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L’armée de réserve

Luis Casado 12/05/2020
Peu à peu, la dure réalité se dévoile aux yeux de ceux qui avaient l’illusion d’un monde meilleur, coronavirus aidant. Luis Casado persiste et signe : les choses empirent. Il ne s’agit pas de pessimisme – cela aussi – mais d’un avertissement. L’appauvrissement de milliards de prolos s’accélère…

Tradotto da Fausto Giudice
Avant de connaître le concept théorique, j’ai pu observer le phénomène réel : alors que je n’avais que 19 ans, j’ai travaillé à la construction d’un groupe de maisons DFL 2* dans la rue Tomás Moro, à Las Condes. C’était en 1967…
Mes fonctions consistaient à embaucher des travailleurs de différentes spécialités : terrassiers, charpentiers, maçons, coffreurs, peintres, stucateurs, serruriers, soudeurs, monteurs d’installations au gaz, couvreurs et autres ouvriers : de la main-d’œuvre.
C’était une époque où la construction était réalisée de manière artisanale. Tout était fait à la main, il n’y avait ni grue, ni bétonnière, ni rien. Les coffreurs coupaient les fers, les pliaient et leur donnaient la forme dictée par le plan à la seule force du poignet, avant que les ouvriers ne pellettent du sable, du gravier, du ciment et de l’eau pour fabriquer le « béton » que d’autres ouvriers transportaient dans des brouettes et déposaient dans les moulages préalablement fabriqués par les charpentiers.
Pour faire monter le « béton » dans les hauteurs, on construisait des « coursives » en bois, des rampes à forte pente : un ouvrier poussait une brouette à l’endroit où une dalle, une poutre ou un pilier de béton armé était « coulé ». Une brouette a une capacité de 85 litres et le béton pèse 2 400 kg par m3. Essayez de calculer le poids que le travailleur journalier montait à chaque « voyage », huit heures par jour, sans arrêt, du lundi au samedi, pour un salaire de merde.
Lorsque j’arrivais très tôt le matin, j’étais toujours ému de trouver un grand groupe de travailleurs à la porte du chantier en train d’attendre l’heureux événement : un poste vacant. S’il y avait une centaine de travailleurs sur le chantier, il y en avait autant qui attendaient dehors. Sans argent pour le bus, beaucoup d’entre eux venaient à pied de leurs lointains villages misérables, ou d’une callampa** non moins misérable comme on appelait à l’époque les bidonvilles ou les villas miseria, qu’on appelle aujourd’hui pudiquement campements. Callampas, parce qu’elles proliféraient comme des champignons.
C’était l’ « armée de réserve », un contingent qui avait et a toujours de multiples vertus pour le développement du capitalisme. En tant que gardien de l’ordre : chaque fois qu’un travailleur protestait pour une raison quelconque, la réponse était la même : « Tu veux t’en aller ? Il y a une centaine de gars qui attendent dehors pour prendre ta place ». En tant que régulateur des salaires : « Tu veux une augmentation ? Il y a une centaine de gars qui sont prêts à travailler pour moins cher ». En tant que thérapie intensive contre toutes sortes de maladies : « Tu es malade ? Dehors ! Ici, c’est pas un hôpital… » Bien sûr, il y avait l’inspection du travail, comment ne pas le savoir : j’ai vu de mes propres yeux plus d’un inspecteur recevoir une enveloppe pour fermer sa bouche devant une plainte quelconque.
Comme si l’ « armée de réserve » ne suffisait pas à dissuader les ardeurs revendicatives, ils ont inventé les « listes noires ». Un jour, le patron m’a remis quelques feuilles dactylographiées avec une liste de prolos indésirables. Des syndicalistes. Ils ne devaient en aucun cas être embauchés. Mais vous me connaissez : certains d’entre eux étaient déjà engagés et travaillaient sur le chantier. Ce fut ma condamnation : mon nom fut ajouté à la longue liste des victimes de l’ostrakon. Plus jamais, tenez-vous bien, plus jamais je n’ai pu travailler dans le secteur privé de la construction au Chili. Diplômé ou non, compétent ou pas, ils s’en foutaient. « On ne peut pas vous engager », m’a dit un responsable de Neut-Latour, « vous savez pourquoi ».
Si je vous raconte l’histoire, c’est parce que la presse internationale donne quelques informations comme un avertissement planétaire : l’ « armée de réserve » augmente à vue d’œil, et avec elle la pression sur les salaires.
Prenez l’exemple de KPMG, l’une des sociétés de manipulation de bilans les plus notoires au monde. Leur travail consiste à vérifier les comptes des grandes entreprises privées et – moyennant une modeste rémunération – à certifier que tout est clair comme eau de roche. Les services fiscaux font semblant d’y croire et la messe est dite. Aucune société de certification de bilans n’a échappé à des centaines de millions de dollars d’amendes pour trafic, manipulation, falsification et bidouillage de comptes : sacré business !
