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La mue muette de la Mafia Lettre de Rome

Gorka Larrabeiti 19/01/2020
Le terme « mafia » évoque quelque chose d’italien, très violent, illégal, spectaculaire, perversement politique et morbidement littéraire. Aujourd’hui, sans avoir cessé d’être ce qu’elle fut, elle est aussi globale, européenne et européiste, silencieuse et hautement compétitive.

A Barbara Sargenti et à ceux qui, comme elle, ont beaucoup sacrifié dans cette lutte.
Tradotto da Rosa Llorens
La mafia n’est plus ce qu’elle était. Cela pourrait être le titre d’un film et, de fait, c’en est un (La mafia n’est plus ce qu’elle était, Franco Maresco, 2019). C’est aussi une réalité très sous-estimée. En Espagne, on parle très peu de mafia, et, quand nous le faisons, nous parlons soit de fiction soit d’informations spectaculaires que nous percevons comme étrangères : le premier narco-sous-marin européen, les mystérieux ballots de cocaïne très pure laissés par les marées sur les plages des Landes, les règlements de comptes entre mafias étrangères sur la Costa del Sol, la guerre entre adolescents camorristes à Naples, ou le récent coup de filet géant en Italie contre la ‘Ndrangheta. Ce qu’évoque le terme « mafia » est quelque chose de surtout italien, plus précisément méridional, très violent, illégal, spectaculaire, perversement politique et morbidement littéraire. Il n’en est plus ainsi ou pas seulement. Aujourd’hui, cette réalité, sans avoir cessé d’être ce qu’elle était, est aussi globale, européenne et européiste, de plus en plus septentrionale, entrepreneuriale, légale, recherchée, stabilisatrice et hautement compétitive. La mafia, comme tout organisme vivant, est un système qui change avec l’histoire. La mafia, au singulier ou au pluriel, mute. Le magistrat italien, Roberto Scarpinato parle de darwinisme mafieux et d’au moins trois espèces de mafia : la mafia primitive, la mercatiste et la maçonno-mafia.
Jusqu’aux années 90, les différentes espèces de mafias (Cosa Nostra, ‘Ndrangheta, Camorra…) entraient bien dans le cadre de ce stéréotype criminel et primitif qui lutte encore pour sa survie. La définition de Leonardo Sciascia, dans la revue Tempo Presente (1957), est célèbre, et il rappelait dans un article de 1982 pourquoi il la considérait toujours « d’une exactitude synthétique ». Sciascia écrivait donc : « La mafia est une association en vue de commettre des délits aux fins d’enrichissement illicite de ses associés, qui se présente comme un intermédiaire parasitaire et imposé à travers des moyens violents entre la propriété et le travail, la production et la consommation, le citoyen et l’Etat ». Notons la vigueur des termes employés : « délits », « illicite », « parasitaire », « violent ». En outre, toujours selon Sciascia, la mafia exerçait des fonctions de « sous-police et avant-garde réactionnaire », en échange de quoi elle était exemptée de certains impôts. En temps de guerre froide, on ne pouvait donner définition plus pertinente.
« Sur l’évolution de la mafia, on a écrit trop de remarques pittoresques : nouvelle mafia, IIIe et IVe mafia, et ainsi de suite. Tout est bon pourvu qu’on fasse du folklore ». Le premier à signaler le risque de banaliser l’information sur la mafia a été le député et secrétaire régional communiste Pio La Torre, dès 1974, huit ans avant son assassinat par Cosa Nostra. Nous devons à La Torre non seulement l’idée qu’il existait déjà dans les années 70 en Italie une convergence objective entre mafia, terrorisme et forces subversives de l’ultra-droite, dont l’intérêt commun est l’affaiblissement de l’Etat, mais aussi l’article 416 bis, merveille littéraire, approuvé en septembre 1982 (Loi Rognoni-La Torre) après les assassinats de La Torre lui-même en avril et du Général Della Chiesa en septembre. Elle dit : « L’association est de type mafieux quand ceux qui en font partie profitent de la force d’intimidation du lien associatif et de la situation de soumission et d’omertà qui en découle pour commettre des crimes, acquérir de façon directe ou indirecte la gestion ou en tout cas le contrôle d’activités économiques, concessions, autorisations, appels d’offres et services publics, ou pour obtenir des bénéfices ou avantages injustes pour eux ou pour d’autres, ou bien dans le but d’empêcher ou mettre obstacle au libre exercice du droit de vote ou de se procurer des votes pour eux ou pour d’autres lors de consultations électorales ». Ce qui frappe, c’est la multiplication des coordinations, avec neuf conjonctions disjonctives (« ou », « ou bien ») qui unissent des éléments qui alternent ou impliquant un choix. Ce vague méticuleux a permis à la législation italienne d’explorer des terrains criminels inconnus.
