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Les USA peuvent-ils gagner une guerre non conventionnelle contre l’Iran ?

Daniel J. Levy 09/01/2020
Les USA ont les gros flingues : mais l’Iran est passé maître dans l’art de la guerre non conventionnelle. Téhéran pourrait-il répéter les nombreux succès de sa guerre asymétrique par procuration si le conflit avec les USA s’intensifie ?

Tradotto da Fausto Giudice
Si un conflit ouvert éclate entre les USA et l’Iran, précipité par le meurtre de Qassem Soleimani et les représailles, ou par la longue montée des tensions entre les deux pays, l’éventail des techniques, de la main-d’œuvre et du matériel dont disposent les deux parties diffère considérablement. Non moins importantes seront les tactiques que chaque camp préférerait voir régir le combat.
Les USA ont les gros flingues : mais l’Iran est maître de la guerre non conventionnelle. Dans ce combat asymétrique, qui serait le mieux placé pour prendre le dessus ?
Les USA voudraient clairement dépendre de leur avantage militaire conventionnel écrasant ; selon les mots du président Donald Trump :
« Les USA viennent de dépenser deux billions de dollars en équipement militaire. Nous sommes les plus grands et de loin les MEILLEURS au monde ! Si l’Iran attaque une base américaine, ou n’importe quel Américain, nous leur enverrons une partie de ce magnifique équipement tout neuf… et sans hésitation ! »
Mais son histoire moderne – et la géopolitique contemporaine – n’offre à l’Iran qu’une seule leçon claire : Téhéran ne peut pas gagner une guerre conventionnelle.
La guerre Iran-Irak a été l’une des expériences formatrices pour la République islamique d’Iran naissante. Largement menée à l’aide de tactiques conventionnelles rappelant la Première Guerre mondiale, elle a été le plus long conflit du XXème siècle – et au moment du cessez-le-feu de 1988, elle n’était pas concluante. Aucune des deux parties n’avait fait de réels progrès stratégiques en huit ans de combats acharnés.
Les forces irakiennes n’ont pas conquis le Khouzistan (la province iranienne du sud, riche en pétrole et ethniquement arabe, que Bagdad avait envahie en 1980, déclenchant la guerre) et n’ont pas mis l’Iran en déroute de manière décisive, malgré le soutien d’une grande partie de la communauté internationale. L’Irak avait également été mis en faillite, ce qui l’avait conduit à prendre la décision malavisée d’envahir le Koweït (et ses champs pétrolifères) en 1990. Néanmoins, à aucun moment du conflit, la survie du régime irakien n’a été remise en question.
En revanche, le discours iranien contemporain dépeint la guerre Iran-Irak comme une lutte existentielle – et c’est certainement un argument crédible. En 1980, la République islamique d’Iran avait à peine un an, elle était isolée sur le plan international et se trouvait dans une situation politique incertaine. Survivre aux agressions de l’Iraq était une forme de validation nationale post-révolutionnaire, mais cela a eu un coût énorme.
Les forces armées conventionnelles de l’Iran étaient mal préparées pour une campagne aussi importante de survie du régime. Son expertise militaire professionnelle ayant été purgée au lendemain de la Révolution islamique, l’Iran a tenu le coup en recourant à des tactiques telles que le déploiement d’essaims de très jeunes conscrits pour les opérations les plus dangereuses, le nettoyage des champs de mines et le débordement de positions irakiennes bien défendues.
Le nombre énorme de victimes, tant dans l’armée que sur le front intérieur, s’inscrivait dans le cadre d’une lutte existentielle-spirituelle – ” la Défense sacrée ” – accompagnée d’un discours martyrologique. L’expérience de cette guerre, et l’aversion qui en découle pour le recours aux opérations militaires conventionnelles, sont des caractéristiques fortes de la doctrine de défense actuelle de l’Iran et de la nécessité de la projection de la puissance.
