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Les leçons du virus

Paul B. Preciado 19/04/2020
Face aux épidémies, quelles sont les vies que nous voulons sauver ? Covid-19, sida, syphilis : chaque société peut se définir par les pathologies virales qui la menacent et la façon dont elle s’organise face à elles.

Si Michel Foucault avait survécu au sida en 1984 et était resté en vie jusqu’à l’invention de la trithérapie, il aurait peut-être aujourd’hui 93 ans : aurait-il accepté de s’enfermer dans son appartement de la rue Vaugirard ? Le premier philosophe de l’histoire à mourir des complications générées par le virus de l’immunodéficience acquise nous a laissé certaines des notions les plus efficaces pour réfléchir à la gestion politique de l’épidémie, lesquelles, au milieu de la panique et de la désinformation, deviennent aussi utiles qu’un bon masque cognitif.
La chose la plus importante que nous avons apprise de Foucault est que le corps vivant (et donc mortel) est l’objet central de toute politique. Il n’y a pas de politique qui ne soit une politique des corps. Mais le corps n’est pas pour Foucault un organisme biologique donné d’abord sur lequel le pouvoir agit après. La tâche même de l’action politique est de fabriquer un corps, de le mettre au travail, de définir ses modes de production et de reproduction, de préfigurer les modes de discours par lesquels ce corps se fictionnalise à lui-même jusqu’à ce qu’il soit capable de dire « je ».
Toute l’œuvre de Foucault peut être comprise comme une analyse historique des différentes techniques par lesquelles le pouvoir gère la vie et la mort des populations. Entre 1975 et 1976, années où il publie Surveiller et Punir et le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault utilise la notion de « biopolitique » pour parler du rapport que le pouvoir établit avec le corps social dans la modernité.
Il décrit la transition de ce qu’il appelle une « société souveraine » à une « société disciplinaire » comme le passage d’une société qui définit la souveraineté en termes de ritualisation de la violence et de la mort à une société qui gère et maximise la vie des populations en fonction de l’intérêt national. Pour Foucault, les techniques de gouvernement biopolitique se sont répandues comme un réseau de pouvoir qui a dépassé la sphère légale ou punitive pour devenir une force horizontale et tentaculaire, traversant la totalité du territoire jusqu’à pénétrer dans le corps individuel.
Pendant et après la crise du sida, de nombreux auteurs ont élargi et radicalisé les hypothèses de Foucault en explorant la relation entre biopolitique et immunité. Le philosophe italien Roberto Esposito a analysé les relations entre la notion politique de « communauté » et la notion biomédicale et épidémiologique d’« immunité ». La communauté et l’immunité ont une racine commune, « munus », en latin l’impôt (devoir, loi, obligation, mais aussi don) que quelqu’un devait payer pour vivre ou faire partie de la communauté.
La communauté est « cum » (« avec ») « munus » : un groupe humain qui est lié par une loi et une obligation communes, mais aussi par un « don », pas quelque chose qui n’a pas de prix. Le substantif « immunitas » est un mot privatif qui dérive de la négation du « munus ». En droit romain, l’immunité était une dispense ou un privilège qui exemptait quelqu’un des obligations des tâches qui sont communes à tous. Celui qui avait été exonéré était « immunisé ». Tandis que celui qui était « démuni » était celui à qui l’on enlevait tous les privilèges de la vie en communauté.
Roberto Esposito insiste sur le fait que toute biopolitique est immunologique : elle implique une définition de la communauté et une hiérarchie entre ceux qui sont exonérés d’impôts ou des dons (ceux qui sont considérés comme immunisés) et ceux que la communauté perçoit comme potentiellement dangereux (les démunis) et qui seront exclus dans un acte de protection immunologique. C’est le paradoxe de la biopolitique : tout acte de protection comporte une définition immunitaire de la communauté, qui implique de s’octroyer le pouvoir de décider de sacrifier une partie de la communauté, au bénéfice d’une idée de sa propre souveraineté. L’état d’exception est la normalisation de ce paradoxe insupportable.À partir du XIXe siècle, avec la découverte du premier vaccin contre la varicelle et les expériences de Pasteur et Robert Koch, la notion d’immunité a quitté la sphère juridique et a acquis une signification médicale. L’individu moderne compris comme un corps libre et indépendant n’est pas seulement une utopie de l’économie libérale, mais aussi un standard d’immunité biopolitique.
