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Uruguay : Jorge Zabalza, le dernier Tupamaro rebelle

Lucía Sabini Fraga 11/05/2020
Jorge Zabalza apparaît au loin, marchant avec son berger allemand. Il marche lentement, a une démarche caractéristique qui ne s’accélère pas même s’il voit des gens à sa porte. Il porte des tongs, un short et un T-shirt rouge. Ses longs cheveux blancs tombent sur ses épaules, et il est mince, très mince.

Tradotto da Fausto Giudice
Il vit depuis plus de 30 ans dans une petite maison face à la mer, dans le quartier de Santa Catalina, une sorte de zone 3 de l’agglomération de Montevideo. Pour rejoindre le centre-ville, cela prend moins de 45 minutes un dimanche, une heure et demie un jour ouvrable. Peu de bus, des chemins de terre, des ordures entassées, de jeunes consommant des substances et des prolos de tous genres qui vont et viennent.
Il a 77 ans et est à la retraite, bien qu’il participe à la vie sociale et politique de son quartier et des quartiers environnants : il y a eu récemment une occupation de terrain pa de 500 familles à laquelle il a participé de près. Il est en colère, entre autres, contre le Frente Amplio parce que celui-ci a adopté une loi en 2006 qui définit les occupations de terres comme de l’ « usurpation », un délit punissable. Son histoire est assez intéressante : il a été l’un des membres fondateurs du Mouvement de libération nationale – Tupamaros (MLN-T)*, et l’un des principaux dirigeants de ce groupe de guérilla qui a émergé avec force dans les années 1960.
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Lorsqu’il parle de la prise de pouvoir du nouveau gouvernement de centre-droit, il ne se montre pas trop inquiet. Sa confrontation ouverte avec le Frente Amplio et ses anciens camarades de la guérilla l’a rendu sceptique quant à l’importance de la différence que cela peut réellement faire. « Je ne sais pas quels seront les grands changements. Certains problèmes vont s’aggraver et la sensibilité aux besoins des travailleurs et des secteurs les plus vulnérables sera très différente. Mais le modèle est le même », assure-t-il. Le modèle , Il précise : investissements étrangers, dette extérieure, subordination au capital financier.
Il considère que la stratégie du Parti National et de son futur président a été intelligente : utiliser tous les espaces pour discuter des nuances de l’énorme paquet de mesures (la Loi d’Urgence, LUC) qui sera traité les premiers jours de mars au Parlement uruguayen ; parmi elles, la possible privatisation des entreprises publiques. « Cela entraîne une division au sein du Front, car tout le monde ne réagit pas pareil. Au sein du FA, il y a des gens qui comprennent également que la démonopolisation (privatisation) de l’ANCAP [Administration Nationale des Combustibles, Alcools et ciments Portland] peut être viable ». Sur le plan des droits humains, il reconnaît que le panorama peut changer : « Là, il y aura des différences : au-delà du fait que les gouvernements Mujica et Tabaré n’ont pas vraiment fait grand-chose en matière de droits humains, ils ont quand même fait quelque chose. Et il y avait une sensibilité, ils écoutaient les parents [des disparus], il y avait un endroit où aller pour se plaindre. Avec cet homme [le nouveau président Lacalle Pou], je pense que tout est perdu ».
Pour Zabalza, le problème est toujours là : le prolo « ne comprend pas ce qui l’oblige à vivre ici et à se lever tous les matins pour aller travailler, il ne sait pas pourquoi. Il ne sait pas pourquoi ce qu’il produit ne va pas dans sa poche ». Il y a une exclusion des grandes masses de la vie politique, comme il l’explique, elles sont devenues « politiquement analphabètes ».