L’Iran a commencé à agir selon ces leçons alors qu’il combattait encore l’Irak, lorsqu’il a lancé une politique d’encadrement et de développement des capacités des groupes d’insurgés chiites libanais.
Le plus notable était, et est toujours, le Hezbollah, qui a été formé et a vu ses capacités grandement améliorées par une composante d’élite du Corps des gardiens de la révolution iranienne – la Force Qods, dont le dernier commandant, Qassem Soleimani, a été tué par l’attaque de drones US la semaine dernière.
Même avec une empreinte relativement légère, cette initiative a produit des résultats démesurés, ressentis avec le plus d’acuité par les troupes US, françaises et israéliennes stationnées au Liban. Le plus grand « coup terroriste » du Hezbollah a été l’attentat à la bombe contre une caserne de Beyrouth en 1983, qui a conduit ces forces et les soldats de la paix internationaux à se retirer du Liban. L’encadrement par l’Iran de l’insurrection du Hezbollah dans les années 1980 et 1990 a forcé Israël à se retirer unilatéralement du Liban.
L’Iran a fait du Hamas et du Jihad islamique palestinien des adversaires de taille pour Israël et a créé un réseau de milices sympathisantes en Irak dont la puissance et l’influence l’emportent maintenant sur celles du gouvernement du pays.
C’est dans les conflits plus asymétriques du monde islamique que l’Iran a connu le plus de succès : le tutorat et l’entraînement du Hamas et du Djihad islamique palestinien contre Israël, des Houthis du Yémen contre l’Arabie saoudite et d’un grand nombre de milices chiites irakiennes contre les forces de la coalition (et par la suite Daech) leur ont permis de résister à des ennemis conventionnels plus forts.
Leur succès s’intègre dans les objectifs stratégiques plus larges de l’Iran : faire partiellement dérailler les accords israélo-palestiniens d’Oslo, entraver la normalisation israélienne avec le monde arabe dans les années 1990, entraîner l’Arabie saoudite dans une coûteuse campagne contre-insurrectionnelle au Yémen et entraver les efforts US dits « d’édification de la nation » dans l’Irak d’après l’invasion. L’expertise iranienne a également été essentielle à la survie du régime de Bachar El Assad face à un soulèvement populaire et à une guerre civile de grande ampleur dont peu de gens avaient prédit qu’il y survivrait.
Ainsi, alors que la guerre conventionnelle semble avoir échoué, l’Iran a connu beaucoup plus de succès avec la guerre non conventionnelle – en fait, on peut considérer qu’il s’agit d’un domaine de maîtrise stratégique iranienne. En déployant des éléments du Corps des gardiens de la révolution islamique et de la Force Qods dans tout le Moyen-Orient, l’Iran a obtenu des résultats stratégiques hors normes en investissant moins de ressources et en subissant relativement peu de pertes.
Mais l’Iran n’a pas le monopole de la levée, de l’entraînement et du déploiement de milices et de forces insurgées efficaces – ou de l’utilisation de leurs tactiques à l’appui d’opérations militaires conventionnelles. Les USA ont également une longue expérience dans ce domaine.
La guerre non conventionnelle est la mission principale des forces spéciales de l’armée US, plus communément appelées les Bérets verts. Leur mission secondaire est d’aider à la défense intérieure des pays étrangers, l’assistance militaire US aux alliés pour les protéger de la subversion, de l’anarchie, de l’insurrection, de l’extrémisme violent, du terrorisme et d’autres menaces à leur sécurité.
Les récents gazouillis du président Trump les plus belliqueux, suggèrent que les limites de la guerre conventionnelle ne sont pas au premier rang de ses priorités, depuis le ciblage des sites culturels iraniens (un crime contre le droit international) jusqu’à la promesse que la réponse US à toute riposte iranienne serait « disproportionnée ».