Les démocraties européennes libérales et patriarco-coloniales du XIXe siècle construisent l’idéal de l’individu moderne non seulement comme un agent économique libre (masculin, blanc, hétérosexuel), mais aussi comme un corps immunisé, radicalement séparé, qui ne doit rien à la communauté.
Pour Esposito, la façon dont l’Allemagne nazie a caractérisé une partie de sa propre population (les Juifs, mais aussi les Rroms, les homosexuels, les handicapés) comme des corps qui menaçaient la souveraineté de la communauté aryenne est un exemple paradigmatique des dangers de la gestion biopolitique immunitaire. Cette compréhension immunologique de la société ne s’est pas terminée avec le nazisme ; au contraire, elle a survécu aux États-Unis et en Europe, légitimant les politiques de gestion de leurs minorités racisées et des populations migrantes. C’est cette politique immunitaire qui a forgé l’actuelle Communauté économique européenne, le mythe de Schengen et les violents dispositifs déployés par Frontex.
En 1994, dans Flexible Bodies, l’anthropologue Emily Martin, de l’université de Princeton, a analysé la relation entre immunité et politique dans la culture américaine pendant les crises de la polio et du sida. Martin a tiré des conclusions qui sont pertinentes pour l’analyse de la crise actuelle. L’immunité corporelle, affirme Martin, n’est pas un fait biologique indépendant des variables culturelles et politiques. Au contraire, ce que nous entendons par immunité est collectivement construit à travers des critères sociaux et politiques qui produisent alternativement souveraineté ou exclusion, protection ou stigmatisation, vie ou mort.
Si nous repensons l’histoire de certaines des épidémies mondiales des cinq derniers siècles à travers le prisme offert par Michel Foucault, Roberto Esposito et Emily Martin, il est possible d’élaborer une hypothèse qui pourrait prendre la forme d’une équation : dites-moi comment votre communauté construit sa souveraineté politique et je vous dirai quelles formes prendront vos épidémies et comment vous y ferez face.
« La gestion politique des épidémies met en scène une idée de la communauté »
Les différentes épidémies matérialisent dans le domaine du corps individuel les obsessions qui dominent la gestion politique de la vie et de la mort des populations dans une période donnée. Pour reprendre les termes de Foucault, une épidémie radicalise et déplace les techniques biopolitiques appliquées au territoire national en les inscrivant au niveau de l’anatomie politique, dans et sur le corps individuel.
En même temps, une épidémie permet d’étendre à l’ensemble de la population les mesures politiques d’« immunisation » qui étaient jusqu’alors appliquées violemment sur ceux qui étaient considérés comme des « étrangers » aussi bien à l’intérieur qu’aux frontières du territoire national.
La gestion politique des épidémies met en scène une idée de la communauté, révèle les fantasmes immunitaires d’une société et laisse apparaître au grand jour les rêves omnipotents (et les échecs) de la souveraineté politique. L’hypothèse de Michel Foucault, Roberto Esposito et Emily Martin n’a rien à voir avec une théorie du complot. Il ne s’agit pas de l’idée ridicule selon laquelle le virus serait une invention de laboratoire ou un plan machiavélique pour répandre des politiques encore plus autoritaires. Au contraire, le virus ne fait que reproduire, matérialiser, étendre et intensifier pour la totalité de la population les formes dominantes de gestion biopolitique et nécropolitique qui fonctionnaient déjà sur le territoire national et ses limites.
Ainsi, chaque société peut se définir par l’épidémie qui la menace et par la façon dont elle s’organise face à elle.
Prenez la syphilis, par exemple. L’épidémie a touché la ville de Naples pour la première fois en 1494. L’entreprise coloniale européenne venait de démarrer. La syphilis a été comme le coup de départ de la destruction coloniale et des politiques raciales à venir. Les Anglais appelaient la syphilis « la maladie française », les Français disaient que c’était « la maladie napolitaine » et les Napolitains qu’elle venait d’Amérique : elle aurait été apportée par les colonisateurs qui avaient été infectés par les Amérindiens…
Le virus, disait Derrida, est toujours l’étranger, l’autre, celui qui vient d’ailleurs. Infection sexuellement transmissible, la syphilis a matérialisé dans les corps du XVIe au XIXe siècle les formes de répression et d’exclusion sociale qui ont dominé la modernité patriarcale et coloniale : l’obsession de la pureté raciale, l’interdiction des prétendus « mariages mixtes » entre personnes de classes et de « races » différentes, et les multiples restrictions qui pesaient sur les relations sexuelles et extraconjugales.