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Il a l’air un peu nerveux. Le lendemain de la publication de cet article, il recevra dans sa maison le fils de Carlos Burgueño, un civil qui a été tué par la guérilla le 8 octobre 1969, dans la « Prise de Pando » ratée qui consistait en une attaque armée surprise contre le poste de police, la caserne des pompiers, le central téléphonique et plusieurs banques de cette ville uruguayenne. Le frère de Zabalza, un jeune homme de seulement 21 ans, a également été tué lors de la prise, et il ne semble pas facile d’assumer la responsabilité pour cela.
En plus d’être un membre fondateur de Tupamaros, il a fait partie du groupe de neuf otages que les militaires ont gardés en prison pendant plus de 11 ans, dont l’ancien président uruguayen Pepe Mujica, en isolement. Cependant, l’histoire a bouleversé certaines figures et en a élevé d’autres : le célèbre film de coproduction hispano-argentineo uruguayenne « La nuit de 12 ans » raconte l’histoire de seulement trois d’entre eux, dont l’ancien président, mais ne dit rien des six autres.
« Notre expérience a été très différente, nous ne vivons pas dans le martyre », dit-il, mécontent de la version officielle. Alors que le groupe du film est composé de « Pepe » Mujica, Eleuterio Fernández Huidobro et Mauricio Rosencof, Jorge a partagé le bâtiment (mais pas les cellules, bien sûr) avec Julio Marenales et Raúl Sendic, ce dernier fondateur du MLN et référence historique pour la gauche uruguayenne.
« La première chose que nous avons organisée, ça a été une évasion, pendant un an et demi. Elle a échoué, bien sûr, mais pendant cette année et demie, nous avons scié clandestinement au nez des pandores et nous avons réussi à scier les clous qui reliaient les tôles du toit, afin de pouvoir soulever les tôles, et de pouvoir desserrer tous les boulons des barres – qui n’étaient pas en fer, mais des traverses de chemin de fer boulonnées – afin de pouvoir ouvrir et quitter la cellule ». Il se souvient de chaque détail de cette tentative d’évasion qui a échoué parce qu’à l’étage, il y avait non seulement des tôles mais aussi des panneaux d’un pont militaire de type Bayley : « Pour cela, il fallait faire une politique de contact avec les soldats, pour gagner leur confiance… parce qu’il fallait aller dans le souterrain, et les militaires risquaient de te tirer dessus. Nous avons profité des moments d’inattention et fait le travail. Pour desserrer les boulons, nous avons dû utiliser les cuillères qu’ils nous donnaient pendant 25, 30 minutes pour manger. Il fallait manger, dit-il, en faisant le geste de manger avec les mains, et travailler avec ça ».
Si Zabalza devait résumer cette période en prison, il dirait que c’était une lutte. Après l’échec de la tentative, les trois hommes savaient que de nombreuses années les attendaient là-dedans. « C’était un effort qui nous a permis de rester en vie. Et à partir de là, nous avons dit que pendant dix ans, nous allons survivre quoi qu’il arrive, et qu’après dix ans, nous allons commencer le combat. Et c’est ce que nous avons fait. Mais pendant ces dix ans, survivre signifiait survivre avec dignité ».
En retour, il rejette la faute sur l’autre groupe, les célèbres. « Nous avons également été interrogés. Raúl était là pendant quatre heures, moi aussi, et Marenales était là pendant cinq heures. Et puis ils nous ont fait entrer et nous ont donné un morceau de papier pour décrire nos camarades. Nous avons refusé et sommes restés parce que nous étions retenus en otage depuis cinq ans et que c’était un test pour voir où on en était. Et nous l’avons pris comme ça : si nous tenions bon, ou si après cinq ans d’isolement, nous nous rendions. Le fait est qu’il existe une description de profils de camarades, écrite par Fernández Huidobro, qui est sans aucun doute de sa main ».
Il se méfie et hausse les épaules pour que les autres puissent tirer leurs propres conclusions : « Il y avait quelque chose, de toute évidence… et bien, un jour on le saura quand les documents seront déclassifiés et apparaîtront ».
