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Covid-19 ou le triomphe du Dr Knock

Rosa Llorens 27/04/2020
Étonnant comme le Covid-19 réalise les rêves les plus fous du libéralisme politique et économique ! Et pour obtenir ce triomphe, il suffisait de recourir à la méthode du bon docteur Knock.

Sur le plan politique, le libéralisme est loin d’aspirer à la liberté pour tous. Déjà, le grand penseur libéral Tocqueville montrait clairement, pour qui veut bien lire De la Démocratie en Amérique, que le pire ennemi de la « liberté » telle qu’il l’entend, c’est la majorité, c’est-à-dire le peuple. La liberté est un concept, et une revendication, d’origine aristocratique (traditionnellement, au cours de l’Histoire, et dès la démocratie athénienne, ce sont des groupes aristocratiques qui se rebellaient au cri de « Liberté ») ; l’intervention du peuple, ou du « grand nombre », comme on disait en Grèce, ne peut que perturber le fonctionnement de la liberté, puisque la liberté pour tous, ce serait l’égalité, que Tocqueville oppose systématiquement à la liberté (celle de l’élite, bien sûr). L’objectif de son ouvrage est de mettre en garde l’élite socio-économique (son public naturel) contre un dysfonctionnement de la « démocratie » (la démocratie du Herrenvolk, voir Domenico Losurdo) qui permettrait à l’égalité d’empiéter sur la liberté.
Or, le covid-19 a permis de neutraliser cet empêcheur de tourner en rond qu’est le peuple, grâce au confinement, et de laisser la voie libre aux « hommes libres » de l’élite. Mieux, ce peuple jadis travailleur et donc aliéné par ses conditions de travail, mais toujours susceptible de briser ses chaînes grâce justement à la solidarité dans le travail, est aujourd’hui bien plus efficacement aliéné par la terrifique chronique du Covid et de ses victimes, qui a pris depuis deux mois la place des informations, de la politique, de ce qu’il restait de débat d’idées – s’il y a débat aujourd’hui, c’est seulement sur le nombre de morts dans tel ou tel pays, ou sur l’efficacité de la méthode du Professeur Raoult.
Sur le plan économique, le covid a permis de fabriquer le type idéal du consommateur. Le libéralisme part peut-être de l’idée des droits naturels de l’individu, mais comme tous les individus ont des droits et que chacun peut légitimement chercher à faire triompher les siens, il s’ensuit une situation de « guerre de tous contre tous » (qui est celle de la société libérale, et non, comme le disait Hobbes, de l’état de nature), sous les noms de libre concurrence et effort vers l’ « excellence » ; le « grand nombre » se retrouve donc désagrégé en individus isolés, seuls face aux « patrons » (lexique ancien) ou aux publicitaires et entreprises qui « offrent » leurs produits.
Mais cela, c’était la situation théorique, idéale, jamais réalisée : les consommateurs se réunissaient entre amis, à l’occasion de fêtes familiales, sur leur lieu de travail, voire lors d’actions sociales, grèves ou manifestations. Grâce au covid, tous ces liens et échanges sociaux disparaissent, les consommateurs ne sont plus que cela, des consommateurs, seuls face à Amazon ! Comme toutes les activités culturelles sont supprimées, il ne nous reste plus d’autre distraction que virtuelle, par exemple, parcourir sur Internet les offres commerciales et commander.
Non seulement nous sommes éloignés des autres par masques, gants, distance de précaution, mais nous sommes amenés à les considérer comme des ennemis, source potentielle d’un danger mortel : ainsi donc, l’adage hobbesien « homo homini lupus » est aujourd’hui devenu une réalité concrète. Le paradoxe, c’est qu’on veut nous présenter l’état d’esprit de méfiance et d’hostilité envers l’autre comme une manifestation d’altruisme et d’amour du prochain : « Si vous aimez votre prochain, évitez-le, éloignez-vous de lui, restez isolé chez vous ! ».
Cette réalisation du totalitarisme libéral n’est pas étonnante en soi : le libéralisme n’a fait qu’aller jusqu’au bout de sa logique. Ce qui est original, c’est d’y être arrivé non par la voie policière, voire militaire (comme en 2018-2019, face aux Gilets Jaunes), mais par la voie sanitaire, en exploitant toutes les possibilités d’une épidémie. Il y a déjà des dizaines d’années qu’on essaie de nous effrayer, donc de nous soumettre, d’abord par le terrorisme, puis par l’apocalypse environnementale (je ne nie pas la gravité de la situation de la planète, je conteste l’utilisation qu’on en fait). Mais nous n’étions pas assez paniqués, pour reprendre le lexique de Greta (mais qui se souvient encore d’elle ?) : les attentats restent exceptionnels, et on peut penser que les problèmes écologiques concernent le futur. Par contre, un virus hautement contagieux nous menace tous dans le présent : cette fois, nous nous rendons, nous baissons la tête et n’aspirons plus qu’à passer entre les microbes.