L’utopie de la communauté et le modèle de l’immunité de la société de la syphilis sont ceux du corps blanc bourgeois sexuellement confiné dans la vie conjugale comme noyau de reproduction du corps national. Ainsi, la prostituée est devenue le corps vivant qui a condensé tous les signifiants politiques abjects pendant l’épidémie de syphilis : femme active et souvent racisée, corps en dehors des lois domestiques et du mariage, qui a fait de sa sexualité son moyen de production, la travailleuse du sexe a été rendue visible, contrôlée et stigmatisée comme le principal vecteur de la propagation du virus.
Mais ce n’est pas la répression de la prostitution ou l’enfermement des prostituées dans des maisons closes nationales (comme l’imaginait Restif de la Bretonne) qui a permis d’en finir avec la syphilis. Au contraire. L’enfermement des prostituées ne faisait que les rendre plus vulnérables à la maladie. Ce qui a permis presque d’éradiquer la syphilis, c’est la découverte des antibiotiques, et surtout de la pénicilline en 1928, mais aussi une décennie de profondes transformations des politiques sexuelles en Europe – avec les soulèvements des mouvements de décolonisation, l’accès des femmes blanches au vote, les premières dépénalisations de l’homosexualité et une relative libéralisation de l’éthique du mariage hétérosexuel.
Un demi-siècle plus tard, le sida va être à la société néolibérale hétéronormative du XXe siècle ce que la syphilis avait été à la société industrielle et coloniale du XIXe siècle. Les premiers cas sont apparus en 1981, précisément au moment où l’homosexualité cessait tout juste d’être considérée comme une maladie psychiatrique, après avoir été l’objet de persécution et de discrimination sociale pendant des décennies.
La première phase de l’épidémie a surtout touché ce qu’on appelait alors les « 5 H » : les homosexuels, les « hookers » – les travailleurs du sexe –, les hémophiles, les Haïtiens et les « héroïnomanes » – les usagers des drogues. Le sida a remodelé la grille du contrôle des corps et actualisé les techniques de surveillance de la sexualité que la syphilis avait tissées et que les mouvements de décolonisation, féministe et homosexuel, ainsi que l’invention de la pénicilline, avaient contribué à démanteler dans les années 1960 et 1970. Comme dans le cas des prostituées dans la crise de la syphilis, la répression de l’homosexualité n’a fait qu’augmenter le nombre de décès.
Ce qui a transformé progressivement le sida en maladie chronique, c’est la dépathologisation de l’homosexualité, l’autonomisation pharmacologique du Sud, l’émancipation sexuelle des femmes, leur droit de dire non aux pratiques sexuelles sans préservatif, et l’accès des populations concernées aux trithérapies, indépendamment de leur classe sociale ou de leur degré de racialisation. Le modèle de communauté/immunité du sida est lié au fantasme de la souveraineté sexuelle masculine comprise comme un droit non négociable à la pénétration, alors que tout corps pénétré (sous les formes de l’homosexualité, la féminité, l’analité) est perçu comme manquant de souveraineté (démuni).
Immunité et politique de la frontière
Revenons maintenant à notre situation actuelle. Bien avant l’apparition de Covid-19, nous avions déjà entamé un processus de mutation planétaire. Nous vivions déjà, avant le virus, un changement social et politique aussi profond que celui qui a affecté les sociétés qui ont développé la syphilis. Au XVe siècle, avec l’invention de la presse à imprimer et l’expansion du capitalisme colonial, nous sommes passés d’une société orale à une société écrite, d’une forme de production féodale à une forme de production industrielle-esclavagiste et d’une société théocratique à une société régie par des accords scientifiques dans lesquels les notions de sexe, de race et de sexualité deviendront des dispositifs de gestion de la vie et de la mort des populations.
Aujourd’hui, nous sommes en train de passer d’une société écrite à une société cyber-orale, d’une société organique à une société numérique, d’une économie industrielle à une économie immatérielle, d’une forme de contrôle disciplinaire et architectural à des formes de contrôle micro-prothétique et médiatico-cybernétique.
