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Pourquoi ne nous avez-vous pas parlé du village palestinien de Tantoura ?

Gideon Levy 26/04/2020
Chaque année, à la veille du Yom HaZikaron [« Jour du souvenir pour les victimes de guerre israéliennes et pour les victimes des opérations de haine », tombant cette année le 27-28 avril], nous allions rendre visite aux Bachrach dans leur appartement du rez-de-chaussée de la rue Spinoza.

Tradotto da Fausto Giudice
Les années suivantes, lorsque la femme est devenue veuve, nous allions la voir dans la rue Feierberg, allumant la radio et en écoutant la cérémonie officielle. Albina (Bianca) et Arthur Bachrach ont perdu leur fils unique Gideon, qu’ils appelaient Pauli, lors de la conquête du village de Tantoura, pendant la guerre d’indépendance de 1948. Arthur était un charmant oto-rhino-laryngologiste, avec un étrange instrument médical sur le front, qui aimait boire un cognac de temps en temps. Bianca était médecin généraliste. C’étaient des amis d’enfance de mes grands-parents. Mes parents ont décidé de me donner le nom de leur fils, et depuis lors, j’ai ressenti le besoin de leur rendre visite tous les jours du souvenir.
Sur sa photo, Gideon est un bel homme blond. Le site web Yizkor [Prière du souvenir] indique qu’il parlait cinq langues et écrivait bien. Il a été blessé à l’estomac et est mort deux jours plus tard. Il a été enterré au cimetière de Nahalat Yitzhak. Sur les ruines de Tantoura se trouve maintenant un village de vacances. Lorsqu’ils lisent les noms des personnes tombées au combat le jour du souvenir, j’attends qu’ils arrivent à Gideon Bachrach, puis je sens un frisson me traverser.
Nous avons également ressenti des frissons chaque année, lorsque Mali Bronstein a chanté la triste chanson de guerre « Dudu » dans notre cour d’école. Gideon et Dudu étaient les héros de notre enfance. Nous savions que Dudu avait les cheveux bouclés, mais nous n’avons jamais pensé que Daoud ou Moussa, qui l’ont affronté au combat, pouvaient aussi avoir les cheveux bouclés, et peut-être aussi le rire dans les yeux, comme le dit cette chanson. Personne ne nous a rien dit à leur sujet, si ce n’est que nous nous battions pour une juste cause. On nous a peut-être dit la vérité, mais elle était partiale et furieusement tendancieuse. C’est comme ça quand il faut consolider une nation, établir un État et monter un récit qui est absolument juste.
Mon héros personnel, Gideon Bachrach, est tombé dans une bataille qui a conduit à l’expulsion de 1 500 personnes qui n’ont jamais pu retourner sur leurs terres et dans leurs foyers. Selon l’historien Benny Morris, dans son livre sur la naissance du problème des réfugiés palestiniens en 1947-1949, la Haganah [organisation paramilitaire pré-étatique] avait décidé à l’avance d’expulser les habitants de Tantura. Selon une version controversée, il y aurait eu un massacre là-bas. C’est ainsi qu’un village côtier parmi tant d’autres a été anéanti. Le monde de ses habitants s’est effondré, et certains de leurs descendants vivent maintenant dans le camp de réfugiés de Tulkarem. Ils ne sont pas autorisés à visiter les ruines de leur village.
Le héros de mon enfance a joué un rôle dans cette situation. Peut-être n’y avait-il pas d’autre choix, peut-être pas. En tout cas, on ne nous a rien dit à ce sujet. Nous n’avons appris à connaître la Nakba qu’à la fin de notre vie d’adulte, après des décennies de déni et de dissimulation, d’endoctrinement et de mensonges. Qui aurait cru qu’il y avait une nation ici, et pas seulement des « bandes » ? Qui s’est même demandé à qui appartenaient ces ruines et les quelques maisons qui restaient sur le bord de la route, et où diable étaient leurs habitants ? Qui avait planté les figuiers de Barbarie et les palmiers, souvent les seuls signes restants d’un village détruit ?
Nous avons seulement chanté « Dudu » et consolé la mère endeuillée de Gideon. C’était la bonne chose à faire à l’époque. Mais quelqu’un aurait dû nous parler des victimes de Gideon et de Daoud qui a combattu le Palmachnik [combattant du groupe de combat sioniste « de gauche » Palmach] Dudu. Quelqu’un aurait dû nous parler de leur juste cause, aux côtés de la nôtre, du sort amer que nous leur avons réservé et que nous leur avons imposé.
Il ne s’agit pas seulement de la vérité historique ou de la racine de notre existence sur une terre où vivait un autre peuple. On ne nous a jamais dit ce qui s’est passé sur la plage de Tantoura de la façon dont cela s’est réellement passé, car il y avait là quelque chose à dissimuler.
Ce qui s’est passé là-bas aurait dû conduire Israël à une reconnaissance, à une compensation et à une expiation, et c’était la plus grande menace de toutes. C’est pourquoi nous n’avons jamais choisi de faire cela. Nous n’avons jamais changé notre attitude envers les habitants de cette terre, qui étaient ici bien avant l’arrivée de la famille Bachrach, et nous n’avons jamais, jusqu’à ce jour, réfléchi à notre lourde culpabilité. C’est pourquoi, pour la plupart des Israéliens, elle n’existe pas.