Mais la voie sanitaire vers le totalitarisme n’est pas si innovante qu’on pourrait le croire : Knock ou le triomphe de la médecine avait déjà montré comment on pouvait l’emprunter . Reprise en juin 2012 par la Compagnie Esprit Libre, la pièce est ainsi présentée par Théâtre contemporain.net : créée en 1923, « cette pièce est pourtant diablement d’actualité puisqu’elle parle d’une société effrayée, claustrophobe et frileuse, phobique et névrosée, en proie à la peur de l’Autre » (l’actualité sanitaire, c’était alors le virus H1N1, on n’est jamais en peine d’imagination pour baptiser d’initiales menaçantes la flopée de virus qui nous entourent).
La pièce est en effet étonnamment prémonitoire et présente bien des ressemblances avec ce que nous vivons. Knock a le même but que nos dirigeants actuels : si ceux-ci nous disent : « Restez chez vous », Knock, plus radical, dit aux habitants de Saint-Maurice : « Mettez-vous au lit ». Pour les convaincre, il joue, comme eux, sous un masque scientifique, de la peur ; il a, pour cela, un moyen très efficace, le thème des « porteurs de germes » (aujourd’hui appelés « porteurs sains ») : « on peut se promener avec une figure ronde, une langue rose, un excellent appétit, et receler dans tous les replis de son corps des trillions de bacilles de la dernière virulence capables d’infecter tout un département ».
Knock justifie sa méthode par une théorie : la santé, c’est la maladie (oxymore oublié par Orwell dans 1984), qu’il développe ainsi : « La santé n’est qu’un mot […]. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses, à évolution plus ou moins rapide ». Tout le monde devrait donc se confiner au lit. Knock explique à son prédécesseur le Docteur Parpalaid et à sa femme qu’avant Saint-Maurice, il avait expérimenté sa théorie en exerçant sur un bateau :
« Le Docteur : Et des malades, vous en avez eu beaucoup ?
Knock : Trente-cinq.
Le Docteur : Tout le monde, alors ?
Knock : Oui, tout le monde.
Mme Parpalaid : Mais comment le bateau a-t-il pu marcher ?
Knock : Un petit roulement à établir. »
C’est ainsi qu’on nous explique qu’il fallait se confiner pour ne pas saturer les hôpitaux et les lits de réanimation, et que, une fois qu’on a fait de la place pour de nouveaux arrivants, on peut se déconfiner.
Une fois qu’ils sont au lit, Knock soumet ses patients à un contrôle constant, et établit des cartes et graphiques rendant compte de l’état sanitaire de son canton, ainsi que de la situation économique de ses ouailles. A l’époque, il n’est bien sûr pas question de numériser toutes ces données ni de les partager avec d’autres organismes, mais Knock empiète sans aucun scrupule sur la vie privée de ses patients, ce qui est symbolisé par l’immixtion du thermomètre :
« Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois… ».
Knock ne cherche pas seulement son intérêt financier, il est aussi séduit par les aspects politiques de son entreprise : la théorie de la nation au lit (ou nation confinée) est « toute proche parente de l’admirable idée de la nation armée, qui fait la force de nos États ». En 1923, l’expérience de la Grande Guerre et de la conversion de toute une économie en économie de guerre est encore proche. Aujourd’hui, il ne s’agit pas (pas encore) de mettre toutes les ressources de la nation au service de la guerre et de la production d’armes, mais plutôt au service de la consommation ; l’expérience consisterait à voir s’il est possible de transformer les habitants d’un grand pays en simples consommateurs, en employant un nombre aussi réduit que possible de producteurs :
« Votre objection (dit-il au Docteur Parpalaid) me fait penser à ces fameux économistes qui prétendaient qu’une grande guerre moderne ne pouvait pas durer plus de six semaines. »
Nous en sommes à près de six semaines, mais le déconfinement progressif pourrait durer un ou deux ans – ou plus ?
Knock est fier de l’audace, de l’envergure de son entreprise, et jouit, plus que de sa réussite financière, du pouvoir absolu, de vie et de mort, qu’il s’est arrogé sur ses concitoyens : « La nuit, c’est encore plus beau (dit-il en contemplant d’en haut son domaine), car il y a les lumières. Et presque toutes les lumières sont à moi. Les non-malades dorment dans les ténèbres […]. Le canton fait penser à une sorte de firmament dont je suis le créateur perpétuel. »
Voilà Knock qui se rêve en Jupiter… Mais il ne faut pas prendre ces potentats ordo-sanitaires à la légère : 1923, l’année de Knock, c’est aussi, en Espagne, celle de la dictature de Primo de Rivera, qui annonçait celle de Franco ; c’est aussi l’année du Putsch de la Brasserie de Munich, prémices de l’ascension au pouvoir de Hitler. Observons donc les précautions de rigueur (lavage des mains, pas de contacts physiques), mais gardons présent à l’esprit que le covid est une arme, politique, socio-économique, entre les mains des dirigeants, et essayons de rester lucides et vigilants, en espérant que, le moment venu, la dynamique de l’action collective ne sera pas perdue.