Dans d’autres textes, j’ai qualifié de « pharmacopornographique » le type de gestion et de production du corps, mais aussi de la subjectivité sexuelle dans cette nouvelle configuration politique. Le corps et la subjectivité contemporaine ne sont plus uniquement régulés par leur passage dans les institutions disciplinaires (école, usine, caserne, hôpital, etc.) mais surtout par un ensemble de technologies biomoléculaires qui rentrent à l’intérieur du corps, via des microprothèses et des technologies de surveillance digitale.
Dans le domaine de la sexualité, la modification pharmacologique de la conscience et du comportement, la consommation de masse d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, la mondialisation de la consommation de la pilule contraceptive, ainsi que la production des trithérapies, des thérapies préventives du sida, ou la consommation du viagra, sont quelques-uns des indicateurs de la gestion biotechnologique.
L’extension planétaire d’Internet, la généralisation de l’utilisation des technologies informatiques mobiles, l’utilisation de l’intelligence artificielle, l’échange d’informations à haut débit et le développement de dispositifs de surveillance informatique globale par satellite sont autant d’indicateurs de cette nouvelle gestion numérique sémio-technique. Si je les ai qualifiés de pornographiques, c’est parce que ces techniques de gestion ne fonctionnent plus par la répression et l’interdiction de la sexualité (masturbatoire ou autre), mais par l’incitation à la consommation et par la production constante d’un plaisir réglementé et quantifiable. Plus nous consommons et plus nous sommes en bonne santé, mieux nous sommes contrôlés.
La mutation en cours pourrait également être le passage d’un régime patriarco-colonial et extractiviste, d’une société anthropocentrique et où une petite partie de la communauté humaine planétaire s’autorise à exercer une politique de prédation universelle, à une société capable de redistribuer l’énergie et la souveraineté. C’est ce qui sera au centre du débat pendant et après cette crise : quelles sont les vies que nous voulons sauver ? C’est dans le contexte de cette mutation, de cette transformation des modes de compréhension de la communauté (une communauté qui est aujourd’hui la planète entière) et de l’immunité, que le virus opère et que la stratégie politique pour lui faire face s’organise.
Ce qui a caractérisé les politiques gouvernementales au cours des 20 dernières années, depuis au moins la chute des tours jumelles, face aux idées apparentes de liberté de mouvement qui dominaient le néolibéralisme de l’ère Thatcher, est la redéfinition des États-nations en termes néocoloniaux et identitaires, et le retour à l’idée de la frontière physique comme condition de la restauration de l’identité nationale et de la souveraineté politique.
Israël, les États-Unis, la Russie, la Turquie et la Communauté économique européenne ont inventé de nouvelles formes de frontières qui, pour la première fois depuis des décennies, ont été non seulement gardées ou surveillées, mais aussi ré-inscrites en dressant des murs, en construisant des digues et en les défendant par des mesures non pas biopolitiques, mais nécropolitiques, avec des techniques d’exclusion et de mort.
La société européenne a décidé de se construire collectivement comme une communauté totalement immunisée, fermée à l’Est et au Sud, alors que l’Est et le Sud, en termes de ressources énergétiques et de production de biens de consommation, sont ses entrepôts. La construction de cette immunité politique est passée par un délire néo-souverainiste : l’Europe a fermé sa frontière en Grèce et a construit les plus grands centres de détention en plein air de l’histoire sur les îles qui bordent la Turquie et la Méditerranée, à Ceuta, à Melilla, à Calais, dans l’île de Lampedusa. La destruction de l’Europe a commencé paradoxalement avec cette construction d’une communauté européenne immune, ouverte à l’intérieur et totalement fermée aux étrangers et aux migrants.
Ce qui est testé maintenant à l’échelle planétaire à travers la gestion du Covid-19 est une nouvelle façon de comprendre la souveraineté dans un contexte où l’identité sexuelle et raciale est désarticulée. Le Covid-19 a déplacé les politiques des frontières du territoire national ou du super-territoire européen vers l’organisme individuel. Le corps, notre corps individuel, comme espace de vie et comme réseau de pouvoir, comme centre de production et de consommation d’énergie, est devenu le nouveau territoire dans lequel les violentes politiques de la frontière que nous testons depuis des années sur « les autres », prennent maintenant la forme d’une guerre contre le virus.