Traitons maintenant de la mafia « mercatiste ». Un mafieux à col blanc et cravate la décrivait ainsi au magistrat Scarpinato : « Nous venons d’un monde dans lequel la politique régissait l’économie. Aujourd’hui, c’est l’économie qui régit la politique, et nous sommes une des âmes damnées de l’économie ». On ne peut mieux résumer le coup d’accélérateur qu’a connu l’Histoire à partir des années 80, du fait de trois révolutions, spatiale, la globalisation, politico-économique, le néo-libéralisme, technologique enfin, qui nous a conduits à une « intensification des rythmes de vie et de travail », ce que certains appellent la « rapidation » (LS, 18). En outre, après la chute du mur de Berlin, le rôle de sous-police anti-communiste joué par les mafias a perdu son sens. Dès les années 80, mais surtout 90, la cocaïne est devenue un produit de consommation massive et globale d’où s’écoulaient des flots de liquidités. Ecoutez maintenant la mutation de la mafia primitive à la mafia mercatiste de la bouche d’un ‘ndranghetiste intercepté : « Nous ne faisons plus bang bang, mais click click ». On préfère comme méthode d’opération la corruption plutôt que le sang, parce qu’elle est silencieuse et discrète, sa sanction est plus faible, et sa poursuite plus ardue. Dans le cadre d’un néo-libéralisme qui protège de toute restriction le libre développement des potentialités et des libertés entrepreneuriales de l’individu, la corruption parvient toujours à se ménager des espaces, à mettre en place une méthode, à obtenir des consentements.
Avec la crise de 2008, la mafia mercatiste s’est hissée d’un coup jusqu’à pouvoir couronner les sommets du système financier. Le directeur de l’Office des Nations Unies pour les Drogues et le Crime (ONUDC), l’Italien Antonio Maria Costa, révélait en 2009 que, pendant la crise bancaire de 2008, le terrible manque de liquidités survenu après l’effondrement des prêts interbancaires offrit au crime organisé, riche en argent comptant, l’occasion de pénétrer dans le système financier. La mafia mercatiste devenait ainsi un facteur de stabilité financière. « Ce n’est pas la mafia qui recherche la finance, mais le contraire », dit à Costa un magistrat anti-mafia. Les seuils entre l’illégal et le productif sont devenus flous. On rappelle toujours le cas de Wachovia Bank, qui recycla 380 milliards dollars du cartel de Sinaloa entre 2006 et 2010. Confisquer l’argent du cartel entraînait un risque systémique, aussi tout s’est conclu par une vague promesse de « ne plus commettre de délit à l’avenir » et une amende de 160 millions de dollars – une broutille. Les drogues et la prostitution sont comptées dans le PIB sur décision d’Eurostat depuis 2014, et la revue Times – rappelle Scarpinato – a inclus Lucky Luciano dans la liste des entrepreneurs les plus importants de l’histoire des USA.
Dans les années 80, le juge Falcone parlait de « multinationales du crime », et les crimes actuels des multinationales en sont inséparables du fait qu’il s’est produit une autre mutation : la maçonno-mafia ou les systèmes criminels intégrés. La Grande Inégalité a aussi affecté la mafia : le fossé entre le peuple et les élites mafieuses s’est élargi ; les classes moyennes mafieuses se sont précarisées, tandis que les élites mafieuses forment une sorte d’aristocratie qui côtoie les élites entrepreneuriales et politiques dans des cercles restreints, secrets, loin du contrôle démocratique. Le boss ‘ndranghetiste Luigi Mancuso le révèle dans une écoute téléphonique éloquente : « La ‘Ndrangheta n’existe plus !.. La ‘Ndrangheta fait partie de la franc-maçonnerie ! Disons qu’elle est dominée par la maçonnerie… Que reste-t-il maintenant ? Maintenant il reste la franc-maçonnerie et quelques tordus qui croient encore à la ‘Ndrangheta. Avant, la ‘Ndrangheta, c’était des gens fortunés ; ensuite, ils l’ont laissée aux minables, aux paysans. Il faut se moderniser, ne pas en rester aux vieilles règles. Le monde change, et il faut tout changer. Aujourd’hui, on l’appelle franc-maçonnerie, demain on l’appellera P4, P6, P9 ».
