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Le piège des mots

Jorge Majfud 10/01/2020
Les mots voilent et révèlent, couvrent et découvrent. Les mots guérissent et les mots tuent.

Quand nous ne pensons pas aux mots, cet instrument irremplaçable de la pensée humaine, d’autres le font pour nous et disent à chacune ce qu’ils doivent dire. Alors, les mots deviennent les esclaves de ceux d’en haut et asservissent ceux d’en bas. Alors, les mots trompent et essaient de penser à votre place.

Tradotto da Fausto Giudice

Dans chaque mot il y a une multitude de significations, souvent contradictoires, mais l’une d’entre elles triomphe toujours à la convenance du pouvoir social du jour, et ainsi chaque mot impose une idée, une façon de penser et, finalement, une réalité qui devient indiscutable jusqu’à ce que quelqu’un pense à nouveau aux mots avec d’autres mots.
Par exemple, les termes du lexique idéologique comme tolérance, liberté, américain, succès, échec, violence et toutes leurs combinaisons pratiquement possibles.
Par exemple :
On prétend que les critiques qui luttent pour l’égalité des droits des différents et qui sont anti-impérialistes ou anti-guerre sont contradictoires parce qu’ils s’opposent à une guerre contre l’Iran alors qu’en Iran on met les homosexuels en prison ou on les condamne à mort. En revanche, nous, les sauveurs du monde, respectons les droits des homosexuels (quand cela nous arrange), ce qui nous donne le droit de bombarder et d’envahir des pays qui ne le font pas (sauf s’ils sont nos alliés, comme l’Arabie Saoudite). Ensuite, on leur dit quoi faire, on prend leurs ressources et on impose l’empire de la liberté à ce pays et à tous les pays qui l’entourent. Et nous appelons cela la cohérence.
Le prix Nobel de la paix Theodore Roosevelt a déclaré que l’invasion des Philippines, où les Marines tuaient des Noirs pour le sport, était vraiment une question d’humanité, et il a également dit que « la paix vient avec la guerre ». Cent vingt ans plus tard, un autre président, Donald Trump, a bombardé une armée ennemie « pour éviter la guerre ». Lorsque l’Iran répond en bombardant deux de ses bases en Irak et que son bouclier antimissile s’avère inefficace, il dit que « l’ennemi bat en retraite ». La voix du pouvoir n’a pas besoin de preuves, et les preuves contre elle, aussi évidentes soient-elles, sont muettes.
De temps en temps, comme à Azizabad et dans tant d’autres endroits, des dizaines d’enfants dans un pays lointain meurent sous les bombes intelligentes (parfois 60, parfois 90 d’un coup) et l’action est rapportée comme un succès car un supposé terroriste fait partie des quelques victimes et les personnes décentes qui, dans les pays libres, vivent en paix grâce à de telles actions d’humanité et de courage, les jettent immédiatement dans l’oubli. Seuls nos morts sont vrais car ils font mal.
Ainsi, certains d’entre nous, pacifistes, réagissent contre tout type de violence. Et c’est bien. Mais quand on ne dissèque pas correctement ce simple mot (ne mentionnons pas le reste du récit), on retombe dans le piège sémantique. Parce que la violence du colonisateur n’est pas la même chose que celle du colonisé, la violence de l’oppresseur n’est pas la même chose que celle de l’opprimé. La violence de l’envahisseur est appelée légitime défense et la violence de l’envahi est appelée terrorisme.
Et ainsi un log etcetera, aussi long que n’importe quel dictionnaire de n’importe quelle langue.