La nouvelle frontière nécropolitique s’est déplacée des côtes de la Grèce vers la porte de notre domicile privé. Lesbos commence maintenant sur notre palier. Et la frontière ne cesse pas de se refermer sur nous, elle nous pousse toujours plus près de notre corps. Calais nous explose maintenant au visage. La nouvelle frontière est le masque. L’air que nous respirons doit être à nous tout seul. La nouvelle frontière, c’est notre épiderme. Le nouveau Lampedusa, c’est notre peau.
Les politiques de la frontière et les mesures strictes d’enfermement et d’immobilisation que nous avons appliquées ces dernières années aux migrants et aux réfugiés – en les considérant comme viraux pour la communauté – sont maintenant reproduites sur l’intérieur du territoire national, étalées sur la population totale, ré-inscrites sur les corps individuels. Pendant des années, nous avons placé les migrants et les réfugiés dans des centres de détention, limbes politique sans droit et sans citoyenneté, perpétuelles salles d’attente. Maintenant, c’est nous qui vivons dans les centres de détention de nos propres maisons.
Biosurveillance: sortir de la prison molle de nos intérieurs
La gestion politique du Covid-19 augmente la tolérance des citoyens au contrôle cybernétique de l’État. Si nous voulons résister à la soumission, nous devons muter, comme le virus. Deuxième volet de la réflexion du philosophe Paul B. Preciado sur les leçons du Sras-CoV-2.
Les épidémies, par leur appel à un état d’exception, par l’imposition sans concessions des mesures extrêmes, sont de grands laboratoires d’innovation sociale, l’occasion d’une reconfiguration à grande échelle des techniques des corps et des technologies de pouvoir. Foucault a analysé le passage de la gestion de la lèpre à la gestion de la peste comme le processus par lequel les techniques disciplinaires de spatialisation du pouvoir ont été déployées dans la modernité. Si la lèpre avait été traitée avec des mesures strictement nécropolitiques qui excluaient le lépreux, le condamnant sinon à la mort, du moins à la vie en dehors de la communauté, la réaction à l’épidémie de peste a inventé la gestion disciplinaire et ses formes d’« inclusion exclusive » : la stricte segmentation de la ville et le confinement de chaque corps dans chaque maison.Les différentes stratégies que les pays ont adoptées pour faire face à la propagation du Covid-19 montrent deux types de technologies biopolitiques complètement différentes. La première, qui opère principalement en Italie, en Espagne et en France, applique des mesures disciplinaires strictes qui ne sont pas, à bien des égards, très différentes de celles utilisées contre la peste. Il s’agit de l’enfermement à domicile de toute la population. Il est utile de relire le chapitre sur la gestion de la peste en Europe de Surveiller et punir pour se rendre compte que les politiques françaises de gestion du Covid-19 n’ont pas beaucoup changé depuis. Ce qui fonctionne ici est la logique de la frontière architecturale et le traitement des cas d’infection dans les enclaves hospitalières classiques. Cette technique n’a pas encore démontré une efficacité totale.
La deuxième stratégie, mise en œuvre par la Corée du Sud, par Taïwan, par Hong Kong et par le Japon, entre autres, consiste à passer des techniques modernes de contrôle disciplinaire et architectural à des techniques « pharmacopornographiques », expression que je propose pour désigner la régulation des corps et de la subjectivité contemporaine par des technologies biomoléculaires et de surveillance digitale. L’accent est mis sur la détection individuelle de la charge virale par la multiplication des tests et la surveillance numérique constante des patients à travers leurs appareils informatiques mobiles. Les téléphones portables et les cartes de crédit deviennent des outils de surveillance qui permettent de suivre les mouvements individuels du corps potentiellement porteur du virus. Nous n’avons pas besoin de bracelets biométriques : le téléphone portable est devenu le meilleur bracelet, personne ne s’en sépare même pour dormir. Une application GPS informe la police des mouvements de tout corps suspect. La température et le mouvement d’un corps individuel sont surveillés par des technologies mobiles, et observés en temps réel par l’œil numérique d’un État cyber-autoritaire.
