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Coronavirus : pour en sortir plus forts ensemble Appel d’intellectuelles africaines

Auteurs
divers,
Tlaxcala, 14. aprile 2020. Vingt-cinq
intellectuels africains dont Kako Nubukpo, Alioune Sall, Felwine Sarr, Achille
Mbembe, Reckya Madougou, Souleymane Bachir Diagne, Franck Hermann Ekra et Hakim
Ben Hammouda cosignent cet appel à la mobilisation des intelligences, des
ressources et de la créativité des Africains pour vaincre la pandémie de
Covid-19.

Nicolas Vadot (Belgique)

Covid-19 est le nom scientifique du
virus responsable d’une maladie respiratoire très contagieuse pouvant devenir
mortelle. Épidémie puis reclassée pandémie par l’OMS le 11 mars 2020, ses
effets sont dévastateurs : il sème la mort, plonge les économies les plus
puissantes dans la récession, et constitue une menace sans précédent pour
l’existence des sociétés humaines. Selon certains experts, ce virus serait annonciateur
des plus funestes jours à venir pour le continent africain et ses habitants.
L’Afrique n’est pas le foyer d’origine
de cette pandémie, pourtant elle fait face à ses durs effets, par les
contagions humaines en nombre croissant et la contraction brutale d’une
partie significative des activités sociales et économiques essentielles. Le
continent est donc sommé d’apporter une réponse indispensable, puissante et
durable à une menace réelle qu’il ne faudrait ni exagérer ni minorer, mais
bien rationaliser.

Il s’agit de battre en brèche les
pronostics malthusiens qui prennent prétexte de cette pandémie, pour donner
libre cours à des spéculations à peine voilées, sur une prétendue démographie
africaine démesurée, désormais cible des nouveaux civilisateurs. C’est une
opportunité historique pour les Africains, de mobiliser leurs intelligences
réparties sur tous les continents, de rassembler leurs ressources endogènes,
traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur
créativité pour sortir plus forts d’un désastre que certains ont déjà prédit
pour eux.

Le continent le moins impacté
Nous allons dans les prochains jours
dépasser la barre de deux millions de contaminés par le Covid-19 dans le
monde entier. Le virus se propage à une vitesse incommensurable et la
résistance des systèmes de santé des pays africains face à ce dernier est au
cœur des interrogations. L’offre de services sanitaires, équipements,
personnels qualifiés, etc. est désormais la source de toutes les inquiétudes.
L’OMS a même appelé récemment les pays africains à «
se réveiller » et à « s’attendre au pire »
.
Il convient de rappeler que l’Afrique
est pour le moment le continent le moins impacté, avec son premier cas
confirmé en février 2020 en Égypte, sans que l’on puisse apporter à ce
constat, à ce jour, une justification concrète et documentée. Que les écosystèmes
locaux, les facteurs démographiques, la nature mutante du virus, l’intensité
des flux internationaux et d’autres éléments limitent la propagation de la
pandémie reste hypothétique, mais il faut relever aussi la part prise par un
certain nombre de mesures drastiques décidées par les gouvernements :
fermetures des frontières, des écoles, des commerces et lieux de cultes…

Bien que la nature anxiogène de la
pandémie, les contextes politiques locaux plus généralement, incitent à une
demande sociale impatiente d’efficacité, l’observation des réponses publiques
inégales apportées dans le monde, l’imprévisibilité relative de la pandémie,
peuvent expliquer un processus d’essais et d’erreurs.