Face à une mafia mercatiste, qui s’est légalisée, et un capitalisme de plus en plus corrompu et adonné à l’évasion fiscale, face à une maçonno-mafia, qui se sent au-dessus des lois grâce aux prescriptions presque automatiques des délits de corruption, même la législation anti-mafia avancée de l’Italie n’est pas adaptée. Les magistrats anti-mafia admettent, résignés, que leur travail ne réussit qu’à contenir le phénomène, et ils clament dans le désert global, réclamant de nouveaux instruments définissant mieux ces nouveaux crimes en cravate et chemise blanche.
Et pendant ce temps, entend-on parler de quelque chose en Espagne ? La visite en Espagne de la dernière Commission Parlementaire Anti-mafia italienne n’a pas fait parler d’elle. Presse et hommes politiques ont montré peu d’intérêt. L’Espagne – nous le savons mais l’oublions facilement – est un pays fondamental pour les mafias : une « zone franche », selon Roberto Saviano, qui sert de refuge à ceux qui fuient la justice, et qui apparaît comme le coin idéal pour le recyclage dans des secteurs comme le tourisme ou le bâtiment. Comme le constate la Commission Parlementaire citée plus haut, « leur infiltration dans les institutions ne suscite pas encore une inquiétude particulière, bien que les signes de tentatives d’instrumentalisation ne manquent pas. L’Espagne, concède le rapport de la Commission, collabore efficacement dans la lutte contre les mafias, bien qu’elle manque encore des instruments législatifs spécifiques adoptés en Italie, comme le délit d’appartenance à organisation mafieuse. Le problème, c’est que la lutte contre les mafias ne constitue pas une priorité absolue à cause d’un certain « retard culturel de la magistrature ». En outre, selon le rapport, l’opinion publique espagnole n’a pas encore la « pleine conscience des risques que court une économie contaminée par le capital mafieux ». Rappelons qu’il a fallu que Roberto Saviano vienne nous expliquer que la bulle immobilière catalane ne se comprend pas sans les liquidités injectées sur la côte méditerranéenne par les clans camorristes.
La dernière fois qu’on a employé sérieusement le terme mafia en Espagne, ç’a été pour l’affaire Gürtel. « Le PP a eu un mode de fonctionnement de type mafieux », accusait l’alors secrétaire politique de Podemos Iňigo Errejón.
La trame Gürtel était-elle ou non une mafia ? Elle présentait sans doute de nombreux traits permettant de la définir comme telle : l’organisation, les fins, le parasitisme, l’intimidation, la « capacité d’influence » ou de « pression » qui se traduisait par « le limogeage des fonctionnaires qui ne se pliaient pas aux désirs de cette administration parasitaire, et l’ascension fulgurante de ceux qui se montraient dociles ». Quoi qu’il en soit de l’affaire Gürtel, la politique espagnole ferait bien de durcir les peines pour les délits contre l’Administration Publique pour que pareil cas ne se répète pas. Il ne semble pas non plus compliqué d’instaurer la réutilisation publique et sociale des biens confisqués aux mafias. Il faudrait tout de suite donner sens et utilité à ces voitures de sport ou immeubles qui se dégradent dans les limbes juridiques, devant l ‘impuissance des corps policiers qui voient leurs efforts s’avérer vains.
En conclusion, la mafia silencieuse est en train de l’emporter parce qu’on n’en parle pas. Lors de la dernière campagne électorale européenne, le magistrat Nino de Matteo a dénoncé le silence qui couvre une des plus grandes menaces auxquelles est confrontée l’Union Européenne. Un autre magistrat anti-mafia, Nicola Gratteri, une des plus grandes autorités mondiales pour la ‘Ndrangheta, soutient toujours qu’il n’y a pas d’institution plus européenne que les mafias, qui savent toujours s’installer là où la législation anti-mafia est la plus faible, c’est-à-dire de plus en plus loin du Sud de l’Italie, de plus en plus au Nord et à l’Est de l’Europe. La lutte contre les mafias est tombée à la treizième place sur les 26 qui constituent l’accord de l’actuel gouvernement italien. Et dans l’accord progressiste PSOE-Podemos, si on mentionne explicitement une lutte contre la fraude fiscale et s’il y a un engagement pour mener la lutte contre l’évasion fiscale internationale, on ne mentionne pas le problème des mafias. C’est comme si les mafias n’existaient pas. Il y a une image sans images qui illustre bien ce fondu au noir informatif sur les mafias non sanglantes. À la demande de l’intéressé, les images de la comparution de Silvio Berlusconi, le 11 novembre dernier, dans le procès sur les négociations État-Mafia ont brillé par leur absence.