Ici, la société est une communauté de cyber-utilisateurs et la souveraineté est avant tout définie par la transparence numérique et la gestion de big data. Mais ces techniques d’immunisation politique ne sont pas nouvelles et n’ont pas seulement été déployées auparavant pour la recherche et la capture de prétendus terroristes : depuis le début des années 2010, Taïwan a légalisé l’accès à tous les contacts des téléphones portables dans les applications de rencontre sexuelle dans le but de « prévenir » la propagation du sida et de la prostitution sur Internet. Le Covid-19 a légitimé et étendu ces pratiques étatiques de biosurveillance et de contrôles numériques en les standardisant et en les rendant « nécessaires » pour maintenir un certain sentiment d’immunité. Cependant, les mêmes États qui mettent en œuvre des mesures de surveillance numérique extrême n’envisagent pas encore d’interdire le trafic et la consommation d’animaux sauvages, ni la production industrielle d’oiseaux et de mammifères, ni la hausse des émissions de CO2. Ce qui a augmenté, ce n’est pas l’immunité du corps social mais la tolérance des citoyens au contrôle cybernétique de l’État et des entreprises.
La gestion politique du Covid-19 comme forme d’administration de la vie et de la mort dessine les contours d’une nouvelle subjectivité. Ce qui aura été inventé après la crise, c’est une nouvelle utopie de la communauté immunitaire et une nouvelle forme de contrôle des corps humains. Le sujet des sociétés techno-patriarcales néolibérales que le Covid-19 est en train de fabriquer n’a pas de peau, est intouchable, n’a pas de mains. Il n’échange pas de biens physiques ni paie avec l’argent. Il est un consommateur numérique muni d’une carte de crédit. Il n’a ni lèvres, ni langue. Il ne parle pas en direct, il laisse un message vocal. Il ne se réunit pas et ne se collectivise pas. Il est radicalement individuel. Il n’a pas de visage, il a un masque. Pour pouvoir exister, son corps organique est caché derrière une série indéfinie de médiations sémio-techniques, une série de prothèses cybernétiques qui sont autant de masques : l’adresse e-mail, les comptes Facebook, Instagram, et Skype. Ce n’est pas un agent physique, mais un télé-producteur, c’est un code, un pixel, un compte bancaire, une porte avec un nom, une adresse à laquelle Amazon peut envoyer ses commandes.
Le virus a également rendu visible une cartographie des zones improductives du corps social au sein de la nouvelle gestion pharmacopornographique, celles qui apparaissent comme obsolètes dans le nouveau régime de production techno-digitale. Ce sont des zones qui avaient déjà été laissées de l’autre côté de la frontière biopolitique et qui apparaissent aujourd’hui doublement vulnérables : là où vivent les personnes âgées, celles qui ne pourront plus opérer leur transformation en sujets techno-cybernétiques, en particulier celles institutionnalisées dans les industries de la mort dites maisons de retraite ; les corps considérés comme handicapés, en particulier ceux institutionnalisés dans les industries de la mort dites résidences pour handicapés ; les corps criminalisés et enfermés dans les industries de la mort dites prisons, des univers parallèles totalement hors de la bulle Internet… Les institutions d’enfermement, y compris les hôpitaux, apparaissent désormais, non pas comme des enclaves de maintien de l’ordre social et de la discipline, mais comme des maillons fragiles d’une chaîne biopolitique en mutation.
Bienvenue à la télé-république de chez toi
L’un des changements biopolitiques fondamentaux dans les techniques pharmacopornographiques qui caractérisent la crise de Covid-19 est que le domicile personnel, le foyer, la maison privée, et non les institutions traditionnelles de confinement et de normalisation de la société (hôpital, usine, prison, école…), apparaît désormais comme le nouveau centre de production, de consommation et de contrôle politique. Il ne s’agit plus seulement de faire de la maison le lieu où le corps est confiné, comme c’était le cas dans la gestion de la peste. Le domicile personnel est désormais devenu le centre de l’économie de la télé-consommation et de la télé-production. L’espace domestique existe désormais comme un point dans un espace de cyber-surveillance, un lieu identifiable sur une carte Google, une image reconnaissable par un drone.