Systèmes de santé repensés
Si l’appréciation de la réactivité des
pays africains est variable, à juste titre, il faut reconnaître pour s’en
souvenir, l’effet catastrophique des décennies d’ajustements structurels sur
la santé publique et l’offre sanitaire dans les pays africains. Malgré tout,
nombre de systèmes de santé ont substantiellement évolué, tirés par la
volonté d’atteinte des Objectifs du développement durable (ODD) en 2030
nonobstant les gaps à combler et des défaillances évidentes.
L’état de l’équipement sanitaire africain, selon les
pays, est certes globalement peu satisfaisant et mal doté
, mais il serait méprisant de postuler une offre
sanitaire inexistante préparant à un mouroir inévitable. De plus, la prise en
charge de la santé est souvent sociale et de proximité, bénéficiant aussi des
filets culturels qui prescrivent solidarité et gestion familiale des
maladies.
Pour ces raisons, les prophéties
auto-réalisatrices ne sauraient se justifier. Les scénarios-catastrophes,
envisagés çà et là pour le continent, pourraient de facto avoir un impact
négatif sur les économies et l’évaluation des risques généralement
défavorables à l’Afrique d’avant Covid-19, les investisseurs étant dans un
contexte d’incertitude totale.
Les systèmes de santé en Afrique doivent
être repensés totalement au regard de nombreuses considérations et limites
actuelles, et nous ne devrions pas attendre les possibles effondrements
engendrés par une pandémie de cette ampleur pour agir diligemment et
efficacement.
Quelques pistes sont envisageables à cet
effet
:
• À court terme, une véritable union des
pays africains sur les plans économique et sanitaire pourrait permettre une
mutualisation des réponses aux risques engendrés par le Covid-19 et au-delà.
Les initiatives multiples prises pour mobiliser des ressources financières
suffisantes afin d’éviter que s’ajoute une crise économique majeure à la
crise sanitaire annoncée sont à saluer. Nous appelons vivement, à la fois à
une gestion rigoureuse desdites ressources, et à une coordination
sous-régionale et régionale efficientes des actions, afin que lesdites
initiatives gagnent en synergie et en complémentarité.
• De même, le partage de connaissance,
de savoir-faire et de matériels médicaux sera un élément décisif.. L’énorme
patrimoine culturel et traditionnel d’où est issue la pharmacopée africaine
devrait être davantage mobilisé, mutualisé, panafricanisé, en association
avec la médecine et les recherches dites modernes, comme l’ont fait avec
succès certains pays comme la Chine. La créativité et l’ingéniosité locales
devraient être stimulées, et l’offre artisanale valorisée à l’instar des
équipements hydratants hygiéniques nouveaux proposées dans de nombreux pays
(Ghana, Cameroun, …).
• L’Afrique doit apprendre de ses
expériences et des autres régions du monde frappées par la pandémie, elle
devrait davantage favoriser la solidarité dont elle possède les gènes, la
sensibilisation massive, notamment en zone rurale, et le dépistage massif des
populations. Les exemples provisoires de réussites montrent que ce ne sont
pas nécessairement les moyens a priori abondants des pays à PIB très élevés
qui produisent les meilleurs résultats sanitaires, à l’instar du Vietnam
donnant 550 000 masques à 5 pays de l’Union européenne ou même de Cuba
exportant son expertise dans la médecine d’urgence vers les pays dits
développés
Le coronavirus est révélateur d’une
certaine
« fin de l’histoire » et de l’existence de modèles
alternatifs
. Il revient à l’Afrique d’inventer les
siens. Notre continent dispose de ressources étendues, d’une population
active mobilisable et créative, de professionnels formés pour résister et
vaincre la pandémie. Il faudrait pour cela qu’il prenne les bonnes décisions
et les ajuste au besoin. L’existence d’une nouvelle conscience reliant le
continent à ses diasporas, ses nouveaux réseaux d’intellectuels, de
professionnels, de chercheurs, de militants, d’associations, de politiques,
d’indépendants, devrait pouvoir apporter des voix neuves et disruptives dans
ces débats.
• À moyen terme, le principal
enseignement de la crise du Covid-19 devrait être le constat pour l’Afrique
qu’elle continuera d’être d’autant plus vulnérable aux chocs exogènes qu’elle
ne trouvera pas de réponse structurelle aux défis de son développement.
Assertion valable aussi bien pour la santé que tous les autres domaines. En
effet la dépendance sanitaire reste un problème épineux et le coût des
évacuations sanitaires des élites pose un cas d’injustice sociale et
d’irrationalité économique, dans la mesure où nombre de ces services sont
réalisables en Afrique à moindre frais. La perpétuation d’un modèle
d’économie de rente, fondé sur l’exportation de matières premières non
transformées en attendant des recettes extérieures volatiles est suicidaire.
L’urgence africaine, c’est en l’occurrence la production locale de services
sanitaires qualitatifs étendus, la transformation sur place des matières
premières, vectrice de création de valeur et d’emplois, et la diversification
de la base productive.