Les USA citent souvent leur soutien aux diverses milices afghanes qui ont aidé à renverser les talibans au lendemain du 11 septembre comme exemple de ses prouesses dans la guerre non conventionnelle, mais ces études de cas sont quelque peu anormales. Sur le plan tactique, les objectifs ont sans aucun doute été atteints, mais sur le plan stratégique, ce n’est pas le cas. Les talibans demeurent forts, et l’État islamique est de plus en plus présent en Afghanistan. Malgré les espoirs et les efforts des USA, la stabilité politique et militaire de l’Afghanistan est encore loin d’être atteinte.
Les Bérets verts ont en revanche obtenu des succès tactiques en travaillant aux côtés des forces des FDS contre Daech dans le nord de la Syrie. Le niveau de couverture et d’identification des combattants kurdes était évident lorsque des photos de soldats US opérant dans la région et portant les insignes des FDS, ainsi que les écussons de l’une des forces kurdes constitutives, les YPG, ont été prises. Le chef US de la coalition anti-ISIS les a qualifiés de ” signe de partenariat ” régulier, et un porte-parole du Pentagone a fait remarquer que les forces spéciales US font ce qu’elles peuvent pour se fondre dans leur environnement afin d’améliorer leur propre sécurité.
Mais la combinaison de l’impulsivité du président Trump et de l’expansionnisme turc a largement annulé les objectifs stratégiques atteints. En effet, la façon abrupte dont Trump a mis fin au partenariat avec les forces kurdes a mis en évidence le fait que, du moins pour le président, il n’y avait pas de ” pacte du destin ” métapolitique entre les USA et les Kurdes, du genre de celui que l’Iran cultive si soigneusement avec ses alliés et mandataires.
C’est l’une des clés qui expliquent pourquoi les efforts de guerre non conventionnels de l’Iran ont été plus fructueux que ceux des USA. Dans la plupart des cas, les initiatives des USA en matière de guerre non conventionnelle ont visé des objectifs politiques spécifiques – tels que le renversement des talibans – tandis que celles de l’Iran ont impliqué une véritable affinité idéologique avec les forces partenaires. Le plus souvent, il s’agissait d’une opposition à l’impact de l’influence des USA et de leurs alliés (notamment Israël et l’Arabie saoudite).
L’affinité idéologique a permis d’établir des relations à plus long terme et plus significatives entre l’Iran et ses partenaires de guerre non conventionnels que celles des USA, dont les alliés dans les situations d’après-conflit passent pour la plupart du statut d’alliés militaires à celui d'”amis” politiques, une relation beaucoup plus exposée aux pressions en faveur de l’autonomie et de l’opportunisme
Même si les forces US seraient presque certainement en mesure de causer le plus de dommages à l’Iran dans un conflit ouvert entre les deux États en Irak, ce n’est pas un scénario probable. Une aversion historique pour la guerre conventionnelle empêcherait presque certainement l’Iran d’engager des troupes dans un tel conflit, surtout lorsque le pays contrôle un si grand nombre de forces supplétives très compétentes. Et le président Trump, malgré son bellicisme actuel, est toujours intrinsèquement opposé à ce que l’armée US s’enterre dans les tranchées au Moyen-Orient.
Un scénario plus probable, et peut-être celui que nous voyons actuellement se réaliser, est que les mandataires de l’Iran créent des conditions si défavorables aux USA qu’ils seront forcés de se retirer de l’Irak et de diluer leur influence dans la région en même temps que l’influence de l’Iran s’accroîtra. Ce serait un nouveau succès pour la guerre asymétrique de l’Iran contre les USA, basée sur des forces locales affidées.
Une tentative de changement de régime à Téhéran ou d’intervention militaire à l’intérieur des frontières iraniennes parrainée par le gouvernement US est très peu probable. Le régime iranien a beau être de plus en plus accablé par les sanctions et les frappes militaires contre ses moyens à l’étranger, il s’est lentement employé à déloger l’influence US de ce que l’Iran considère comme sa sphère d’influence géopolitique naturelle. À bien des égards, c’est déjà une victoire.