Si je me suis intéressé à la Mansion Playboy il y a quelques années [dans son livre Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, voir ici – ndlr], au manoir gothique de Chicago, puis à la maison de Los Angeles où vécut Hugh Hefner, le fondateur du magazine Playboy, c’est parce qu’elle fonctionnait déjà en pleine guerre froide comme un laboratoire dans lequel de nouveaux dispositifs de contrôle pharmacopornographique du corps et de la sexualité étaient inventés. Ils se sont répandus en Occident dès la fin du XXe siècle et sont aujourd’hui étendus à l’ensemble de la population mondiale avec la crise de Covid-19. Lorsque j’ai fait mes recherches sur Playboy, j’ai été frappé par le fait que Hugh Hefner, l’un des hommes les plus riches du monde, avait passé près de quarante ans sans quitter sa maison, vêtu uniquement de pyjama, peignoirs et pantoufle, buvant des Coca et mangeant des Butterfinger. Hefner a dirigé et produit le plus important magazine des États-Unis sans quitter sa Mansion ni même son lit. Connecté à une caméra vidéo, à une hot-line téléphonique, à la radio et à une chaîne de musique, le lit de Hefner était une véritable plateforme de production multimédia.
Son biographe Steven Watts a qualifié Hefner de « reclus volontaire dans son propre paradis ». Fan des dispositifs d’archivage audiovisuel de toutes sortes, Hefner, bien avant qu’il y ait un téléphone portable, Facebook ou WhatsApp, a envoyé plus de vingt cassettes audio et vidéo par jour, avec des conseils et des messages allant d’interviewes en direct à des consignes de publication de la revue. Recouverte de panneaux de bois et de rideaux épais mais pénétrée par des milliers de câbles et remplie de ce qui, à l’époque, était perçu comme les plus hautes technologies de télécommunication (et qui, aujourd’hui, nous sembleraient aussi archaïques qu’un tam-tam), la Mansion était à la fois totalement opaque, et complètement transparente. Hefner avait installé une caméra en circuit fermé dans le manoir, où vivait également une douzaine de Playmates, et pouvait accéder à toutes les pièces en temps réel depuis son centre de contrôle. Le matériel filmé par les caméras de surveillance a également fini dans les pages du magazine.
La révolution biopolitique silencieuse menée par Playboy signifiait, au-delà de la transformation de la pornographie hétérosexuelle en culture de masse, la remise en cause de la division qui avait fondé la société industrielle du XIXe siècle : la séparation des sphères de production et de reproduction, la différence entre l’usine et le foyer et, avec elle, la distinction patriarcale entre masculinité et féminité. Playboy a abordé cette différence en proposant la création d’une nouvelle enclave de vie : le penthouse totalement connecté aux nouvelles technologies de communication dont le nouveau producteur sémio-technique n’a pas besoin de sortir pour travailler ni pour faire l’amour – des activités qui, d’ailleurs, étaient devenues indiscernables.
Son lit rond était à la fois sa table de travail, son bureau de direction, une scène photographique et un lieu de rencontres sexuelles, ainsi qu’un studio de télévision où était filmée la célèbre émission « Playboy after dark ». Playboy a anticipé les discours contemporains sur le télétravail et la production immatérielle que la gestion de la crise du Covid-19 a transformés en un devoir national. Hefner a appelé ce nouveau producteur social le « travailleur horizontal ». Le vecteur de l’innovation sociale que Playboy a mis en mouvement préconise l’érosion (puis la destruction) de la distance entre le travail et le loisir, entre la production et le sexe. La vie du playboy, constamment filmée et diffusée par les magazines et la télévision, était totalement publique, même si le playboy ne quittait jamais son domicile ni même son lit. En ce sens, Playboy a aussi érodé la différence entre les sphères masculine et féminine, faisant du nouvel opérateur multimédia « un homme domestique », ce qui semblait un oxymore à l’époque. Le biographe d’Hefner nous rappelle que cet isolement productif avait besoin d’un soutien chimique : Hefner était un consommateur de Dexedrine, une amphétamine qui élimine la fatigue et le sommeil. Donc, paradoxalement, l’homme qui ne sortait pas du lit, ne dormait pas beaucoup. Le lit comme nouveau centre d’opération multimédia était une cellule pharmacopornographique : il ne pouvait fonctionner que grâce à la pilule contraceptive, aux suppléments chimiques pour maintenir la production à un niveau élevé, et à la connexion haut débit pour entretenir le flux constant de codes sémiotiques devenus la seule véritable nourriture pour le playboy.
