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Capitalisme global et marchandisation des non-humains, pandémies et humains sacrifiables

Annamaria Rivera 10/05/2020
Sur la plage de Camogli, dans la Riviera ligure, un chevreuil court seul au bord de la mer, libre et heureux, plongeant de temps en temps dans les vagues. Ces images, largement diffusées sur la toile sous forme de vidéos, ont probablement attiré, excité, peut-être même ému ceux qui pouvaient les voir : pour leur poésie, pour le sentiment de liberté joyeuse qu’elles évoquaient, pour nous, tristes prisonnier·ères de la pandémie.

Tradotto da Fausto Giudice
Cette admiration, cet enchantement, cette empathie ont été complètement éphémères car, peu après, un spécimen insensé d’homo sapiens s’est trop approché de lui, l’effrayant à mort, littéralement parlant. Le chevreuil s’est échappé et à juste titre : il vivait dans une zone de bois et de clairières où la chasse à ses compagnons et aux daims est autorisée et habituelle. C’est pourquoi, terrifiée, la pauvre créature a essayé de sauter par-dessus une grille d’enceinte, à ce qu’il semble : elle a été transpercée par les pointes de sorte qu’après une heure d’atroces souffrances, elle a été pitoyablement achevée par un vétérinaire de l’ENPA (Office national de protection des animaux).
Cette cruelle affaire, survenue le 14 avril dernier, pourrait être prise comme une métaphore de la pandémie actuelle, s’il est vrai que celle-ci dépend aussi de l’attitude habituelle des humains de réifier les non-humains, à tel point qu’ils ne sont pas du tout perçus et conçus tels qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres sensitifs, sensibles, singuliers, pour la plupart dotés de hautes capacités de conscience et de relation.
Leur réification est devenue une marchandisation massive avec des élevages intensifs et des abattoirs automatisés et en série, typiques des sociétés industrielles-capitalistes : des structures concentrationnaires qui, favorisant ce qu’on appelle le « saut des espèces », représentent une des causes qui ont provoqué la pandémie de Covid-19, comme beaucoup d’autres avant elle. Il suffit de mentionner le Sars (“syndrome respiratoire aigu sévère”), qui s’est propagé entre 2002 et 2003. Également causé par un coronavirus, il a été transmis par des chauves-souris (ou plutôt des chiroptères) – porteurs sains, complètement asymptomatiques – à d’autres mammifères animaux, puis à des humains.
Tout cela, à son tour, est dialectiquement lié aux processus rapides et de plus en plus étendus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation, voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux animaux « sauvages ». Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des établissements humains et donc aussi des animaux « de ferme », qui sont parmi les plus vulnérables, car ils sont immunologiquement déprimés, en raison des conditions et des traitements extrêmes auxquels ils sont soumis (il suffit de penser, entre autres, à l’administration habituelle de doses anormales d’antibiotiques).
Dans un volume datant de vingt ans, mais tragiquement actuel (A. Rivera éd., Homo sapiens e mucca pazza [Homo sapiens et vache folle, essais de L. Battaglia, M. Kilani, R. Marchesini, A. Rivera, éditions Dedalo, 2000), j’écrivais que quiconque achète, par exemple, « de la viande de veau ignore ou veut ignorer que la clarté de cette chair devenue viande est obtenue en forçant le petit bovin à vivre sa courte vie dans une immobilité absolue, bourré de toutes sortes de drogues qui font vieillir rapidement ses organes, emprisonné dans un espace étroit et sombre, finalement tué sans avoir jamais vu le jour et la nuit, le soleil et la pluie, les prairies et les ruisseaux ».
Certes, les raisons de la propension à manger la chair d’autrui doivent être recherchées avant tout dans le marché et les intérêts de l’industrie de l’élevage et de l’agroalimentaire. Mais l’importance de la raison symbolique ne doit pas être négligée : en 1992, Jacques Derrida dans Points de suspension, entretiens, avait esquissé la figure d’une subjectivité « carno-phallogocentrique », propre au sujet masculin, détenteur du logos et, justement, carnivore.
Tout cela sans parler de la manipulation cruelle des êtres vivants qui a lieu avec les expériences de transgénèse, de clonage et, plus généralement, de biotechnologie animale. Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit que j’ai décrit atteint son point culminant. À tel point que l’analogie avec les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains, déshumanisés, à des mannequins, des instruments, des cobayes pour la réalisation d’atroces expériences « scientifique » n’est pas trop risquée.
Et pourtant, en pleine crise pandémique, alors que la conscience de la centralité de la question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains aurait dû être largement partagée, à plus forte raison par les spécialistes et les universitaires, certains se laissent aller à des déclarations déconcertantes. Je fais référence au virologue Roberto Burioni – le même qui avait déclaré avec aplomb le 2 février dernier que l’Italie ne courait aucun risque, vu que « le virus ne circule pas » – qui, dans une émission de télévision du 5 avril, a espéré que même « nos amis à quatre pattes » pourront contracter le Covid-19 parce que cela « nous permettra d’avoir un avantage significatif dans l’essai des vaccins ». Et pourtant, il est bien connu que le modèle d’expérimentation sur les non-humains, outre le fait qu’il est éthiquement inacceptable, est aujourd’hui si dépassé, si coûteux, si lent, qu’il rend très improbable la réalisation de médicaments et de vaccins réellement efficaces.
Ne croyez pas qu’il ne s’agisse que du sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques similaires guident le caractère sélectif des catégories d’humains jugées sacrifiables : les plus vulnérables, les plus démunis, les plus précaires, les plus stigmatisés ou les plus altérisés, comme on a aussi pu le voir pendant la pandémie actuelle. Pensez aux morts en masse, prévisibles, souvent assimilables à des homicides, qui ont eu lieu dans les maisons de retraite. Et considérez la condition des détenus dans les prisons ou ces prisons parallèles que sont les CPR (Centres de Séjour pour le Rapatriement), ainsi que celle des sans-abri, Italiens et étrangers, dont des demandeurs d’asile, mais aussi celle des travailleurs immigrés piégés dans des ghettos, au risque de mourir de faim … Sans parler des hécatombes en Méditerranée, que même la pandémie n’a pas arrêté ; au contraire, elle a été prise comme prétexte pour la fermeture des ports et les refoulements vers l’enfer libyen.
Afin d’ébranler, au moins, cet ordre pervers, mais aussi pour empêcher que l’état d’exception ne se transforme en une forme ordinaire de gouvernement, nous devrions radicaliser, avec lucidité et cohérence, la critique du capitalisme global, qui est de plus en plus prédateur et mortel ; et nous opposer politiquement au projet néolibéral d’étendre la logique du marché et de l’exploitation à toute forme de vie et à toute sphère de l’existence.