Le Wall Street Journal titre :
« Davantage d’emplois chez KPMG sont menacés si le personnel refuse une baisse des salaires » ((More KPMG jobs at risk if staff opt out of pay cut).
Le texte de l’article est clair, translucide, limpide, d’ une transparence éblouissante :
« Il ne sera pas demandé au personnel de KPMG de justifier son refus d’une baisse de salaire sans réduction du temps de travail, étant donné que KPMG conseille à d’autres entreprises de réduire leurs coûts en pleine récession causée par la pandémie de coronavirus ».
« L’entreprise a déjà supprimé 200 emplois (…) et cherche maintenant à obtenir l’accord de ses employés pour réduire leurs salaires de 20% entre mai et août, ce qui équivaut à une diminution annuelle de 7% ».
« Le personnel a déjà été averti que pour faire de l’entreprise un exemple pour les autres, il faut que tout le personnel accepte une réduction des salaires, sinon il faudra supprimer davantage d’emplois ».
Le raisonnement est d’une dialectique impeccable, virginale, irréfutable : a) on veut gagner plus d’argent ou ne pas en gagner moins que jusqu’à présent b) pour cela il faut baisser les salaires ou supprimer ton poste de travail c) choisis, pôv’con.
Comme l’aurait dit Lupicinio, mon patron du bâtiment, « Il y a une centaine de gars qui attendent dehors, prêts à travailler pour moins cher ».
Étant donné que l’emploi dans l’empire est passé à la trappe – 33 millions de chômeurs et plus – il y a des Yankees qui sont prêts à travailler pour la moitié du salaire habituel. Quand je pense que les salaires n’ont pas bougé depuis 30 ou 40 ans… ça en dit long.
La même chose se passe de l’autre côté de l’Atlantique. Le quotidien madrilène El País titre : « La crise frappe l’avenir des jeunes : plus de chômage et des salaires pires ».
Vous m’en direz tant : il y a un précédent. Selon le journal lui-même :
« Si vous êtes jeune et que vous arrivez sur le marché du travail en pleine dépression ou dans cette économie agoraphobe, vous allez saigner. Les experts de CaixaBank Research affirment qu’entre 2008 et 2016, le salaire moyen des travailleurs âgés de 20 à 24 ans a diminué de 15 %, tandis que celui des 25 à 29 ans a perdu 9 % ».
Cela ne s’arrête pas là :
« La misère économique entraîne la misère économique. Les bas salaires mènent maintenant à des bas salaires plus tard, et finalement à des retraites minuscules ».
À ce stade, les mots de Marx reviennent à l’esprit : « La concurrence réduit le prix de tous les biens au minimum de leurs coûts de production. Ainsi, le salaire minimum est le prix naturel du travail… ».
En France, le syndicat patronal a suggéré – en toute candeur – que pour se remettre de l’effet du coronavirus, les heures de travail soient allongées. On le sait bien, allonger le temps de production de la plus-value a toujours été le leitmotiv de ces patriotes. Peu importe la manière d’y parvenir : allonger la journée ou la semaine de travail, supprimer les jours fériés (avec le saint consentement de la Mère Eglise…), réduire ou supprimer les congés payés, imposer un nombre minimum d’heures de travail par an, augmenter l’âge légal de la retraite… Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
Le poids sinistre de l’ « armée de réserve » croissante se fait déjà sentir de façon inquiétante, et se transforme en un outil au service du grand capital, des privilégiés atteints de pléonexie, des requins insatiables.
Cet outil remplit les trois fonctions déjà mentionnées : maintien de l’ordre interne grâce à la peur du chômage, régulation des salaires à la baisse par le biais de la concurrence exacerbée des salariés entre eux, thérapie plan panacée contre toutes sortes de maladies car, n’oubliez pas, ici, c’est pas un hôpital… (de toute façon, un prolo ne peut même pas se payer une consultation médicale, ni se permettre de perdre le taf à cause d’une maladie).
Jamais auparavant l’aphorisme selon lequel « toute crise est une opportunité de business » n’avait reflété aussi crûment la réalité que vivent des milliards d’êtres humains.
Quelques temps plus tard, me retrouvant à la rue, viré à jamais du bâtiment, j’ai lu Marx et Engels et je suis tombé sur la notion d’ « armée de réserve ». Je n’ai pas eu besoin qu’on me l’explique avec des bûchettes…
NdT
*DFL2 : Decreto con Fuerza de Ley n° 2, instaurant un régime fiscal favorable pour les logements de moins d 140 mètres carrés : le revenu locatif des bailleurs privés issu de biens DFL2 est exonéré de l’impôt sur le revenu. Ces logements DFL2 sont également exonérés de droits de succession s’ils sont neufs et acquis par l’intermédiaire d’un agent immobilier. Ils sont assujettis à la taxe foncière à la moitié seulement du taux normal pendant 20 ans.
**Callampa : mot quechua désignant les champignons, les bidonvilles, les chapeaux ronds en feutre ou…le pénis, en Bolivie, au Chili, au Pérou et en Équateur.