Est-ce que tout cela vous semble familier maintenant ? Est-ce que tout cela ressemble trop étrangement à vos propres vies confinées ? Pensons maintenant aux slogans du président français Emmanuel Macron : nous sommes en guerre, ne quittez pas votre domicile et télétravaillez. Les mesures biopolitiques de gestion de la contagion imposées pendant la crise du Covid-19 ont fait de chacun d’entre nous un travailleur horizontal, plus au moins playboyesque. L’espace domestique de chacun d’entre nous est aujourd’hui dix mille fois plus technique que ne l’était le lit tournant de Hefner en 1968. Le télétravail et les dispositifs de télécontrôle sont désormais à portée de main.
Dans Surveiller et punir, Michel Foucault a analysé les cellules religieuses d’enfermement unipersonnel comme d’authentiques vecteurs qui ont servi à modéliser le passage des techniques souveraines et sanglantes de contrôle du corps avant le XVIIIe siècle vers les dispositifs disciplinaires d’enfermement en tant que nouvelles techniques de gestion de l’ensemble de la population. Les architectures disciplinaires étaient des versions sécularisées des cellules monastiques dans lesquelles l’individu moderne a été fabriqué, comme une âme enfermée dans un corps, un esprit lecteur capable de lire les consignes de l’État. Lorsque l’écrivain Tom Wolfe a rendu visite à Hefner, il a écrit que celui-ci vivait dans une prison aussi molle que le cœur d’un artichaut. On pourrait dire que le manoir de Playboy et le lit tournant de Hefner, transformés en objets de consommation pop, ont fonctionné pendant la guerre froide comme des espaces de transition dans lesquels allaient être inventés le nouveau sujet prothétique, ultra-connecté, ainsi que les nouvelles formes de production et de consommation pharmacopornographiques. Cette mutation s’est généralisée et amplifiée avec la gestion de la crise du Covid-19 : nos machines de télécommunication portables sont nos nouveaux geôliers et nos propres intérieurs domestiques sont devenus la prison molle et ultra-connectée du futur.
Soumission ou mutation
Tout cela pourrait être une mauvaise nouvelle ou une grande opportunité. C’est précisément parce que nos corps sont les nouvelles enclaves du biopouvoir et nos appartements les nouvelles cellules de biovigilance qu’il est plus urgent que jamais d’inventer de nouvelles stratégies d’émancipation cognitive et de résistance, de mettre en marche de nouvelles formes d’antagonisme.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, notre santé ne viendra pas de la frontière ou de la séparation, mais d’une nouvelle compréhension de la communauté avec tous les êtres vivants, d’un nouvel équilibre avec les autres êtres vivants de la planète. Nous avons besoin d’un Parlement des corps planétaires, un Parlement non défini en termes de politiques d’identité ou de nationalités, un Parlement des corps (vulnérables) vivant sur la planète Terre. L’événement du Covid-19 et ses conséquences nous appellent à dépasser une fois pour toutes la violence avec laquelle nous avons défini notre immunité sociale. La guérison et le rétablissement ne peuvent pas être un simple geste immunologique négatif de retrait du social, de fermeture immunologique de la communauté. La guérison et le soin ne peuvent découler que d’un processus de transformation politique.
Guérir en tant que société signifierait inventer une nouvelle communauté au-delà de la politique d’identité et de la frontière avec laquelle nous avons produit la souveraineté jusqu’à présent, mais aussi au-delà de la réduction de la vie à la biosurveillance cybernétique. Rester en vie, nous maintenir en vie en tant que planète, face au virus mais aussi face à ce qui peut arriver, signifie mettre en place des nouvelles formes structurelles de coopération planétaire. Comme le virus mute, si nous voulons résister à la soumission, nous devons aussi muter.
Nous devons passer d’une mutation forcée à une mutation décidée. Nous devons opérer une réappropriation critique des techniques biopolitiques et de ses dispositifs pharmacopornographiques. Tout d’abord, il est impératif de modifier la relation de nos corps aux machines de biovigilance et de biocontrôle : ce ne sont pas simplement des dispositifs de communication. Nous devons apprendre collectivement à les altérer. Nous devons apprendre aussi à nous désaliéner. Les gouvernements appellent à l’enfermement et au télétravail. Nous savons qu’ils appellent à la dé-collectivisation et au télé-contrôle. Utilisons le temps et la force du confinement pour étudier les traditions de lutte et de résistance des minorités qui nous ont aidés à survivre jusqu’à présent. Éteignons nos téléphones portables, déconnectons l’Internet. Faisons le grand black-out face aux satellites qui nous observent et réfléchissons ensemble à la révolution à venir.