Défis de taille
C’est alors même que le Covid-19 met les économies à l’arrêt, sème la mort et la désolation dans les pays,
perturbe le fonctionnement des sociétés, criminalise les formes de
sociabilité les plus ancrées, perturbe les calendriers politiques, que
paradoxalement, sonne pour l’Afrique l’heure de relever ses défis et de
réinventer les modalités de sa présence dans le monde.
Certes le défi auquel nous sommes
confrontés est de taille car en plus de nos économies à l’arrêt, la pandémie
du coronavirus a offert à certaines chancelleries occidentales matière à
réactiver un afro-pessimisme que l’on croyait d’un autre âge. Dans les
scenarii qui y sont élaborés, le visage de l’Afrique est celui d’un continent
vulnérable, où les morts pourraient se compter non pas en milliers mais en
millions d’individus. Il nous faut affirmer que ce scénario n’a rien d’une
fatalité historique à laquelle le continent ne saurait échapper. Il en dit
plus sur ses auteurs que sur la réalité d’un continent Africain, dont nul ne
saurait préempter l’avenir et l’assombrir par principe. Il est temps de se
rappeler que les périodes de basculement du monde ont toujours engendré un
renouvellement paradigmatique, culturel et parfois civilisationnel pour ceux
qui embrassent les exigences du changement. Il nous faut donc faire face aux
défis qui se profilent et engager résolument les combats nécessaires.
Nous en appelons à tous les
intellectuels africains, aux chercheurs de toutes les disciplines, aux forces
vives de nos pays, à rejoindre le combat contre la pandémie du Covid-19, nous
éclairer de leurs réflexions, de leurs talents, nous enrichir des fruits de
leurs recherches et tous de leurs propositions constructives. Il nous faut
nous fixer un cap optimiste tout en ayant courageusement conscience des
lacunes à combler. Une autre Afrique est possible tout comme l’est une autre
humanité dans laquelle la compassion, l’empathie, l’équité et la solidarité
définiraient les sociétés. Ce qui pouvait ressembler jusqu’ ici à une utopie
est entré dans l’espace des possibles. L’Histoire nous observe qui nous
condamnera si nous nous laissons aller à conjuguer notre avenir au passé.
Osons ne pas perdre confiance en
l’avenir ou en nous-mêmes. Osons lutter ensemble contre la propagation du
Covid-19 et osons vaincre ensemble le précariat mondial auquel donne
naissance la pandémie éponyme. Oui, l’Afrique vaincra le coronavirus et ne
s’effondrera pas.

Cette tribune a été cosignée par : Kako Nubukpo, Alioune Sall, Reckya Madougou,
Martial Ze Belinga, Felwine Sarr, Carlos Lopes, Cristina Duarte, Achille
Mbembe, Francis Akindès, Aminata Dramane Traore, Souleymane Bachir Diagne,
Lionel Zinsou, Nadia Yala Kisukidi, Demba Moussa Dembélé, Franck Hermann
Ekra, Alinah Segobye, Mamadou Koulibaly, Karim El Aynaoui, Mamadou Diouf,
Hakim Ben Hammouda, Paulo Gomes, Carlos Cardoso, Gilles Yabi, Adebayo
Olukoshi, Augustin Holl, Abdoulaye Bathily, Lalla Aicha Ben Barka, El Hadj
Hamidou Kassé.

Une action de sensibilisation par l’art mural à Dakar, au Sénégal