires et freelance pouvaient en « bénéficier » et dans les start-up de l’Innoway où avait désormais cours la règle 996 (travail de 9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine), le système fonctionnerait parfaitement.
Le gouvernement comptait sur ce dispositif vraiment disruptif pour consolider l’hégémonie chinoise dans le monde. La production interne aurait effectué un grand bond en avant et, en exportant le système dans le reste du globe, grâce aux accords avec les GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft], le contrôle mondial des nouvelles modalités de production aurait été assuré.
Après une période d’expansion presque géométrique des Time Glass dans tous les secteurs productifs, les premiers bruits concernant des effets sociaux néfastes émergèrent. Il s’agissait par exemple des ouvrières ayant une famille : temporellement désorientées, elles ne réussissaient plus à faire face aux charges domestiques. Dans les start-ups de l’Innoway se répandait en revanche « la culture du matelas »[5] : placé sous le bureau, on pouvait s’y étendre un moment avant de s’écrouler.
La perturbation des rythmes biologiques fondamentaux induite par la distorsion temporelle du quotidien était cependant en train de générer un autre type de dysfonctionnement un peu plus inquiétant. Après de courts moments de catatonie, les sujets tenaient des propos à première vue incohérents ou délirants qui, s’y l’on y prêtait attention cependant, révélaient une forme de réaction lucide à une vie quotidienne de quatorze heures de travail. Des forces désorganisées et souterraines explosaient de manière irrépressible en réaction à un système qui « dans son processus de production, générait une forte charge schizophrénique contre laquelle le système lui-même déclencherait ensuite tout le poids de sa répression »[6].
Ces crises étaient une tentative de sortir de l’insoutenable dépaysement temporel, volontairement accepté pour adhérer au « rêve collectif » auquel les avait exhortés le camarade-président Xi. Mais à présent, le rêve s’était transformé en cauchemar. Les spécialistes gouvernementaux avaient assimilé le phénomène à une nouvelle forme de burn-out qui était déjà très répandue en Chine à cette époque-là. Mais encore une fois, les experts se trompèrent. Il ne s’agissait pas de burn-out mais d’un « un processus schizo, de décodage et de déterritorialisation, que seule l’activité révolutionnaire empêche de tourner en production de schizophrénie »[7].
Et ce fut le bouton qui déclencha le passage soudain de l’ordre au chaos « ces deux pôles qui représentent l’alternance historique pour les Chinois »[8]. Et lorsque « sous le ciel tout fut en grand chaos, la situation devint excellente »[9]. Pour la Chine et le reste du monde.
Notes
[1] La Chine a investi « dix milliards de dollars dans le laboratoire de Hefei pour les sciences de l’information quantique avec des experts provenant d’une série de disciplines comme la physique, l’ingénierie électrique et la science des matériaux », cf. Simone Pieranni, Red Mirror, Laterza, 2020, p. 138.
[2] Free & Open Source Software.
[3] Le temps coordonné universel ou temps civil, abrégé avec le sigle UTC.
[4] Social Credit System, système de crédits sociaux « une initiative créée par le gouvernement chinois dans le but de développer un système de classification nationale de la réputation de ses propres citoyens ». V. https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_de_cr%C3%A9dit_social
[5] Expression dérivée de la sous-culture d’entreprise de la multinationale de télécommunication Huawei.
[6] Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Éditions de Minuit, 1973 p. 42.
[7] Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Éditions de Minuit, 1990, p. 38.
[8] Simone Pieranni, Red Mirror, op. cit., p. 120.
[9] Allusion à une phrase de Mao Zedong : « Sous le ciel tout est en grand chaos ; la situation est excellente »