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Après la prison éternelle, le MLN a débattu en son sein sur le type de démocratie à construire. Contrairement à l’Argentine, la dictature en Uruguay n’est pas tombée par son propre poids, ni par une guerre : en 1980, le gouvernement militaire -convaincu de sa bonne image- a appelé à une consultation populaire où il a proposé de modifier la Constitution de 1967, créant ainsi un régime constitutionnel mais avec les militaires aux commandes. À sa surprise, la proposition a été rejetée par près de 57 % de la population (ce qui montre également le grand nombre de personnes qui ont voté OUI) et le gouvernement de facto a dû lancer le processus d’ouverture démocratique et appeler à des élections. Un autre triste chapitre de cette histoire est survenu : en 1984, après des années de négociations frustrées, le fameux « Pacte du Club Naval » a été signé, qui consistait en un accord entre les dirigeants militaires d’une part, et le Parti Colorado, le Frente Amplio et d’autres espaces qui n’existent plus aujourd’hui, d’autre part. Il est significatif que le Parti national (le parti du président actuel) ait refusé de participer à l’époque aux accords avec la dictature sortante.
À l’issue des négociations, le gouvernement a convoqué des élections le 25 novembre de la même année, au cours desquelles Julio María Sanguinetti, du Parti Colorado, a été élu président et a pris ses fonctions en mars 1985. D’autre part, les concessions exigées étaient la garantie de l’impunité dont les militaires avaient besoin pour se retirer en paix : l’approbation de la loi de « validation des actes du gouvernement de fait » en mars 1985, ou la fameuse loi 15. 848 dite “de caducité des prétentions punitives de l’État » promue l’année suivante (et communément appelée « loi de caducité » ou « loi d’impunité ») qui, comme son nom l’indique, impliquait de ne pas donner lieu à des poursuites pénales ou punitives pour les responsables militaires et policiers pour les crimes commis pendant toute la dictature. Cette loi est toujours en vigueur, bien qu’elle ait été réduite et modifiée pendant les gouvernements du Frente Amplio.
Zabalza a été emprisonné pendant 15 ans, dont 11 en état d’isolement : du 7 septembre 1973 – une coïncidence pas du tout incroyable la veille coup d’État au Chili – jusqu’en septembre 84, où il a été réuni avec d’autres prisonniers, deux à la fois, rompant l’isolement. Mais ce n’est qu’en 1985 qu’ils ont finalement été libérés. « J’ai deux évasions à mon actif et je suis tombé entre leurs pattes trois fois. Grande vocation de prisonnier, n’est-ce pas », dit-il en riant de sa propre histoire.
Le caractère de ces neuf prisonniers n’est pas le fruit du hasard : ils étaient les principaux dirigeants du groupe de guérilla le plus important d’Uruguay. Ils ont été pris un par un à mesure qu’ils tombaient, et traités en otage : les militaires ont assuré que face à toute attaque de Tupamaros, ils tueraient l’un des chefs. La guérilla a été complètement dissoute, tandis que beaucoup de ses membres ont été identifiés et arrêtés par la dictature. « C’était symbolique : eux croyaient que la révolution en Uruguay était terminée, et nous croyions que nous étions en train de faire la révolution ».
Sa vision actuelle de ce moment est celle d’une révision constante : « Nous avions l’intention de faire la révolution. Mais c’était très loin ; en premier lieu parce que nous avions une conception – qui s’est développée de façon très erronée – du militarisme, de la prédominance d’un appareil politique sur le mouvement de masse. Pour nous, l’insurrection allait se faire avec un appareil militaire, et l’insurrection n’ allait pas être un phénomène populaire ». Il est clair à ses yeux que l’inspiration est venue du modèle cubain et de la révolution de 1959, en pensant toujours aux guérillas comme une future armée : « Dans cette perspective, je pense que ce que nous faisions, c’était enterrer la révolution au lieu de la faire. Non seulement parce que cela conduirait à une défaite lorsque nous serions confrontés face à face à une autre armée beaucoup plus puissante, mais aussi parce qu’il est suicidaire d’envisager de convertir un mouvement politique en une armée. Du point de vue révolutionnaire, c’est suicidaire. Et nous étions dans cet état d’esprit ».