Ainsi donc, il règne une sorte d’omertà politique et médiatique globale, peut-être due à ce qu’aucune forme de capitalisme n’obéit aussi rigoureusement à la maxime capitaliste du profit maximum en un temps minimum que les mafias. Plus encore : aujourd’hui, séparer capitalisme et mafia s’avère à peu près impossible. Et, ce, en grande partie parce que, comme le dénonçait Pasolini, « même s’ils ont peut-être des preuves, des indices sûrs, journalistes et hommes politiques ne donnent pas les noms ». Ainsi, les mafias continuent à nous voler tranquillement. Elles ont toujours l’avantage. Maintenant, elles sont intéressées par le contrôle d’Internet, et elles contrôlent, en costume trois pièces, des États entiers au cœur de l’Europe.
C’est donc un impératif démocratique que d’aborder cette question de façon juridique, politique et culturelle. Juridiquement, en développant des instruments juridiques communs, au moins au niveau européen, en suivant le modèle italien ; c’est-à-dire qu’il faudrait se doter d’un concept juridique commun de crime organisé, et instaurer la confiscation des biens qui « ont servi ou étaient destinés à commettre le délit, et des choses qui en sont le prix, le produit, le bénéfice, ou qui constituent son emploi » (art. 416 bis). Politiquement, il faudrait lever des ambiguïtés dans le cadre européen : il n’est pas acceptable que la lutte contre le crime organisé apparaisse et disparaisse des priorités de l’agenda politique de la Commission Européenne, comme s’il s’agissait d’un accessoire à la mode. L’actuel plan quadriennal de lutte contre la criminalité grave et organisée en vigueur jusqu’en 2021 ne considère pas la lutte contre les mafias comme une priorité, alors que le plan quadriennal de l’Agence Européenne de Sécurité (2015) le faisait. De même, il reste à compléter et actualiser la Décision Cadre du Conseil relative à la lutte contre la délinquance organisée (2008/841/JHA).
Si on vise encore plus haut, il faudra – « Pendant qu’à Rome on palabre » (1)- informer sérieusement et poser une bonne fois, comme le dit le Pape François, « l’immense problème d’une finance qui se situe déjà au-dessus des règles démocratiques ». Et, même si cela semble être un point mineur, culturellement, il faudra être vigilant face à toute banalisation du terme « mafia » dans les marques, comme c’est arrivé avec la chaîne de restaurants La Mafia se sienta a la mesa [La Mafia se met à table], déjà condamnée par l’EUIPO. Il faudra être créatifs et constants dans la législation. Nous arriverons toujours trop tard et il sera difficile de redéfinir le mutant. Nous devrons recourir au darwinisme, aux conjonctions disjonctives, comme l’a fait La Torre, à la théologie mystique du Pseudo-Denys, comme Sciascia dans la mystérieuse citation qui ouvre Todo Modo (2). La véritable bataille consistera à faire en sorte que les mafias ne soient rentables pour personne. Rien ne changera tant qu’on ne fera pas de progrès dans cette nouvelle conscience civique. Parce que les mafias, comme dans L’Irlandais, continueront à nous laisser toujours seuls face à notre conscience, en tenant leur porte toujours entrouverte.
Notes de la traductrice
(1) Expression tirée de Tite-Live : Dum Romae consulitur, Saguntum expugnatur (Pendant qu’à Rome on palabre, Sagonte tombe aux mains des Carthaginois) employée par l’archevêque de Palerme aux obsèques du général Dalla Chiesa.
(2) Cette longue citation, en exergue d’un roman sur la collusion entre terrorisme et mafia dans les élites religieuses, politiques, économiques, est une définition de la Divinité qu’on peut sans doute aussi appliquer à la Mafia : le Pseudo-Denys écrit « qu’elle n’est ni concept, ni conception, qu’elle ne se peut dire ni concevoir […], que personne ne la connaît telle qu’elle est […], qu’on ne peut avoir d’elle une connaissance rationnelle, un concept, aucune science … ».
Note de Tlaxcala
L’argumentation de l’auteur nous semble quelque peu contradictoire et naïve : comment les institutions de Bruxelles pourraient-elles combattre efficacement les mafias alors qu’elles ont, de fait favorisé leur essor et leur mue?