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Zabalza s’est intégré à la vie institutionnelle du pays : il est devenu conseiller dans le département de Montevideo en 1994, et bien qu’il se soit rapidement éloigné de son espace d’origine (le MLN), il a continué à occuper le siège du Frente Amplio pendant quelques années encore. Les choses étaient déjà en train de changer depuis un certain temps : dans la direction de Tupamaros, il y avait deux points de vue très différents : d’un côté, celui de Mujica et Fernández Huidobro, de l’autre, celui de Zabalza et Sendic (jusqu’à sa mort prématurée en 1989).
En août 1994, le dernier événement violent auquel le MLN a été confronté s’est produit : des manifestants ont encerclé l’hôpital Filtro dans le quartier Jacinto Vera de la capitale uruguayenne, où trois membres de l’ETA basque avaient entamé une grève de la faim pour éviter d’être extradés vers l’Espagne où ils seraient sévèrement jugés. La police a violemment réprimé la manifestation et a tué deux personnes, faisant des centaines de blessés. Le « massacre du Filtro » a également donné lieu à des débats internes sur le type de démocratie souhaité : ce qu’il appelle « démocratie surveillée ou pleine ».
Alors qu’il proposait de radicaliser la lutte en s’incorporant plus fortement à la base sociale des secteurs ouvrier et populaire, l’autre ligne proposait de s’intégrer organiquement au Frente Amplio et de rejoindre pleinement la lutte électorale. « Là, tout le monde s’est mis à nu : certains d’entre nous voulaient continuer la mobilisation et la lutte pour affronter l’appareil d’État et d’autres sont apparus convertis en Mahatma Gandhi modernes, proposant la lutte sans violence, électorale ». Pour Zabalza, ce fut le point de non-retour : « À partir de ce moment, Mujica et Fernández Huidobro sont devenus les patrons du MLN, du MPP. Et Mujica a commencé son ascension vers le statut de rock star », dit-il en prononçant l’anglais avec une certaine ironie.
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« Je crois vraiment que Pepe est une personne austère et qu’il est honnête, qu’il n’est pas corrompu », répond-il à la question sur l’image internationale que Pepe a acquise grâce à son austérité tout terrain. Mais il préfère ne pas dire avec ses mots ce qu’il pense et laisse Pepe s’en charger lui-même : « Je recommande de regarder le documentaire que Kusturica a réalisé pour lui. Parce que là, il dit deux ou trois choses qui sont fondamentales : « Nous étions très révolutionnaires et certains d’entre nous sont passés au capitalisme, et d’autres, dont je fais partie, sont devenus administrateurs ; nous voulons administrer le capitalisme », dit-il. Donc, eh bien, c’est un changement, non ? », demande-t-il en croisant les mains et en me regardant.
« Je connais Pepe comme le fond de ma poche. Pour une raison quelconque, après toutes les bêtises que j’ai dites, il ne me dit rien. Il ne m’a pas dit un mot, il n’a rien à dire sur moi ».
Il y a quelques années, on lui a diagnostiqué un cancer de l’œsophage. Pepe Mujica était président et il a été mis au courant. Il lui a fait dire par un tiers qu’il pouvait offrir tout ce dont il avait besoin, en termes de soins hospitaliers ou autres, sans aller lui rendre ni rien.
– Qu’est-ce que tu lui as dit ? lui ai-je demandé.
– « Qu’il aille se faire voir », dit-il en souriant fièrement.
* « J’ai rejoint le MLN(T) en septembre 1968, je ne suis donc pas un membre fondateur » [Note de Jorge Zabalza]